Article publié dans l'édition printemps 2015 de Gestion

Désengorger le réseau de santé québécois, à un moment où la croissance des coûts, la population vieillissante et l’accessibilité aux soins semblent, à eux seuls, le mener tout droit vers le chaos ? Possible, pourtant, selon certains fervents de la télésanté. En fait, sans évincer toutes les difficultés auxquelles fait face le réseau de la santé, les technologies de l’information offrent de grandes possibilités en défiant l’espace-temps : la distance n’est désormais plus un obstacle, transformant avantageusement les pratiques et l’organisation des services ; le temps est décuplé et les compétences des spécialistes, à portée de caméra.

Au début des années 2000, le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), à la suite d’une réorganisation du réseau de la santé et après avoir redécoupé le territoire québécois, a instauré les Réseaux universitaires intégrés de santé (RUIS) qui, rattachés aux quatre facultés de médecine du Québec, ont eu à choisir huit projets de télésanté pour exploiter des ressources rendues disponibles par Inforoute Santé du Canada. Ainsi, un réseau de services de soins virtuels s’est établi, même si le financement demeure, dix ans après la création des RUIS, un casse-tête pour ses dirigeants. Heureusement pour nous, la ferveur de ces RUIS ne s’essouffle pas : « La télésanté va s’imposer dans notre quotidien, comme le guichet automatique il y a quelques décennies. Et personne ne retournerait en arrière, malgré le sourire des employés à leur comptoir », s’exclame en riant Johanne Desrochers, directrice associée au RUIS McGill. De son côté, Guy Paré, professeur à HEC Montréal et titulaire de la Chaire en technologies de l’information dans le secteur de la santé, aime bien la comparaison : « Pourquoi les gens vont-ils au guichet automatique ? Parce que c’est une méthode accessible 24 h/24, rapide et conviviale, qui permet de gagner énormément de temps. »

Bref, la télésanté deviendra pratique courante, en tant que modèle organisationnel des soins, et promet des bénéfices pour tous : une meilleure accessibilité aux soins pour le patient, des économies substantielles pour le système. Quant aux gestionnaires et aux professionnels de la santé, si quelques aventuriers convaincus se lancent avec confiance vers le changement, d’autres, plus craintifs devant les adaptations que la télésanté exige au quotidien, ont besoin d’être apprivoisés. Êtes-vous prêts ?


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Les champions de la télésanté

Au Québec, plusieurs désignent le regretté Dr Alain Cloutier comme le pionnier de la télésanté : déjà, au début des années 1990, ce cardiologue-pédiatre transmettait, par vidéoconférence, des images échographiques qu’un confrère pouvait commenter au téléphone. Ces balbutiements donneront naissance, une décennie plus tard, à l’émergence d’une ère nouvelle. « La télésanté s’est développée grâce à des champions, autour de leurs propres spécialités, et qui ont petit à petit élargi le cercle de joueurs à d’autres territoires. Leur force première était certainement leur connaissance du terrain et leur partage d’une vision commune », rappelle le Dr Jean-Paul Fortin, lui-même spécialiste du sujet en tant qu’ex-coordonnateur médical du Réseau québécois de la télésanté et membre du conseil d’administration de la Société canadienne de la télésanté.

Selon l’expert, 2004 aura été une année charnière pour l’élaboration de la télésanté au Québec : « Avant 2004, plusieurs projets porteurs ouvraient des avenues prometteuses sur divers horizons, télécardiologie pédiatrique, télésoins à domicile, télédialyse, projets de réadaptation, d’orthophonie, de nutrition, projets visant à comprendre la réalité et les besoins de sites demandeurs en organisant un soutien technique ». Puis, en 2004, la réforme du réseau de santé et la création des RUIS : « Le ministère a décidé d’encadrer les pionniers en structurant les opérations, mais cette mécanique a ralenti le souffle de la télésanté, et le financement auquel on se serait attendu, vu l’engagement du gouvernement, n’est pas venu », poursuit Jean-Paul Fortin, ajoutant que les nouvelles règles du jeu ont participé à cloîtrer chacun des RUIS sur leur propre terrain.

Heureusement, un nouvel élan redonne confiance : « Depuis que le ministère a décidé de créer des centres de services et de coordination, au début de la décennie, la reconnaissance de la structure favorise concrètement la capacité des joueurs à poursuivre leurs principaux dossiers et à appuyer le développement de nouveaux projets. C’est un moment fort de l’évolution de la télésanté », se réjouit le Dr Fortin.

L’efficacité virtuelle pour une meilleure accessibilité au réseau de la santé

Si l’ère des technologies de l’information (TI) a décuplé les possibilités de performance de toute organisation, la proportion du budget alloué aux TI diffère largement du secteur privé au secteur public : « L’entreprise privée accorde aux TI des départements de choix, alors qu’au public, c’est souvent confiné au sous-sol », souligne Guy Paré, admettant toutefois que les mentalités changent. « Pourtant, considérant ces moyens limités, tant en ressources financières qu’humaines, ce que réussit à réaliser le réseau de la santé est impressionnant ! », poursuit le spécialiste, évoquant l’effervescence actuelle de la télésanté.

En effet, au niveau de la téléconsultation seulement, l’aspect de la télésanté le plus communément évoqué, la portée est immense : elle évite des voyages à des patients qui vivent difficilement un déplacement et permet de diviser les coûts par six, environ. « Dans le Grand Nord québécois, il n’y a pas de gynécologue pour suivre les grossesses à risque. La télésanté permet au médecin de famille de communiquer rapidement avec le spécialiste et d’avoir un suivi d’échographie en quelques heures. En outre, la patiente n’a pas besoin de se déplacer dans le sud, souvent un stress pour elle de devoir quitter sa famille quelques jours. On épargne le prix de son billet d’avion, celui de son interprète et les frais d’hébergement. Dans le seul village de Puvirnituq, plus de 250 échographies ont été réalisées en trois mois », explique Johanne Desrochers. Des avantages faciles à calculer. Il y a aussi les prisonniers qui ont besoin d’un suivi psychiatrique et dont le transfert exige une logistique lourde et coûteuse, les personnes âgées ou handicapées qui se déplacent difficilement, les convalescents qui nécessitent un suivi avec un spécialiste après une opération délicate. Autant de patients qui, grâce à la télésanté, se portent mieux à moindre coût.

Le réseau actuel se déploie avec persévérance, entraide et stratégie, assure Johanne Desrochers. « La préoccupation première est de trouver la ressource la plus près possible du patient, même si nous évoluons dans le virtuel, puisqu’il faut garder en tête une prise en charge éventuelle. » La télésanté veut s’intégrer au système global des soins, faciliter la tâche de ses intervenants. Et qu’est-ce qui arrive si le réseau plante ? « Nous avons toujours un plan de contingence clinique et technique, connu de tous, pour chaque spécialité selon ses besoins propres. »

Télésoins à domicile : suivi étroit des maladies chroniques

« La télésanté, en tant que téléconsultation, d’accord, mais il y a tellement plus encore ! » s’exclame avec enthousiasme Guy Paré. Les télésoins à domicile, entre autres, ciblent une clientèle atteinte de maladies chroniques, souffrant notamment de diabète, d’hypertension sévère ou d’asthme, dont nombre de personnes âgées. On le sait, on le répète, cette portion de la population augmente, et risque de doubler d’ici 2030. Plus encore, si la tendance se maintient, l’Institut de la statistique du Québec prédisait, dans une étude démographique de 2012, que la tranche des 80 ans et plus, les « grands aînés », pourrait quadrupler d’ici la fin des années 2040. Une clientèle dont l’état de santé nécessite un suivi étroit de soins.

Le suivi à domicile d’une personne souffrant de maladie chronique s’effectue généralement par une infirmière du CLSC. « Mais souvent, les visites s’espacent de deux à trois semaines, selon le volume des demandes et la disponibilité des infirmières. Or, entre ces visites, l’état du patient peut se détériorer rapidement, le malade peut tomber en décompensation sévère et se tourner vers l’urgence. C’est d’ailleurs le cas de 70 % des retours à l’urgence dans les hôpitaux de Montréal », affirme l’expert de HEC, soulignant au passage qu’un meilleur suivi désengorge inévitablement les urgences déjà bondées.

Les télésoins à domicile, de plus en plus utilisés, constituent un modèle dont la supériorité financière par rapport au modèle traditionnel a été démontrée dans une étude de 2013 à laquelle a participé Guy Paré et permettent un suivi quotidien des patients grâce aux TI. Le patient envoie chaque jour les données relatives à son état et une infirmière en surveille l’évolution, investiguant davantage au besoin. Alors que la demande de soins à domicile n’augmente pas au même rythme que les ressources disponibles, les télésoins à domicile incarnent l’espoir d’une solution efficace et rentable.


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Télépathologie : contrer la pénurie

Autre facette de celles, nombreuses, de la télésanté, la télépathologie a cette particularité que le patient n’a pas conscience du rôle des technologies à l’œuvre. Les chirurgiens et les administrateurs de centres hospitaliers en région éloignée, quant à eux, savent en apprécier tout le soutien. Dans la pratique de la chirurgie oncologique, par exemple, un examen extemporané durant l’opération est essentiel au chirurgien pour le guider dans la résection d’une tumeur ou pour connaître la nature d’une lésion suspecte insoupçonnée avant l’opération. Le problème, c’est qu’au Québec, la pathologie vit une grande pénurie de praticiens. Le recrutement en régions éloignées donne des maux de tête aux administrateurs, et les chirurgiens ne peuvent souvent compter que sur la présence sporadique d’un pathologiste de passage. Hésitant à opérer certains patients, les médecins préfèrent les diriger vers un autre centre hospitalier, avec tout ce que cela implique de coûts, d’attente et d’inquiétude.

Guy Paré fait valoir l’optimisation des ressources possibles grâce à la télépathologie : « Quand le chirurgien n’a pas accès à la pathologie lors de l’opération, il peut soit opter pour une chirurgie plus agressive avec des conséquences plus lourdes, soit refermer le patient, envoyer un spécimen à un pathologiste et attendre plusieurs semaines avant d’avoir un rapport, soit transférer le patient. Alors qu’avec la télépathologie, en quelques minutes seulement, le spécimen est numérisé, l’image envoyée à un pathologiste accessible qui donne son diagnostic verbalement au chirurgien pendant que le patient est sous anesthésie. » L’opération se fait efficacement, sans délai. Aujourd’hui, 21 établissements du RUIS-Laval sont équipés de numériseurs de lame, permettant aux pathologistes de faire des examens à distance.

Un réseau en mutation

Pour les spécialistes et les adeptes de la télésanté, ce modèle d’organisation des soins est indéniablement appelé à être adopté à grande échelle. « Les humains comptabilisent les avantages et les inconvénients. Et ici, les bénéfices s’évaluent sans difficulté », résume Guy Paré avec philosophie. Le Dr Jean-Paul Fortin partage cette opinion, qu’il nuance toutefois avec les défis qui attendent la télésanté : « La télésanté demeure un levier réel favorisant la transformation du système de santé. Actuellement, toutefois, la télésanté travaille trop en silo. Seule une stratégie d’ensemble permettra une approche intégrée de la télésanté, incluant les dossiers électroniques des patients et une démarche clairement définie, centrée sur le patient et la trajectoire de soins. »

Jeter un coup d’œil dans le jardin du voisin permet de constater que d’autres ont activement empoigné le potentiel de la télésanté, lui donnant les moyens de se déployer. À ce titre, la Nouvelle-Zélande fait figure d’avant-gardiste avec, entre autres, la mise en place complétée, depuis plusieurs années déjà, du dossier médical électronique. Tout juste à côté de nous, pendant que notre MSSS, occupé à sa réforme, négligeait de financer le développement de la télésanté, l’Ontario bénéficiait de 10 millions de dollars annuellement pour développer la sienne : aujourd’hui, la télésanté ontarienne est devenue une machine impressionnante et bien rodée, avec une croissance annuelle de près de 50 %. Le Québec, pourtant, a ouvert la voie dans les années 1990. Pour retrouver son souffle, selon Johanne Desrochers, il s’agit désormais « de se donner une vision provinciale globale et de trouver un leader qui en guidera la mise en œuvre ». Rien de moins.