Photo : Maude Chauvin

Santé, passion, travail : voilà les fondements de la complicité qui unit Sylvie Senay et Rolland Tanguay. Depuis trois décennies, les entrepreneurs qui ont créé Avril, cette chaîne de magasins bios en plein essor, partagent leur attrait pour un mode de vie sain. Et le rythme du développement de leur entreprise ne ralentit pas, véritable carburant de leur énergie contagieuse.

En 1995, lorsque Sylvie Senay a racheté un commerce de détail de 1000 pieds carrés, elle ne pouvait imaginer l’aventure qu’elle allait vivre. À l’époque, elle et son nouvel amoureux, des gens discrets et vaillants, ont rénové et remis au goût du jour ce magasin ésotérique négligé.

Rolland Tanguay, alors entrepreneur en construction, avait entrepris une formation de naturopathe et prévoyait prendre sa retraite sous peu. Pourtant, deux ans plus tard, lorsqu’il a rejoint Sylvie Senay à temps plein après la vente des parts de son entreprise, c’était animé d’une grande ambition et d’un profond désir de développement qu’il entrevoyait l’avenir.

Les agrandissements et les déménagements se sont succédé rapidement. À Granby, désormais établi sur la rue principale, le Panier Santé de 16000 pieds carrés était déjà le plus grand magasin de produits naturels au Québec. «C’était audacieux; dans le milieu des affaires, les gens faisaient des gageures sur le temps que nous allions tenir! Le risque était grand. C’est vrai que nous étions tous les deux stressés», raconte Sylvie Senay.

Svelte et menue, la propriétaire dégage une force tranquille et une détermination qui semblent difficiles à ébranler. Avec son compagnon qu’elle décrit comme un bâtisseur, elle défie les obstacles. Les deux complices enchaînent alors la construction de magasins à Longueuil, Brossard, Lévis et Québec. Puis, ils ouvrent des succursales en Estrie, à Montréal et à Laval. Des investissements colossaux dans des bâtiments neufs, conçus sur mesure afin d’assurer ce confort essentiel qui définit un modèle unique dans l’industrie alimentaire.

Au long de ce parcours d’envergure, certaines décisions ont évidemment exigé des opérations de recentrage, sortes d’essais-erreurs qui favorisent l’apprentissage et permettent de mieux définir l’entreprise : l’ouverture d’un gym haut de gamme dans l’édifice de Granby, rapidement fermé; l’exploitation de franchises bientôt rachetées pour reprendre le contrôle de la bannière; le choix d’ouvrir un magasin aux côtés d’un Costco, un endroit qui semblait stratégique et qui s’est révélé peu judicieux. «Chaque fois, nous apprenons, nous allons plus loin. Et nous prenons toujours des décisions à long terme», affirme Rolland Tanguay.

Avril, un mode de vie

Lorsque les deux entrepreneurs ont conçu leur magasin de Longueuil, entièrement créé pour respecter à long terme leurs préoccupations à l’égard de la santé, du bien-être et de l’environnement, ils ont fait des choix coûteux. Un de ceux-là a été de mettre en place leur autonomie énergétique, fondée notamment sur le recyclage de la chaleur générée par les réfrigérateurs. «Aujourd’hui, cet investissement a été absorbé plusieurs fois! Nous sommes indépendants, maîtres chez nous, et c’est très important, parce que cela nous procure une grande liberté. Nous n’avons pas peur de prendre ce genre de décision», lance fièrement l’homme de 70 ans.

Tous deux affirment n’avoir jamais craint non plus la concurrence, dans une industrie pourtant féroce. «Nous sommes spécialisés dans notre domaine et nous nous démarquons par rapport à ce qu’offre un super-marché conventionnel, explique Sylvie Senay. Notre mission est de rendre accessibles les produits naturels et le bio. Nous nous différencions également par le confort en magasin, où tout a été pensé : le plancher chauffant, qui permet à la chaleur de monter du sol et d’éviter les gros ventilateurs au plafond, ou encore l’éclairage entièrement DEL, des éléments qui ne sautent pas aux yeux, mais qui sont absolument essentiels. Quand ils entrent chez Avril, les clients se sentent bien, détendus. Et nous aussi!» Tant pour Sylvie Senay et son mari que pour les employés, les agriculteurs, les fabricants ou les clients, Avril est un mode de vie.

De l’avis des deux entrepreneurs, c’est ce qui explique le succès de leur chaîne d’alimentation haut de gamme dans un marché inflationniste où la tendance est aux rabais. Les clients d’Avril ne font pas de compromis quant à leur santé. «Ce n’est pas négociable et peut-être réduiront-ils leurs dépenses ailleurs. Quand tu ne veux pas de produits chimiques, pour préserver ta santé et celle de la planète, tu fais des choix en harmonie avec ces convictions. De notre côté, nous faisons des efforts pour offrir les meilleurs prix possible et nos clients le reconnaissent. Ils sont fidèles», résume Sylvie Senay.

Pour leurs magasins, les deux fondateurs ont élaboré trois concepts – urbain, moyen et grand, selon le milieu où un nouvel Avril s’établit – et souhaitent conserver ce gage de qualité. Toujours présents sur place, ils «sentent» leurs magasins, comme aime le dire Rolland Tanguay. «On a appris sur le terrain; on y est tous les jours, parce qu’on a compris que notre commerce est unique. On doit respecter l’ADN d’Avril; c’est une manière de vivre globale, pour nous et pour nos employés.»

Le risque, avec conviction

À l’unisson, le couple définit simplement ce qu’est l’entrepreneuriat : prendre des risques. Rolland Tanguay ajoute que le risque, c’est un saut dans le vide. «Chaque fois que nous ouvrons un magasin, il y a le même stress. Est-ce que ça va fonctionner? Je connais la peur chaque jour, Sylvie vous dira que je suis le plus grand anxieux au monde!» À ses côtés, sa compagne ajoute que si le stress est immense, il n’est pas paralysant pour autant. «On va de l’avant, on fonce.»

Longueuil a donc été la première destination d’un long processus d’expansion, une étape risquée et une première expérience avec des promoteurs immobiliers, des architectes et une agence de communication, dont la plupart sont encore de fidèles collaborateurs. Avant de se lancer dans cette aventure, le commerce de Granby était connu sous le nom de Panier Santé, une raison sociale partagée avec d’autres magasins d’alimentation naturelle. «Si nous voulions bâtir une marque, il fallait d’abord choisir un nom, une étape cruciale. Quand on nous a proposé Avril, Rolland a détesté d’emblée, se rappelle la propriétaire en riant. Il voulait même changer d’agence, mais cette dernière est revenue à la charge en raffinant le concept et le logo.» Aujourd’hui, Rolland Tanguay ne changerait pour rien au monde ce nom court, facile à retenir, qui sous-entend l’éveil et le renouveau.

Pour l’entreprise, qui compte maintenant 12 magasins et un treizième à venir à Griffintown, le goût du risque a été payant. Pourtant, le magasin Avril de Longueuil a mis un certain temps avant d’attirer la clientèle. «Malgré ça, six mois après l’ouverture, lorsque notre promoteur nous a offert de construire un magasin à Brossard, nous n’avons pas hésité, se souvient l’homme d’affaires. Nous y sommes allés avec une section cosmétiques complètement remodelée, une cuisine, deux chefs pour créer les menus et un espace bistrot de 50 places. Nous voulions que les clients goûtent comme c’est bon, les produits naturels!»

Les 3 choses qui ont changé leur carrière

Leur rencontre
Unanimes, Sylvie Senay et Rolland Tanguay assurent d’une même voix que leur rencontre a été déterminante pour leur destinée entrepreneuriale. Portés par une même vision, ces deux travailleurs acharnés ont insufflé leur énergie à leur entreprise. Avril n’aurait jamais pu devenir ce qu’elle est sans la force de cette équipe.

Leur vision de la santé
Sylvie Senay, qui a grandi sur une ferme, a toujours été consciente de l’importance de la qualité des aliments. Quant à Rolland Tanguay, il a mangé beaucoup de hamburgers-frites, jusqu’à ce qu’il consulte en naturopathie pour des problèmes de santé et qu’il prenne un virage radical pour favoriser son mieux-être. «Si on n’avait pas partagé une même vision de la santé, ça n’aurait pas fonctionné», assure l’entrepreneure.

Leur volonté d’être maîtres de leur destin
Jeune stagiaire en génie, Rolland Tanguay avait le sentiment de travailler inutilement quand les plans qu’il proposait pour améliorer une usine n’étaient pas utilisés. «Ç’a été un véritable déclencheur dans mon désir d’être entrepreneur. J’aimais l’école, mais j’ai quitté l’université et j’ai alors décidé de rejoindre mon père dans son entreprise.»

Travailler, ce n’est pas trop dur

Doté d’une forte stature, Rolland Tanguay, sous son air calme, est un anxieux qui bouillonne de projets. «Une chance qu’elle est là!» lance-t-il en regardant Sylvie Senay. Ensemble, ils partagent le fardeau des risques et l’enthousiasme de construire, chacun ayant trouvé sa zone de confort. Avec humour, l’homme d’affaires raconte que lorsqu’il est arrivé à temps plein dans le commerce, sa compagne assurait la gestion au quotidien depuis deux ans, et il a dû faire ses preuves, une tâche à la fois. «Quand je voyais qu’il l’accomplissait bien, je lui en confiais une autre, dit Sylvie Senay. Tranquillement, je lui laissais de plus en plus de place.»

Un couple en affaires doit s’appuyer sur des bases solides et partager les mêmes valeurs, la même vision. «Être entrepreneur, c’est faire preuve de courage, c’est travailler fort, c’est porter le risque sur ses épaules. Quand on a la chance d’être deux, on peut s’appuyer l’un sur l’autre», dit la propriétaire.

Tant pour Sylvie Senay que pour son mari, le travail est une valeur forte. En ce sens, Rolland Tanguay raconte que son père a été une source d’inspiration formidable. «Le plus grand héritage de mon père, c’est de m’avoir montré à travailler. Travailler, ça garde vivant. Espérer la retraite le plus tôt possible, c’est passer à côté de quelque chose», estime celui qui n’a jamais raté une occasion qui se présentait et qui n’a pas le goût de s’assagir. On le soupçonne, les «j’aurais dû», très peu pour lui.

N’ayant rien perdu de leur passion, les deux entrepreneurs poursuivent leur plan de développement. Chaque étape les mène un peu plus loin. En 2018, lorsqu’ils ont ouvert leur huitième supermarché, à Laval, ils ont de nouveau repoussé les limites : un restaurant de 130 places avec terrasse, un potager suspendu au plafond, un espace deux fois plus vaste... Du coup, il a fallu agrandir l’entrepôt de Granby, une fois de plus. «Avec Rolland, ce n’est jamais assez grand», taquine Sylvie Senay, qui ajoute sagement qu’un jour, ils devront peut-être prendre du recul. Déjà, des projets se profilent en parallèle, comme ce vignoble biologique acquis sur l’île de Vancouver. «Nous, on ne s’ennuiera jamais», conclut-elle.

Dans la tête de...

La première chose que vous manger le matin?
Sylvie Senay – J’ai des habitudes auxquelles je ne déroge pas! Le matin, des œufs, un avocat et du pain aux grains germés. Plus tard, un smoothie protéiné, des tisanes et de l’eau. Rolland est plus gourmand que moi! Il adore goûter tout ce que nos chefs préparent en cuisine.

Qu’est-ce qui fait que la journée est réussie?
Rolland Tanguay – En fait, il n’y a plus de mauvaises journées depuis le jour où Sylvie m’a donné une excellente leçon de vie. À cette époque, on était stressés et ça paraissait. Et quand les employés ressentent le stress de leur dirigeant, ça affecte leur travail et l’entreprise. Sylvie m’a alors demandé : «Aimes-tu ce que tu fais?» J’ai répondu oui, évidemment. Elle a simplement ajouté : «Si tu aimes ce que tu fais, tu devrais être de bonne humeur!» Maintenant, toutes les journées sont bonnes.

La chose la plus dure qu’on vous ait dite?
Sylvie Senay – À mes débuts, au premier magasin, à Granby, j’étais très impliquée, je travaillais sans arrêt. J’avais beaucoup à apprendre et j’étais très intense. Un jour, on m’a fait le commentaire que je semblais toujours de mauvaise humeur, même si je ne l’étais pas! Je n’ai vraiment pas aimé cette remarque. Depuis ce temps, je cultive le sourire. Un sourire attire un autre sourire et nourrit la bonne humeur.

Avec qui rêvez-vous de prendre un café?
Rolland Tanguay – Je pourrais nommer des personnalités, mais la vérité, c’est qu’il y a une personne avec qui je rêverais de prendre un café : mon père, qui est parti trop vite. C’est la personne la plus signifiante pour moi, c’est lui qui m’a appris à travailler fort. Nos parents nous aident à nous préparer à la vie et lorsqu’ils partent trop tôt, ils ne savent pas qu’on a réussi. Pour moi, échanger avec lui aujourd’hui serait un cadeau inestimable.

Qu’est-ce que le courage?
Sylvie Senay – Ma deuxième passion, c’est le tennis. Je m’entraîne avec rigueur, malgré mon âge, car je recherche la performance. J’admire particulièrement Novak Djokovic, ce joueur de tennis serbe. C’est mon idole! À près de 40 ans, c’est un athlète international qui maintient le rythme grâce à un mode de vie extraordinaire. Il a parfois été controversé, mais je le trouve sage et inspirant, parce qu’il vit selon ses convictions, peu importe les conséquences. C’est ça, le courage.

Article publié dans l’édition Été 2024 de Gestion