Placer un coussin «intelligent» sous les fesses des employés qui télétravaillent, pour être alerté chaque fois qu’ils quittent leur siège, est-ce aller trop loin? C’est le genre de questionnement que provoque la montée des «patrongiciels».

L’exemple du coussin provient des observations sur le terrain de Rob Wilson, président d’Employco USA, une firme de consultation en ressources humaines basée en Illinois. Depuis quelques années, il constate la multiplication des outils d’espionnage électroniques des travailleurs.

Parmi les plus fréquents, il y a les logiciels qui permettent de voir ce que l’employé tape sur son clavier, la lecture des courriels ou messageries, l’obligation de garder la caméra ouverte (avec des prises de photo périodiques ou une surveillance en continu) ou encore l’obligation de mettre en fonction l’application Zoom et de répondre lorsqu’un surveillant vous contacte.

«On les retrouve beaucoup dans les entreprises où les gestionnaires peinent à évaluer le temps réel qu’un salarié prend à réaliser un projet», estime Rob Wilson.

Il note aussi que les moyens de surveillance sont souvent beaucoup plus intenses et intrusifs envers les employés qui travaillent de la maison qu’envers ceux qui vont au bureau. «Cela peut créer un sentiment d’injustice et d’incompréhension chez les salariés», avance-t-il.

Un rejet généralisé

La montée de ces «patrongiciels» en dit long sur l’inconfort que génère le travail à distance chez certains gestionnaires. Ils craignent que les employés gaspillent leur temps à magasiner en ligne, à surveiller leurs enfants, à regarder des séries, à effectuer des courses à l’extérieur, voire à carrément travailler à un deuxième emploi sur les heures de bureau, un phénomène nommé «double emploi».

«Il n’y a pas d’études qui démontrent clairement que ces mauvais comportements sont fréquents; par contre, beaucoup de recherches sur le télétravail ont souligné qu’il ne génère pas de perte de productivité significative, donc les peurs des employeurs semblent peu fondées», affirme Xavier Parent-Rocheleau, professeur adjoint au Département de gestion des ressources humaines de HEC Montréal.

Ce qui devient de plus en plus manifeste, toutefois, c’est la frustration des salariés envers ces méthodes. Seulement 3% des travailleurs jugent légitimes les technologies de surveillance auxquelles ils sont soumis, selon une étude réalisée en 2023 auprès de 800 employés syndiqués à la FTQ, à la CSQ et à la CSN, à laquelle a contribué le professeur Parent-Rocheleau. Près des trois quarts croient que l’utilisation de ces outils facilite l’intrusion de leur employeur dans leur vie privée, ce qui peut affecter aussi d’autres membres de leur famille.

Les travailleurs ne rejettent pas l’idée que des instruments de surveillance soient nécessaires pour des raisons de sécurité, y compris la cybersécurité. «Le problème, c’est que les gestionnaires qui justifient l’usage de ces outils en invoquant la sécurité finissent par les mettre à profit pour épier les travailleurs et collecter des informations sur eux», souligne Xavier Parent-Rocheleau.

Un besoin d’encadrement

«Aux États-Unis, l’intrusivité des moyens de surveillance des employeurs fait tellement jaser que des législateurs se sont saisis du sujet», note pour sa part Rob Wilson. En mars 2023, deux sénateurs américains ont présenté le Stop Spying Bosses Act afin d’encadrer et de limiter l’usage de ces outils. Quelques mois plus tard, dans l’État de New York, deux élus ont déposé le projet de loi Bossware and Oppressive Technologies (BOT) Act, dont l’objectif est semblable. 

Au Québec, la Loi 25 pourrait jouer un rôle similaire. Celle-ci oblige en théorie à expliquer clairement aux personnes visées quels renseignements pourraient être recueillis sur eux, dans quel but, combien de temps ils seront conservés, ainsi qu’à obtenir leur consentement.

L’étude réalisée par l’équipe de Xavier Parent-Rocheleau montre aussi que les deux tiers des répondants s’inquiètent de ne jamais pouvoir supprimer des informations que leur employeur collecte ou pourrait collecter à leur sujet. C’est le cas notamment de ce qui s’écrit sur Teams et Google Meet, qui ne s’efface jamais, ou encore de vieilles publications sur les réseaux sociaux.

Espionner sans se cacher

Un autre thème traverse la question de la surveillance : la transparence. «Les salariés doivent savoir quels moyens sont utilisés pour les surveiller et pour quelles raisons, ce qui est loin d’être toujours le cas», avance Rob Wilson.

Dans l’étude réalisée auprès de syndiqués québécois, seulement 4% des travailleurs jugent leur employeur complètement transparent dans son utilisation des technologies de surveillance. «Le problème avec cela, c’est que les employés peuvent alors s’imaginer que la situation est pire que ce qu’elle est vraiment, soulève Xavier Parent-Rocheleau. La transparence et la modération dans la surveillance présentent des avantages, autant pour les employeurs que pour les salariés.»