Article publié dans l'édition Été 2020 de Gestion

Pour la docteure en neurosciences Sonia Lupien, le stress au travail n’a rien à voir avec un déséquilibre entre les ressources et les demandes. Il ne résulte pas non plus de la pression des délais serrés. C’est plutôt la détection d’une menace par le cerveau, un phénomène qui remonte aussi loin qu’à la préhistoire, lorsqu’un mammouth pouvait susciter deux réactions chez l’homme : la fuite ou la lutte.

Dès qu’il détecte un danger, ce que Sonia Lupien appelle de façon imagée un mammouth, le cerveau prévient l’hypothalamus. Se déclenche alors une véritable cascade d’hormones de stress nécessaires à la production de l’énergie essentielle pour survivre à cette menace. Deux types de stress doivent être différenciés. Il y a d’abord le stress absolu, comme ce mammouth en chair et en os, qui représente un risque réel pour l’intégrité physique, voire pour la vie elle-même. Le stress relatif, quant à lui, est causé par des déclencheurs que Sonia Lupien résume sous l’acronyme CINÉ : un contrôle faible, de l’imprévisibilité, de la nouveauté et un ego menacé.


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Or, au quotidien, ce sur quoi les gestionnaires peuvent agir pour accroître la productivité de leurs équipes, c’est justement ce CINÉ.

Les déclencheurs

Selon Sonia Lupien, en matière de stress, il n’y a guère de différence entre une classe de troisième année du primaire et un groupe de travail formé d’adultes : « C’est le même ego », fait valoir la directrice du Centre d’études sur le stress humain de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal, aussi professeure titulaire à la Faculté de médecine de l’Université de Montréal. « Ce n’est pas parce qu’on a 54 ans qu’un commentaire négatif sur notre nouvelle coupe de cheveux ne sera pas blessant », illustre-t-elle en riant.

Le stress, contrairement à ce qu’affirment certaines théories qui ont toujours cours dans le domaine de la psychologie industrielle et organisationnelle, résulte non pas de la charge de travail mais plutôt d’interactions sociales néfastes où l’ego est menacé. Le stress peut aussi provenir d’un sentiment de perte de contrôle de sa charge de travail, de ses finances ou de son temps. « Je rêve du jour où les entreprises calculeront le coût de l’absentéisme au travail causé directement par les gestionnaires qui ne se préoccupent que de performance sans se soucier des interactions sociales », confie Sonia Lupien.

Fait important à garder à l’esprit, il n’y a pas de stresseurs spécifiques au travail. Le stress est généré lorsqu’une menace est détectée, peu importe l’endroit où elle survient.

« L’augmentation de la circulation automobile et les désagréments des travaux de voirie, par exemple, causent un stress certain, car ces irritants sont difficiles à prévoir. Ce stress, nous le transportons avec nous lorsque nous arrivons au travail très tendus et moins disponibles », explique-t-elle.

Sonia Lupien, qui étudie les mécanismes du stress depuis plus de 20 ans, évoque aussi des facteurs structuraux qui risquent de réduire notre efficacité. Il suffit par exemple que la température ambiante soit inconfortable ou que la lumière ne puisse pas atteindre des cubicules trop sombres pour que le cerveau en souffre.

« La lumière a un effet sur les hormones de stress. Les grands édifices vitrés laissent entrer la lumière naturelle dans les bureaux des cadres, mais elle ne se rend pas toujours jusqu’aux espaces de travail des employés, qui se trouvent alors dans la pénombre », dit-elle. Comme solution, elle suggère des cloisons transparentes qui laissent passer la lumière jusqu’aux espaces de travail sans fenêtres. Il faudrait aussi explorer la possibilité de repenser la configuration des bureaux fermés afin d’accroître l’accès aux fenêtres. Ces facteurs structuraux élémentaires ont une incidence indéniable sur le rendement du personnel.

Quant à la température ambiante, elle constitue une condition essentielle au bien-être des travailleurs, mais cette variable est pourtant négligée. « Des chercheurs qui ont étudié l’effet de la ménopause sur la performance des femmes au travail ont constaté une diminution de 20 % du rendement dans certains cas ! C’est une information fondamentale pour un gestionnaire dont l’équipe est composée d’une majorité de femmes de plus de 50 ans », explique Sonia Lupien. Selon elle, il importe avant tout de démystifier la ménopause. Il faut ensuite pouvoir ajuster le chauffage dans les lieux de travail, offrir des chaises confortables au personnel et supprimer les malaises associés à la ménopause. Tout le monde y gagnera.

Le CINÉ au travail : exemples de circonstances qui peuvent causer de la détresse au travail1

  • Le fait d’avoir constamment à s’adapter à de nouvelles technologies qui nous sont inconnues (nouveauté).
  • Le fait d’ignorer quelle sera la prochaine tâche à effectuer ou de ne pas connaître son horaire de travail de la semaine suivante (imprévisibilité).
  • Le fait de n’avoir aucun pouvoir décisionnel ou de n’avoir que peu de chances d’avancement (faible contrôle sur le cours des choses).
  • Le fait d’être la cible de remarques désobligeantes de la part de collègues ou de supérieurs (ego menacé).

Le stress, une question de genre

Au-delà d’un état de santé bien précis, il semblerait que les femmes et les hommes réagissent différemment au stress. « Dans le jargon de nos laboratoires, nous parlons de stress réactif et de stress basal », explique Sonia Lupien. Le premier est une réaction immédiate à une menace, qui mène instinctivement à combattre ou à fuir. « Les hommes sont six fois plus réactifs que les femmes, probablement un héritage de l’ère des mammouths, où c’était eux qui chassaient », croit la chercheuse. Le stress basal, lui, est cette tension sourde qu’on transporte avec soi et qui peut user de manière sournoise. « Les femmes sont moins réactives au stress, mais elles le trimballent davantage partout où elles vont. »

Concrètement et de manière générale, parce qu’ils sont biologiquement programmés pour chasser les mammouths, les hommes sont plus sensibles que les femmes à la compétition et aux promotions. Les femmes ont tendance à faire front commun en favorisant la solidarité et la socialisation, une manière de s’adapter et de réagir aux dangers. Ainsi, afin de diminuer le stress dans un groupe de travail où il y a davantage de femmes, on favorisera des activités qui accroissent la cohésion plutôt que la compétition.

Quant à la manière dont cette émotion se manifeste, elle semble plus ou moins associée au genre dans ce cas aussi.

« Il y a encore très peu d’études là-dessus. Mais puisque j’ai dû stresser beaucoup de monde dans ma carrière pour étudier ce phénomène, je reconnais une réponse de stress chez l’homme à l’augmentation de son agressivité : il sera en colère, réactif, hargneux. C’est un chasseur ! Il va donc mobiliser son énergie », témoigne Sonia Lupien avec un brin d’humour. Évidemment, au-delà de ce portrait un peu caricatural, il s’agit de reconnaître la manifestation du stress afin de réagir adéquatement.

Le stress peut aussi s’exprimer par une tendance à ruminer. Si la verbalisation de ce qui nous préoccupe peut être salvatrice, les discussions qui tournent en rond alimentent l’accablement. « Je suis fascinée par notre facilité à nous apitoyer sur notre propre sort. Et lorsqu’un comportement se module de cette façon, je me dis que le cerveau le fait pour une bonne raison. L’émotion négative signale la présence d’un nœud dans notre existence », croit-elle. Alors, comment dénouer ce nœud?

Le stress au travail des données inquiétantes

+ de 60%

Plus de six travailleurs canadiens très stressés sur dix indiquent que leur travail est leur principale source de stress2.

20 milliards de dollars

En 2011, on estimait déjà que les problèmes de santé mentale coûtaient environ 20 milliards de dollars par année aux employeurs canadiens3. Pour les entreprises, le présentéisme est le premier facteur associé à la perte de productivité4.

+ de 25%

En 2014, un peu plus du quart de la population québécoise âgée de plus de 18 ans disait éprouver un degré élevé de stress quotidien5.

De l’énergie à dépenser

Le stress, c’est de l’énergie accumulée qu’il faut à tout prix évacuer. « En une quinzaine de minutes, on peut dépenser une bonne dose d’énergie », assure Sonia Lupien. « Quand j’ai pris la direction du Centre d’études sur le stress humain, qu’il fallait sauver du naufrage, mon équipe et moi avons été très stressés. Alors, deux midis par semaine, nous faisions un tournoi de volleyball. De cette façon, j’ai réussi à aller chercher les gars avec la compétition et les filles grâce au sentiment d’équipe et à la lumière, parce que nous jouions dehors. La cohésion de tout le groupe a augmenté. » Encore aujourd’hui, plusieurs membres de son laboratoire marchent un kilomètre tous les midis autour de l’hôpital pour s’activer et pour profiter du soleil.

Néanmoins, il n’y a pas de remède miracle, comme on peut s’en douter. Pourtant, plusieurs solutions sont d’une simplicité déconcertante. « Nous les portons souvent en nous. Ce qui m’étonne encore, c’est la manière dont on complexifie le stress. Inutile de se payer un gourou à 2 500 $ la fin de semaine pour qu’il vous explique comment vous débarrasser de votre stress. Le corps et le cerveau ont tout ce qu’il leur faut, sinon nous n’aurions jamais survécu aux mammouths. Observez les enfants : ils vont naturellement courir, sauter, danser et crier pour dépenser l’énergie accumulée.»


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Le danger, en entreprise, c’est la tendance à vouloir trouver une solution unique pour tous : des murs aux couleurs apaisantes, des tables de massage, etc. Peut-être que ces apports font du bien, mais le stress varie beaucoup selon les gens. Les gestionnaires auront ainsi avantage à déterminer les composantes du CINÉ auxquelles leurs employés sont le plus sensibles afin de leur proposer des tâches dont l’exécution leur occasionnera le moins de stress. En outre, le stress6 évolue selon les périodes et les projets.

« Il importe donc de localiser les sources de stress afin de cibler les interventions. Si je dirigeais une entreprise, je répéterais cet exercice régulièrement, car le stress n’est pas statique. » voilà donc une première étape à franchir pour les entreprises qui veulent devenir ISO-stress.


Notes

1 Juster, R. P., « Le CINÉ au travail », Mammouth Magazine, vol. 4, 20 novembre 2007, p. 7.

2 et  3 Crompton, S., « Qu’est-ce qui stresse les stressés? Principales sources de stress des travailleurs », Statistique Canada, octobre 2011, 56 pages.

4 « La dépression en milieu de travail », Conference Board du Canada, septembre 2013, 14 pages.

5 « Statistiques de santé et de bien-être selon le sexe – Tout le Québec », ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec, données tirées du rapport intitulé « Plan commun de surveillance de l’état de santé de la population et de ses déterminants, 2004-2007 », produit par l’Infocentre de santé publique pour le compte de l’Institut national de santé publique du Québec, 5 août 2016.

6 Sonia Lupien décrit les sources du stress dans son livre intitulé Par amour du stress (Éditions au Carré, Sutton, 2010, 274 pages).