Illustration : Sébastien Thibault

L’intelligence artificielle a bouleversé bien des secteurs d’activité, mais elle pourrait aussi modifier la façon dont les dirigeants prennent leurs décisions. Bienvenue dans l’ère de la stratégie prédictive!

Bien sûr, la transformation numérique des entreprises nécessite la collecte et l’analyse de données ou l’automatisation des calculs. Toutefois, l’intégration de l’IA dans l’équation fait en sorte qu’il est désormais possible de prendre des décisions non plus en se basant sur le passé, mais en se tournant vers l’avenir. Une approche qui pourrait bien révolutionner les fondements mêmes de la philosophie de gestion1.

Passer de l'approche réactive à l'approche proactive

Jusqu’à présent, la transformation numérique a permis aux organisations d’accumuler des données au fil du temps et de s’appuyer sur celles-ci pour établir leur stratégie d’entreprise. Autrement dit, elles regardaient dans le rétroviseur. L’IA prédictive change la donne en permettant d’anticiper ce qui pourrait se produire et en prévoyant différents scénarios à cet égard. Pour reprendre la métaphore de l’automobile, on pourrait la comparer aux phares antibrouillards qu’un conducteur allumerait pour mieux se diriger dans la brume. Ainsi, au lieu de se baser sur des résultats passés et de prendre des décisions de façon réactive, on se tourne plutôt vers une gestion proactive en essayant de prédire l’avenir.

Une telle approche est bénéfique, car si le rétroviseur peut s’avérer utile pour comprendre les expériences antérieures et peut même donner lieu à certaines améliorations, ses résultats demeurent limités. En effet, il cadre mal avec les incertitudes et les changements rapides qui caractérisent l’environnement d’affaires actuel. De plus, le rétroviseur a beau être approprié pour rappeler le passé, les phares antibrouillards sont plus efficaces pour gérer l’avenir et représentent une corde de plus à l’arc du gestionnaire.

Bien sûr, les données historiques ont de la valeur, notamment parce qu’elles contribuent à alimenter les modèles qui reposent sur l’intelligence artificielle, les fameuses «données d’entraînement». Mais pour en tirer pleinement parti et faire plus que viser l’optimisation, l’IA peut aussi les utiliser à des fins prédictives.

Convenons-en, cette nouvelle approche est une véritable révolution managériale, car les dirigeants peuvent désormais utiliser l’IA prédictive pour éclairer la voie à suivre. Grâce à l’analyse des modèles, des tendances et des corrélations dans les bases de données, les entreprises seront donc mieux outillées pour prévoir les opérations futures, les dynamiques du marché, les comportements des consommateurs et les changements technologiques.

En d’autres termes, elles seront en mesure de mieux décrypter l’avenir, un précieux atout au moment de prendre des décisions.

Mais attention : l’analyse prédictive ne permet pas d’éliminer l’incertitude. Cependant, elle contribue à réduire certains biais qui la constituent. Cette nouvelle approche permettra en effet aux organisations d’anticiper les tendances, de repérer les occasions d’affaires et de cerner les défis à venir avec une précision sans précédent.

Dossier – SOS stratégie : comment naviguer dans la complexité?

Changement de culture

Jusqu’à présent, les entreprises ont fonctionné de façon essentiellement réactive, en analysant les résultats antérieurs pour finir par mettre en œuvre des correctifs et de nouveaux plans d’action. Or, les marchés sont dynamiques et les consommateurs s’attendent à ce que les choses et les technologies évoluent rapidement.

En ayant recours à la modélisation prédictive, les organisations seront en mesure de concevoir des stratégies mieux adaptées et évolutives. Pourquoi? Parce qu’elle permet de passer d’une gestion fondée sur le débreffage et les analyses rétrospectives à une autre qui s’appuie sur le breffage (soit l’anticipation) et sur une vision prospective. Ici, il n’est plus question de simplement interpréter les données, mais bien de façonner véritablement l’avenir : en tirant des leçons du passé, on cible des solutions pour chacun des problèmes que l’on pourrait devoir affronter et on atténue les risques. Du même coup, on peut influencer les résultats futurs et même les modifier de façon dynamique.

Avantage notable : cette approche favorise également la créativité, l’adaptabilité, l’amélioration continue et l’apprentissage, dans la mesure où l’on travaille à modeler un futur au lieu de répéter toujours les mêmes vieilles recettes.

Ce faisant, on développe aussi une attitude plus positive. En effet, le modèle prédictif valorise les bons coups et les équipes qui ont trouvé des solutions, au lieu de mettre l’accent sur les problèmes et sur ce qui s’est mal déroulé dans le passé. Un changement majeur dans la psychologie collective de l’entreprise qui permet de transformer celle-ci en une organisation positive.

Intégrer une structure organisationnelle agile et adaptative aura du même coup des répercussions sur les différentes facettes de la vie de l’entreprise, tant sur les opérations que sur le développement de produits et le marketing, en passant par la gestion de la chaîne d’approvisionnement et des ressources humaines. Enfin, parce qu’elle sera capable d’anticiper les perturbations et les tendances, l’organisation sera plus compétitive et aura une longueur d’avance sur ses concurrentes.

Des limites et des défis

Embrasser cette philosophie nécessite toutefois un véritable changement de culture. Pour atteindre les résultats escomptés, il est essentiel d’adopter un état d’esprit qui accorde davantage d’importance à la capacité de prédire et d’influer sur les événements plutôt que de se borner à analyser et à corriger les résultats antérieurs.

Intégrer la modélisation prédictive dans ses opérations exige aussi que l’on ait une bonne compréhension non seulement des capacités de l’IA, mais aussi de ses limites. Comme ces modèles reposent sur des probabilités, il faut donc s’attendre à ce que les prévisions demeurent relativement imparfaites. En revanche, sa nature itérative permet d’améliorer la précision des prévisions en continu, au fur et à mesure que davantage de données sont disponibles.

Il faut aussi garder en tête que cette approche nécessite d’accepter de vivre avec une part d’incertitude et de modifier sa gestion en conséquence. Autrement dit, on doit admettre que le succès d’une prévision ne réside pas nécessairement dans sa précision absolue, mais plutôt dans sa capacité à atténuer les risques, à offrir de nouvelles occasions d’affaires et à apporter un éclairage différent.

Dans cette perspective, les dirigeants doivent reconnaître que leur rôle évolue et s’apparente à celui d’un capitaine utilisant un sextant moderne, en l’occurrence l’intelligence artificielle prédictive, pour naviguer avec assurance dans l’incertitude.

Il leur faudra toutefois faire preuve d’ouverture d’esprit, avoir la volonté de tester des choses nouvelles et souhaiter apprendre aussi bien de leurs erreurs que de leurs succès. Le jeu en vaut la chandelle, puisque leurs plans stratégiques n’en seront que plus pertinents.

Un important potentiel de transformation

Pour réussir à tirer son épingle du jeu dans un environnement d’affaires à la fois complexe et changeant, l’agilité et la clairvoyance sont de mise. À cet égard, la modélisation prédictive possède un énorme potentiel pour transformer non seulement la gestion organisationnelle, mais aussi les entreprises elles-mêmes, puisqu’elle modifie littéralement leur culture et leur ADN.

Son intégration marque donc une étape importante et annonciatrice d’une nouvelle ère, où l’accent sera mis sur le façonnage de l’avenir plutôt que sur une simple réaction au passé.

Adopter le modèle prédictif nécessite néanmoins une véritable réinvention des rôles de leadership. Pour réussir, ce projet de transformation doit aussi être compris et entériné à un haut niveau. Voilà pourquoi un PDG ne peut se «décharger» de celui-ci. Lorsque ces différentes conditions sont remplies, l’IA prédictive peut alors déployer son plein potentiel.

Article publié dans l’édition Automne 2024 de Gestion 


Note

1 - Warin, T., «From debriefing management to briefing management: Pioneering future-oriented strategies in the digital age» (article en ligne), California Review Management Insights, 26 mars 2024.