Article publié dans l'édition Automne 2020 de Gestion

Après avoir affronté la première vague d’une pandémie aux répercussions sans précédent, le monde des affaires tire des leçons des derniers mois. Alors que nous nous apprêtons à traverser un automne qui s’annonce riche en rebondissements, comment pouvons-nous nous projeter dans l’avenir? Quelles pratiques la crise de la COVID-19 a-t-elle remises en question ou propulsées à l’avant-plan? Huit professeurs de HEC Montréal proposent des réponses à ces questions.

Vite, soignez vos ressources humaines !

Surcharge de travail, incertitude, difficultés en matière de conciliation travail-famille, isolement, manque de contrôle, pertes financières: les facteurs de stress ont été nombreux au cours des derniers mois et les effets se font sentir chez les travailleurs de tous les secteurs d’activité, dit d’entrée de jeu Marie-Claude Gaudet, professeure adjointe au Département de gestion des ressources humaines de HEC Montréal. Parmi les conséquences observées, elle constate de la détresse psychologique, de l’épuisement émotionnel ainsi que la réduction du sentiment d’efficacité personnelle. « Dans certains cas, il y a des symptômes qui s’apparentent à ceux du stress post-traumatique », précise-t-elle.

Deux mots clés : justice et confiance

« La crise du coronavirus a été un moment de vérité entre les travailleurs et leur organisation. Elle a révélé des angles morts qui ont le potentiel d’être dévastateurs à moyen et à long terme. » Cela ne signifie pas que les jeux sont faits, mais Marie Claude Gaudet met les dirigeants en garde : « On veut mobiliser les troupes, mais on ne peut pas y arriver si les gens sont vidés et brûlés. Les employeurs qui n’ont pas évalué la santé de leurs équipes doivent le faire immédiatement. » Selon elle, les gestionnaires doivent tout particulièrement préserver ou restaurer les sentiments de justice et de confiance.

Marie-Claude Gaudet cite l’exemple des organisations qui ont refusé d’envoyer leurs employés en télétravail jusqu’à ce qu’elles y soient forcées : « C’est du contrôle pur et simple, et le contrôle, c’est le contraire de la confiance. » Elle mentionne aussi le cas des entreprises qui se disent bienveillantes mais dont les patrons envoient des courriels le soir et la fin de semaine ou demandent des livrables pour le lendemain à des employés qui doivent s’occuper d’enfants en bas âge. « Grâce à la recherche, on sait que les comportements négatifs ont des répercussions plus profondes que les comportements positifs. Il est donc crucial que les actions des gestionnaires de proximité n’entraînent pas de perte de confiance ni de sentiment d’injustice. »

Aux yeux de Marie-Claude Gaudet, la crise a justement été un terrain fertile pour ce qui est du sentiment d’injustice. Certains travailleurs sont restés au boulot comme s’il n’y avait pas de pandémie ; d’autres ont été mis à pied pendant que leurs voisins et leurs amis étaient sans travail mais tout de même payés. Au sein d’une même entreprise, des employés se sont aperçus que leur charge de travail était devenue plus lourde que celle de leurs collègues, tandis que diverses situations familiales ont nui à la capacité de performer. « On oublie souvent le sentiment d’injustice en entreprise, mais c’est une erreur. Un employé qui subit constamment de l’injustice se démobilise. Son engagement devient calculé et la désaffection s’installe. »

Pour la suite du monde

Au cours des prochains mois, voire des prochaines années, les entreprises vont devoir mobiliser des survivants, estime Marie-Claude Gaudet, soit parce que les équipes auront réussi à traverser la crise ensemble, soit parce qu’elles auront échappé aux vagues de compressions. « Les organisations qui vont s’en sortir le mieux sont celles qui auront réussi à maintenir la relation de confiance et à réduire au maximum les injustices, prévient-elle. On a été très concentrés sur la survie des entreprises, et avec raison. Mais il ne faut surtout pas oublier les gens. »

Le sprint en technologies de l’information

On peut le dire sans crainte de se tromper : de très nombreuses équipes ont dû faire un apprentissage technologique accéléré depuis mars dernier. « Certaines organisations n’étaient pas prêtes du tout, tandis que d’autres l’étaient depuis un bon moment », estime Pierre-Majorique Léger, professeur titulaire au Département de technologies de l’information de HEC Montréal. « Et ç’a paru! »

Cela dit, les entreprises qui accusaient du retard ont pu se tourner vers des technologies éprouvées. Des logiciels comme Zoom et Microsoft Teams ont ouvert les portes de la collaboration à distance, alors que des plateformes de commerce électronique comme Shopify ont permis à des détaillants de monter d’urgence leur premier site Web transactionnel. « Heureusement que ça existait! s’exclame le codirecteur du Tech3Lab. Cela a permis à de nombreuses entreprises de franchir une étape de maturité, ce qui n’aurait pas été possible si cette crise était arrivée il y a quelques années. Dans certains cas, les équipes de TI ont fait des miracles qui ont permis de sauver les meubles. »

La fatigue cognitive

Après la crise, les entreprises continueront à avoir recours à ces outils qui accroissent l’efficacité des équipes, notamment en réduisant les déplacements. Toutefois, Pierre-Majorique Léger estime qu’on devra en tempérer l’utilisation. « L’attention requise par les rencontres virtuelles à temps plein mène à la fatigue cognitive. L’être humain n’est pas fait pour demeurer concentré devant un ordinateur pendant de très longues périodes. »

Le professeur Léger souligne aussi que les déplacements entre le lieu de travail et la maison sont cruciaux d’un point de vue psychologique : « Quand on arrête le boulot et qu’on se retrouve dans son salon trente secondes plus tard, on est encore au bureau mentalement. Le télétravail ne peut pas complètement remplacer les liens que nous avons dans une salle avec nos collègues. »

Le marketing en mode virtuel

« La relation humaine est tellement importante en affaires! » Et pourtant, Bruno Lussier, professeur agrégé au Département de marketing de HEC Montréal, estime que la réduction des rencontres en personne entre les vendeurs et leurs clients en entreprise va être maintenue après la pandémie : « Je ne pense pas que les représentants vont tous retourner sur la route comme avant. On prévoit plutôt l’implantation de modes de fonctionnement hybrides. » Les vendeurs qui ont recours aux visioconférences ne perdent pas de temps à se déplacer en voiture et les entreprises peuvent réduire leurs flottes de véhicules, souligne le professeur spécialisé en ventes relationnelles. Même dans les milieux très peu informatisés, notamment les petites manufactures, les équipes ont instauré des systèmes hybrides, par exemple en communiquant par texto avec leurs représentants. « Je suis convaincu que ça va rester, du moins en partie. »

Le chemin de croix des détaillants

Du côté des relations avec les consommateurs, Sylvain Sénécal, professeur titulaire au Département de marketing de HEC Montréal, estime que la crise a permis aux commerçants de reprendre à la vitesse grand V les bonnes idées de leurs concurrents. Surtout, beaucoup de consommateurs ont fait l’expérience du commerce en ligne pour la première fois. « Ils vont sûrement continuer à le faire, soit sporadiquement, soit régulièrement. Cela dit, se rendre en personne dans un magasin, ça comble aussi d’autres besoins, l’aspect social par exemple. Aller acheter un crayon à la librairie, ça permet de bouquiner, de parler aux employés, etc. »

Là où le bât a blessé ? Les détaillants qui ont réussi à gérer leur commerce électronique ont dû faire face à de nombreux problèmes logistiques. Combien de consommateurs ont reçu une commande plusieurs mois après leur achat ou ne l’ont tout simplement pas reçue ? « Comme cette première expérience n’a pas comblé leurs attentes, une insatisfaction s’est installée. »

Les détaillants balancent aussi entre la reprise des ventes sur place afin de sauver leur entreprise et la crainte de devoir fermer leurs portes si des gens contractent le virus dans leur magasin. « Le pire scénario, c’est d’être nommé aux actualités comme un endroit où la COVID-19 s’est propagée. Il ne faut pas oublier que les commerçants de détail ont peur de perdre la période des Fêtes, qui représente généralement 50 % de leurs ventes annuelles. Ils veulent être ouverts à ce moment-là. »

Logistique : le grand remous

Julie Paquette, professeure agrégée au Département de gestion des opérations et de la logistique de HEC Montréal, mentionne elle aussi les sérieux problèmes de livraison observés après des achats en ligne qui ont atteint des niveaux records. En effet, du jour au lendemain, Postes Canada, FedEx et UPS ont dû traiter des volumes d’expéditions comparables à la demande lors des Vendredis fous, à cette différence près que cette situation s’est produite tous les jours et a duré des mois. « Les entreprises de livraison se préparent plusieurs semaines à l’avance pour le “Black Friday”. Mais au printemps dernier, elles ont été prises de court », dit cette spécialiste en gestion des opérations dans les entreprises de services. En effet, ces services ne sont pas conçus pour gérer la livraison à domicile d’un aussi grand nombre de colis.

Selon Julie Paquette, les détaillants ont besoin de nouvelles options en matière de livraison. Elle évoque le transport local au service de marchands de quartier, une idée qui commence à faire son chemin à Montréal. Les livraisons sont assurées à l’intérieur d’un périmètre restreint qu’on peut généralement parcourir à vélo. On évite ainsi les allers-retours aux centres de distribution. « C’est beaucoup plus simple lorsque les marchandises ne traversent pas la ville deux fois », dit-elle. À plus long terme, on peut envisager l’installation de bornes de quartier pour la livraison de colis : au lieu de recevoir son paquet chez lui, le consommateur obtient un numéro de casier communautaire avec un code pour le déverrouiller. Cette méthode sécuritaire et plus efficace est utilisée notamment en Chine.

Davantage de résilience

« La situation est extrême et l’incertitude va demeurer longtemps », laisse tomber Claudia Rebolledo, professeure titulaire et directrice du Département de gestion des opérations et de la logistique de HEC Montréal. « À la rupture des approvisionnements depuis janvier s’est ajoutée une chute de la demande. Je ne pense pas que toutes les entreprises vont survivre. » Les organisations doivent maintenant composer avec des fournisseurs qui disparaissent et avec des clients qui vont faire faillite.

La crise a remis à l’avant-plan la question de la résilience des chaînes d’approvisionnement, qui permet aux entreprises de s’adapter aux fluctuations de l’offre et de la demande. Mais cette flexibilité, obtenue par exemple en diversifiant les fournisseurs ou en maintenant des stocks plus élevés en entrepôt, a un coût élevé. A contrario, la méthode Lean, qui mise sur l’efficience, fonctionne avec très peu de stocks mais laisse peu de marge de manœuvre en période d’incertitude. « Il y a un arbitrage à faire entre ces deux approches, et on a aujourd’hui une preuve que la résilience est essentielle. »

Cela dit, Claudia Rebolledo souligne la grande difficulté de la diversification des sources d’approvisionnement dans le secteur manufacturier : « On peut arriver à le faire à moyen terme, mais certaines pièces uniques sont conçues en collaboration avec un fournisseur spécifique. Si ce dernier disparaît ou s’il n’est plus capable de produire les pièces, tout arrête. » Pour certains types de pièces, l’impression 3D pourra représenter une solution : « Les entreprises qui avaient investi en 3D sont gagnantes aujourd’hui. Celles qui n’avaient pas réussi à le faire n’en ont pas les moyens à l’heure actuelle, elles doivent simplement survivre. » La professeure Rebolledo espère que de nombreuses entreprises manufacturières pourront emprunter cette voie dans six mois. Mais pour y arriver dans le contexte actuel, elle estime qu’il faudra des programmes d’aide gouvernementale destinés à favoriser la production locale.

L’incertitude internationale

Devant la pandémie et les crises qu’elle a déclenchées partout sur la planète, l’étendue des chaînes de valeur mondiales a été remise en question. Les activités stratégiques des entreprises internationales sont-elles trop fragmentaires ? se demande-t-on. Ari Van Assche, professeur titulaire au Département d’affaires internationales de HEC Montréal, croit que le problème se situe ailleurs. Il souligne que les organisations créent des chaînes mondiales non seulement pour faire des économies mais aussi pour réduire les risques qu’elles courent. Ainsi, une entreprise qui a des problèmes de production ou d’approvisionnement dans un pays peut se rabattre sur une usine située dans une autre région du monde. « Ce qui est unique avec la crise causée par le coronavirus, c’est qu’au même moment, plus de la moitié de l’économie mondiale a été mise en arrêt. » À l’instar de Claudia Rebolledo, Ari Van Assche estime qu’après cette pandémie, les entreprises vont surtout s’assurer d’avoir plus de marge de manœuvre à chaque étape de leurs chaînes de production afin d’être plus résilientes.

L’influence du politique

La crise a forcé les dirigeants d’entreprise à prendre pleinement conscience des répercussions de la situation géopolitique mondiale sur les activités de leur organisation, estime le professeur Van Assche. Si les turbulences dans les relations internationales – notamment entre la Chine et les États-Unis – étaient manifestes bien avant la pandémie, la crise a exacerbé les frictions entre plusieurs pays. « Il y a lieu de se demander si la collaboration internationale est en danger et si la crise nous a fait entrer dans un nouveau monde qui perdurera après la pandémie. Chose certaine, nous devons absolument adopter des modes de gestion qui tiennent compte de la volatilité, de l’incertitude, de la complexité et de l’ambiguïté géopolitiques mondiales. Pour moi, c’est ce qui est le plus important en ce moment. »

Vigie et agilité stratégiques

Pendant la décennie de croissance économique qui a précédé la pandémie, les entreprises n’entrevoyaient pas de problèmes majeurs : en règle générale, elles se projetaient vers l’avenir avec confiance, rappelle Louis Hébert, professeur titulaire au Département de management et directeur du programme de MBA de HEC Montréal. De nombreuses entreprises ont donc mis trop de temps à réagir l’hiver dernier, certaines se demandant même s’il était utile d’avoir un plan d’urgence en vue d’une crise sanitaire, et ce, au moment où le virus commençait à se propager. « Toute la question de la vigie doit s’imposer, dit-il. D’ailleurs, les entreprises intelligentes qui avaient adopté une approche misant sur les données en profitent actuellement. Elles sont en mesure de comprendre les problèmes de leurs clients, elles voient ce qui est en train de changer dans leur environnement et elles arrivent à ajuster leur plan d’action selon les phases successives de la crise. »

Les équipes au cœur de la stratégie

On ne s’attend pas des entreprises, notamment les plus grandes, qu’elles changent totalement leur stratégie. Toutefois, elles doivent en adapter la mise en œuvre avec des moyens peut-être totalement différents de ceux qui avaient été envisagés avant la crise. « Les organisations doivent être agiles, mais attention : ça prend des gens qui veulent le faire ! Celles qui ont bien géré le lien avec leurs employés et qui peuvent s’appuyer sur une culture organisationnelle forte ont une longueur d’avance », avertit Louis Hébert. Les entreprises qui ont le mieux traversé les derniers mois sont ainsi composées d’équipes qui, même à distance, ont réussi à travailler de concert en fonction d’un objectif commun.


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La manière dont les entreprises auront géré leurs ressources humaines aura également des effets à long terme sur leurs relations externes. « Dans un même secteur d’activité, certaines organisations ont essentiellement dit à leurs employés : “On va passer à travers la crise ensemble, on ne fait pas de compressions”, alors que leurs voisines ont tout de suite annoncé des licenciements et réduit les salaires. Ça va rester dans l’esprit des gens. Une crise comme celle-là met en lumière la responsabilité sociale des entreprises. La façon dont nous traitons les gens a des répercussions sur la façon dont la société va nous traiter par la suite. »

Des effets à long terme

La majorité des experts s’entendent sur ce point : les effets de la pandémie se feront longtemps sentir. Si la crise financière de 2008-2009 a entraîné des réformes qui ont souvent été temporaires, les répercussions de celle-ci ont le potentiel de durer. Pourquoi ? Pour une raison bien simple : au-delà des soubresauts économiques sévit en ce moment une crise sociale, institutionnelle, sanitaire et, dans certains pays, politique. « On peut toutefois se réjouir qu’au Canada, nous avons réussi à garder une cohésion sociale assez forte malgré l’ampleur du choc », fait valoir Louis Hébert.