Au quotidien, dans l’univers de travail, nous sommes confrontés à des stress répétés et à des exigences professionnelles nombreuses. Nous devons répondre à des normes sociales qui nous obligent à un travail émotionnel non négligeable, tout cela avec des ressources humaines limitées. Au fil des jours et des interactions, les frustrations s’accumulent et la colère guette.

Reconnu pour son humanité, Robert Dutton, directeur associé au Pôle Entrepreneuriat HEC Montréal qui a assuré la présidence et direction de RONA pendant une vingtaine d’années, a toujours valorisé l’expression des émotions. «Partager ses émotions, c’est aussi révéler sa vulnérabilité et c’est se permettre d’être authentique. Et parfois, on est en colère. Les gens apprécient quand on exprime son mécontentement, parce qu’on est dans la vérité. Mais attention, il faut savoir gérer convenablement ses émotions! Il y a des histoires d’horreur, des présidents qui lancent des objets lorsqu’ils sont en colère!»

La colère est le résultat de frustrations accumulées. Le travail du gestionnaire est de se demander quelle est la source de ces frustrations. «Est-ce que c’est à cause de l’organisation du travail? De la manière de gérer les employés et les équipes? Est-ce que les individus sont frustrés de ne pouvoir déployer leur créativité, parce qu’il y a trop de freins? Il y a de multiples raisons pour lesquelles les gens vivent de la frustration et finissent par être en colère», explique Angelo Soares, sociologue du travail et professeur titulaire au Département d’organisation et ressources humaines à l’École des Sciences de la Gestion à l’Université du Québec à Montréal.

Il est de la responsabilité de l’organisation d’offrir un climat de travail sain… «sans tomber dans le piège de l’happycratie», souligne le sociologue. Comme il le rappelle, rien de plus dommageable que de fermer les yeux sur les problèmes. «Il y a beaucoup d’aveuglement. Pourtant, tout le monde profite du fait de désamorcer la colère parce qu’à long terme, les frustrations empêchent les employés de bien travailler, d’être engagés, ils finiront par être malades et l’entreprise perdra en rentabilité.» Selon le professeur, on a tendance à accuser les individus de mal gérer leur colère. Pourtant, avant d’individualiser le problème, il importe de se poser des questions quant à la gestion et à l’organisation du travail. «La première étape pour construire un habitat où les employés peuvent vivre leurs émotions, c’est d’identifier les sources de frustrations, car il y en aura, bien sûr. Travailler avec l’humain et ses émotions, c’est le cœur de la gestion.»

Série Émotions

L’émotion de l’action

Émotion qui bouscule, la colère! Parmi les affects les plus troubles, elle demeure pourtant la plus acceptable, probablement parce qu’elle est associée au pouvoir et au statut, qu’on pense à la crise de colère du grand patron qui affirme son autorité de manière tordue. «Le harcèlement psychologique, c’est sournois. J’ai toujours eu une grande préoccupation pour ça», confie Robert Dutton. «La colère doit se gérer dans le respect et un bon leader saura exprimer son mécontentement sans humilier, sans générer un climat de peur ou d’instabilité.»

Parce qu’en fait, la colère peut être fort constructive. Comme toutes les émotions, elle sait jouer entre l’ombre et la lumière. Pour Estelle M. Morin, psychologue, professeure titulaire au Département de management à HEC Montréal et membre du Consortium de recherche sur l’intelligence émotionnelle appliquée aux organisations (CREIO), la colère est l’émotion de l’action et du changement par excellence. «À condition de savoir la gérer, évidemment. La colère fait référence soit à l’instinct de la construction, soit à l’instinct de l’affirmation de soi. Lorsque quelque chose entrave ces deux instincts, lorsque l’on ne peut pas avancer dans des projets ou dans sa carrière, ou lorsqu’il y a atteinte à notre dignité, cela provoque une émotion dans la famille de la colère.»

Mais puisqu’il y a chez l’humain ce désir profond d’accomplissement, on peut faire de la colère son alliée. La colère rend persévérant devant les obstacles à surmonter. Si on sait s’en servir, la colère devient utile. «Nous les humains sommes conçus pour chercher le trouble», lance avec humour Estelle M. Morin. «On est toujours en quête d’une manière de faire mieux, d’aller plus loin. Ce n’est pas un problème en soi qui est dangereux, c’est de se dérober. Même si on évite le sujet difficile, il ne va pas disparaître. Comme un champignon, dans le noir, il va proliférer. Mais si on sait bien canaliser la colère, qu’on l’exprime de manière acceptable et constructive, ça va bouger!»