Longtemps, on a cru que les émotions au travail nuisaient à l’efficacité. Mieux valait laisser ses états d’âme à la porte du bureau et refouler ses frustrations, comme si d’exprimer ses émotions entravait inévitablement la productivité. On réalise aujourd’hui que la vie affective au travail n’est pas un problème. Au contraire!

Il y a près d’un siècle, dans une usine d’Hawthorne, ville située dans les environs de Chicago, une expérience menée par Elton Mayo, professeur à la Harvard Business School, allait mettre en lumière notre besoin profond d’être reconnu. L’expérience avait pour objectif de déterminer les facteurs qui modulent la productivité. Elle aura révélé, sans plus de détours, que l’humain déploie son potentiel avec une motivation décuplée lorsqu’il se sent écouté.

Jouant sur l’intensité de la lumière afin d’évaluer l’impact des conditions de travail sur les employés de l’usine, Elton Mayo a été ravi de constater qu’un meilleur éclairage favorisait la productivité… mais à son grand étonnement, le diminuer était tout aussi efficace. En fait, peu importe ces changements de variables, les employés amélioraient leur rendement. Si la conclusion nous semble évidente, démontrer de l’attention au ressenti de ses employés demeure un art.

«C’est parce qu’ils se sont sentis pris en compte que les employés ont mieux performé. On était à l’écoute des facteurs émotionnels. C’est le sentiment que les patrons étaient attentifs à leurs conditions de travail, tout est là», souligne Marie-Colombe Afota, professeure adjointe à la Faculté des arts et des sciences - École de relations industrielles de l’Université de Montréal. «Qu’est-ce qu’être émotif? On a tendance à l’entendre comme si cela signifiait d’avoir nécessairement des émotions intenses. Mais nous sommes tous émotifs, nous ne pouvons pas empêcher la peur, la colère ou la joie. Il n’y a pas deux catégories de personnes : des gens qui n’ont pas d’émotions et d’autres qui en ont», insiste la professeure. Elle rappelle que dans les années 1990, dans la foulée des premiers travaux sur l’intelligence émotionnelle, les recherches ont montré que ce qu’on fait avec les émotions peut avoir des effets extrêmement positifs sur la performance, les relations et le bien-être au travail. «Et l’approche a complètement changé, heureusement.»

Série Émotions

La charge émotionnelle du travail

S’il est avantageux de reconnaître les émotions comme incontournables, comment les manifester et les vivre convenablement en société ou au travail? Comme l’explique Angelo Soares, sociologue du travail et professeur titulaire au Département d’organisation et ressources humaines à l’École des Sciences de la Gestion à l’Université du Québec à Montréal, il y a des règles à suivre. «Nous avons établi des normes sociales qui nous indiquent ce qui est acceptable ou non quant à l’expression de nos émotions et qui nous permettent de fonctionner au travail.»

Mais comme toutes règles, elles peuvent dévier. Angelo Soares évoque les diktats de la psychologie positive, mouvement qui a émergé dans les années 1990, qui considère que la joie et le bonheur s’apprennent. On parle d’happycratie1, tendance qui affirme qu’il est de notre responsabilité d’être heureux et positif et qui nous commande de freiner les sentiments négatifs. «Quand la société ou notre organisation nous imposent cette règle d’une joie forcée, c’est un problème. C’est une fantaisie, ce n’est pas humain! Qu’est-ce qui se passe si aujourd’hui, je ne me sens pas très heureux? Je suis en dissonance émotionnelle, car ce que je ressens ne correspond pas à ce que je devrais ressentir et pour suivre la norme établie, je dois faire un travail émotionnel.»

Peu reconnu, ce type de travail interne peut être fort éprouvant. «Près de 75% des emplois sont dans le secteur des services. Les nombreuses interactions sociales exigent une lourde charge de travail émotionnel. La caissière du supermarché doit sourire et être aimable, même après de longues heures debout et malgré des clients pas toujours agréables. L’agent de bord ne peut exprimer la peur qu’il ressent peut-être, lui aussi, en zone de turbulence. Ces employés affichent des émotions qu’ils ne ressentent pas nécessairement», donne en exemple le sociologue.

Le signal des émotions

Colère ou inquiétude, courage ou espoir, les émotions nous guident dans les processus d’adaptation multiples que nous traversons. En ne valorisant que les émotions dites positives, on oublie l’utilité de toute une variété d’affects. «On considère la peur, par exemple, comme une émotion négative. Mais s’il n’y avait pas de peur, nous serions déjà tous morts depuis longtemps», clame Angelo Soares. Véritable mécanisme d’évaluation, les émotions nous permettent de moduler nos comportements à notre environnement, de prendre des décisions et d’entrer en relation.

Du même avis, Estelle M. Morin, psychologue, professeure titulaire au Département de management à HEC Montréal et membre du Consortium de recherche sur l’intelligence émotionnelle appliquée aux organisations (CREIO), juge qu’il est temps de comprendre que les émotions dites négatives n’ont de négatif que le nom. «On est tellement dans le bien-être, dans le bonheur, qu’il ne faut surtout pas avoir d’émotions négatives! Attention! Les émotions jugées négatives nous signalent pourtant un problème à résoudre, une situation à améliorer pour continuer à avancer. Ne pas faire face à ces émotions, c’est ne pas affronter ses problèmes. C’est faire de la culture de champignons : en mettant les problèmes sous le tapis, dans le noir, les champignons grossissent!»

Fascinée par le sujet, la psychologue cite l’envie, une émotion qui incite à se dépasser. «Quand j’envie quelqu’un qui est meilleur que moi, je chercherai à m’améliorer. Nous, humains, portons ce désir de se surpasser. L’envie est une émotion qu’on retrouve beaucoup au travail, elle est aussi associée au sentiment de justice et de mérite. C’est différent de la jalousie, qui est associée à l’instinct de reproduction.» Chaque émotion, donc, possède un sens spécifique et signale quelque chose de très précis. D’où l’importance de les nommer, de les identifier, de les comprendre, chez soi-même et chez autrui. On pourra ensuite agir, dans le sens de ses valeurs, afin de régler le problème, lorsque problème il y a. Là est toute la force de l’intelligence émotionnelle.


Notes

1.Edgar Cabanas et Eva Illouz, Happycratie, comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Premier Parallèle, 2018.