L’impuissance acquise est un état psychologique qui se traduit par un sentiment de découragement, voire de résignation, et peut même déboucher sur la dépression. Comment se traduit-elle au travail?

Le chercheur en psychologie Martin Seligman est à l’origine du concept d’impuissance acquise (learned helplessness). Dans les années 1960, il a mené diverses expériences, notamment sur des chiens, qui ont révélé que, confrontés à une série de chocs électriques, les animaux qui n’avaient aucun moyen de contrôler l’origine de ces chocs finissaient par se résigner et ne cherchaient pas à s’échapper même si, par la suite, on leur en donnait l’occasion. Grâce à d’autres expérimentations, Martin Seligman a aussi découvert qu’il était toutefois possible de bloquer cet état de passivité anxieuse et de réapprendre aux chiens à se soustraire aux décharges électriques.

Cultiver sa résilience

Chez l’humain, la répétition de situations pénibles dont on n’est pas en mesure de s’extraire ni de comprendre le sens peut générer un état de résignation qui, ultimement, finira en dépression. D’ailleurs, de l’avis de Benoit Chalifoux, conférencier et chargé de cours dans plusieurs écoles de commerce, la théorie de l’impuissance acquise s’appliquerait également en milieu de travail. Cela peut se produire lorsque l’on a été confronté de façon répétée à des échecs, des critiques, voire des réprimandes au travail. «Au bout du compte, on projette les événements passés dans le présent. Dès lors, on perd son estime de soi, on cesse de s’épanouir et d’être créatif. On est déprimé et démobilisé», décrit-il. Si un tel état d’esprit est extrêmement néfaste pour la personne qui le subit, il va sans dire que cela peut aussi être très dommageable pour une organisation lorsque ses employés en sont affligés.

Comment, individuellement, est-il possible de se défaire de ces «chaînes» psychologiques? Benoit Chalifoux estime que la résilience est au cœur du processus. «Cultiver des liens sociaux sains et positifs, s’éloigner des relations toxiques et s’extraire de la négativité sont de bonnes pistes. Adopter un point de vue optimiste-réaliste, par opposition à une approche réaliste-pessimiste, est aussi un levier très puissant. Donner du sens aux événements et être conscient que ce qui est arrivé aujourd’hui ne va pas nécessairement se reproduire demain favorisent également notre résilience», assure-t-il.

Prendre du recul sur les événements, être conscient qu’ils ne sont pas nécessairement de notre faute et éviter de se victimiser sont aussi d’autres bonnes façons de mettre l’impuissance acquise en échec.

Les gestionnaires ont également un rôle à jouer. «Il faut développer une solide culture de l’apprentissage dans l’organisation et de la tolérance par rapport aux essais et aux erreurs. Un environnement de sécurité psychologique où les employés ont la possibilité de s’exprimer sans être jugés et où la contribution de chacun est valorisée est une autre condition gagnante», soutient-il.

Améliorer son autonomie

Pour sa part, Léandre Chénard-Poirier, psychologue industriel et organisationnel, professeur adjoint en comportement organisationnel au Département de management de HEC Montréal, mentionne que notre connaissance du phénomène d’impuissance acquise a beaucoup évolué depuis les premières expériences de Seligman. Les recherches en neurosciences semblent plutôt indiquer que l’impuissance, qui se traduit par une expérience de passivité et d’anxiété, ne serait pas apprise. Au contraire, il s’agirait du mode de réaction par défaut des êtres humains. Pour se défaire de cet état, il faudrait plutôt apprendre le contrôle.

S'il souligne que le phénomène d'impuissance acquise a été peu exploré dans le domaine du travail, étant davantage associé à la psychologie expérimentale et à la santé mentale, il précise que l'apprentissage du contrôle et de l'autonomie, en revanche, fait l'objet de nombreuses études. Notamment la théorie de l’autodétermination, plus fréquemment associée au monde du travail, qui est au cœur de ce phénomène.

«Le concept d’autodétermination part du principe que le contrôle et l’autonomie sont parmi les vecteurs principaux de la motivation au travail. Le spectre est large, et en l’absence totale de contrôle, on parle alors d’un état d’aliénation et de démotivation extrême, lequel est similaire à l’impuissance. Dans ce cas de figure, la personne estime que, quelles que soient ses tentatives, cela débouchera toujours sur les mêmes conséquences négatives», explique Léandre Chénard-Poirier. Par exemple, lorsque les objectifs qui nous sont fixés par un gestionnaire sont systématiquement impossibles à atteindre, on finit par en conclure que l’on échouera, quoi qu’on fasse.

À l’autre extrême, s’engager librement dans des tâches que l’on aime intrinsèquement, une situation d’autonomie optimale, serait la source la plus importante de motivation et amènerait les employés à vivre une expérience contraire à la passivité et à l’anxiété propre à l’impuissance. «L’idéal est de pouvoir réaliser un travail qui correspond à notre identité et à l’image que l’on a de soi-même. Pour mieux découvrir ce qui nous motive et ce qu’on aime, il faut parfois prendre des risques, mais cela vaut la peine. Par exemple, il y a actuellement beaucoup de mouvement latéral [appelé aussi mobilité horizontale, NDLR]; en entreprise, c’est une bonne occasion de changer et d’optimiser son emploi», mentionne-t-il.

Il indique aussi que le contexte de travail joue un rôle important dans la perception de contrôle. «On doit placer l’employé dans de bonnes conditions pour qu’il puisse se sentir autonome. À cet égard, le concept d’habilitation occupe une place importante : il consiste à déléguer des pouvoirs et à conférer une marge de manœuvre. Il faut aussi donner aux personnes les moyens de réussir en leur donnant l’occasion d’acquérir les compétences nécessaires à l’accomplissement efficace de leur travail», détaille-t-il. Le pouvoir délégatif, c’est-à-dire lorsque le gestionnaire ou la structure n’imposent pas, mais laissent le choix aux employés, est un levier puissant d’autonomie. Cela devrait accroître du même coup leur motivation.

Pour conclure, Léandre Chénard-Poirier rappelle que vies personnelle et professionnelle ne sont pas hermétiques. «Il y a un effet de contagion entre les deux. Quand on aime son travail, il y a de bonnes chances que cela se répercute aussi sur notre vie personnelle, et inversement.»