Les entrepreneurs et les repreneurs sous-estiment trop souvent la complexité du transfert d’entreprises familiales. Cela entraîne malheureusement des échecs, qui fragilisent les sociétés et génèrent des conflits familiaux.

«La succession est le principal défi auquel se voit confronter une entreprise familiale», peut-on lire dans l’Enquête statistique sur les entreprises familiales québécoises 2020, produite par Familles en affaires HEC Montréal, en collaboration avec l’Institut d’entrepreneuriat Banque Nationale – HEC Montréal1. Pourtant, ce rapport révèle que 43 % des firmes familiales ne possèdent aucun plan de succession, alors que 30 % ne comptent que sur un plan informel.

«Un transfert de société doit se préparer sur de nombreuses années», prévient Luis Felipe Cisneros Martinez, directeur de l’Institut d’entrepreneuriat Banque Nationale – HEC Montréal et coauteur du document. Idéalement, le relayeur et le repreneur devraient travailler ensemble pendant quelques années et les tâches, responsabilités et fonctions devraient graduellement passer de l’un à l’autre.

Luis Cisneros Martinez insiste sur l’importance d’être accompagné très tôt pendant le processus par un expert neutre, reconnu par les deux parties. L’analyse statistique indique que plus des trois quarts des entreprises familiales qui ont un plan de succession bénéficient des conseils d’un expert fiscal et près des trois quarts profitent de ceux d’un comptable. Environ un tiers utilisent les services d’un avocat. Mais moins d’une société sur quatre reçoit l’appui d’un professionnel en relève d’entreprise.

C’est pourtant l’expertise qui leur serait la plus utile. «Une succession, c’est généralement la rencontre entre un propriétaire qui n’a aucune expérience dans le transfert d’entreprise et un acquéreur qui n’en possède aucune en reprise de société, rappelle M. Cisneros Martinez. Les deux parties bénéficient énormément de l’apport d’un expert capable d’avoir une vision holistique du processus, plutôt que d’un seul aspect comme la fiscalité ou le financement.»

Une transaction émotive

Si les relayeurs et les repreneurs se font si peu accompagner, c’est qu’ils sous-estiment trop souvent la réelle complexité d’une succession. Ce type de transaction revêt une grande dimension émotive. Même s’il est convaincu de poser le bon geste, l’entrepreneur peine à laisser aller la société qu’il a fondée lui-même ou qu’il a rachetée de ses parents il y a plusieurs décennies. «Il existe beaucoup de formations pour les repreneurs, mais très peu pour les cédants, qui en auraient bien besoin afin de mener ce processus à bien, mais aussi de planifier ce qu’ils feront après avoir vendu leur société», déplore M. Cisneros Martinez.

Sans accompagnement, les deux parties risquent d’accumuler les non-dits, les malentendus ou les interprétations erronées, parfois au point d’en arriver à une rupture. Profiter de la planification de la succession pour améliorer la gouvernance de l’entreprise peut contribuer à diminuer ce danger. L’occasion est belle de former un conseil d’administration ou un comité consultatif, composé de membres externes et neutres. Cela aide à bien choisir le repreneur et à formaliser le processus. Surtout, cela retire une bonne dose d’émotivité de l’équation. L’analyse statistique sur les entreprises familiales montre d’ailleurs que les firmes dotées de telles structures de gouvernance sont plus nombreuses à disposer d’un plan de succession que celles qui n’en ont pas.

Par ailleurs, les deux parties devraient s’entendre sur un expert neutre pour évaluer la valeur marchande de l’entreprise. Même au sein d’une famille, cette question épineuse devient souvent source de conflit.

Préparer la suite

Quand on a l’entrepreneuriat dans le sang, on ne voit pas nécessairement d’un bon œil la perspective de passer plusieurs années à jouer au golf et regarder la télévision. Certains relayeurs canaliseront leurs énergies vers des projets, notamment philanthropiques, ou de nouvelles fonctions, comme celles d’administrateurs de sociétés. Cependant, d’autres préfèrent continuer d’agir en tant que conseillers de leur ancienne entreprise. Est-ce une bonne idée?

Tout dépend de leur attitude et de leur compréhension de leur rôle. S’ils acceptent qu’ils ne détiennent plus de pouvoir décisionnel et travaillent pour soutenir la direction, ils peuvent devenir des catalyseurs de changement, par exemple en brisant les résistances dans l’entreprise. Mais ils peuvent au contraire inhiber le changement s’ils s’opposent aux projets du repreneur et lui mettent les bâtons dans les roues.

Selon l’Enquête canadienne sur la situation des entreprises publiée en novembre 2020 par Statistique Canada, la pandémie aurait doublé les intentions de transferts de sociétés en 2021 au Québec, déjà à la hausse en raison du vieillissement des entrepreneurs. Environ 15 000 propriétaires-dirigeants songeaient à vendre d’ici la fin de 2021. Dans un tel contexte, apprendre à bien réaliser les successions devient crucial afin d’éviter les fermetures d’entreprises et la perte de nombreux emplois.


Note

1 Cisneros, L., G. Hamon, A. Veilleux, F. Giuliani et M. Ibanescu. L’album de familles HEC Montréal. Enquête statistique sur les entreprises familiales québécoises 2020, Montréal, Familles en affaires HEC Montréal et Institut d’entrepreneuriat Banque Nationale – HEC Montréal, 2021, 114 p.