Il ne se passe guère une semaine, parfois une seule journée, sans qu’on nous lance en pleine figure le chiffre déconcertant de la rémunération ou de la richesse d’une personnalité du monde des affaires. Mais dans quelle mesure un salaire peut-il être considéré comme étant décent ou , au contraire, indécent?

Aux actualités, on nous indique un jour que les patrons des cinq plus grandes banques canadiennes ont perçu entre 10 et 15 millions de dollars en 2023. Un autre jour, on nous informe que Carlos Tavares, directeur général de Stellantis, constructeur automobile regroupant Peugeot, Fiat et Chrysler, a gagné 36,5 millions d’euros en 2023, soit 518 fois le salaire moyen des employés de cette entreprise et plus de 1 500 fois le salaire minimum. Une autre fois, on nous divulgue que Tim Cook, directeur général d’Apple, s’est vu octroyer une rémunération de 99 millions de dollars. Puis, le lendemain, on évoque les gains de Sundar Pichai chez Google ou encore ceux du footballeur Mbappé.

L’indécence au quotidien

Ces actualités nous troublent d’autant plus qu’elles illustrent chaque fois les écarts de richesse dans nos sociétés et notamment le fait que 1% de la population possède près de la moitié de la fortune mondiale.

Elles nous choquent davantage à vrai dire quand elles s’accompagnent de démonstrations indécentes à l’instar de ces vols touristiques en fusée, de ces immenses yachts, véritables palaces flottants, symboles outrageusement ostentatoires comme le décrit si bien Dahlia Namian, sociologue et professeure à l’Université d’Ottawa, dans son livre au titre évocateur La société de provocation – Essai sur l’obscénité des riches1. Il faut déplorer avec elle le fait que l’ostentation et l’exhibition de la richesse ont de plus en plus un aspect banal, permettant à un ultrariche comme Elon Musk (rémunéré en 2023 au niveau stratosphérique de 50 milliards) d’imposer sa vision libertarienne de l’économie et son droit d’intervenir dans la gestion du monde.

On s’éloigne ici de la traditionnelle discrétion dont ont toujours fait preuve des familles riches bien connues au Canada (Molson, Desmarais) ou en France (Bettencourt, Pinault, Arnault). Ces familles avaient plutôt coutume d’être visibles par leurs donations dans le monde muséal.

Retour à la dignité. Merci Michelin!

Toujours dans l’actualité, mais sans éclats comme c’est souvent le cas quand il s’agit de bonnes nouvelles, nous avons appris en avril 2024 que la société Michelin avait mis en place sa politique de «salaire décent» pour tous ses employés dans le monde, soit 132 000 personnes. Son président, Florent Menegaux, a pris soin de définir ce salaire décent comme celui qui permet à tout salarié de payer «le logement, la nourriture, mais aussi le loisir, un peu d’épargne… pour une famille de quatre personnes (deux parents et deux enfants)». Michelin n’a pas calculé un salaire décent unique pour l’ensemble de ses installations dans le monde; il a pris soin de le calculer pour chaque site, que celui-ci soit en Nouvelle-Écosse, en Chine ou ailleurs. Ce salaire décent s’établit ainsi à 40 000 euros à Paris contre 25 000 à Clermont-Ferrand, siège de Michelin, et représente entre 1,5 et 3 fois le salaire minimum. Même approche au Brésil, où le salaire décent a été évalué à 2,2 fois le salaire minimum brésilien.

Notons que Michelin n’est pas la première ni la seule entreprise à mettre en œuvre cette politique de rémunération; un regroupement de grandes entreprises (Unilever, L’Oréal, Danone…) que l’on nomme le Business For Inclusive Growth prône cette façon de faire depuis 2019; celle-ci s’appuie d’ailleurs sur le concept de salaire vital (living wage) défini en 2000 par le Pacte mondial des Nations Unies (objectif de développement durable #8).

Les leçons du cas Michelin et du salaire décent

1 - Les médias feraient œuvre utile s’ils arrêtaient de se concentrer sur les rémunérations scandaleuses et mettaient en valeur les entreprises progressistes qui croient en l’équité, la justice et la dignité des travailleurs.

2 - Les entreprises peuvent et doivent repenser leur modèle d’affaires en revisitant la hiérarchie de leurs impacts. L’impact écologique n’est pas le seul à prendre en compte. La création d’emplois dans un territoire donné a toujours été considérée comme le plus évident, mais il importe aujourd’hui de lui adjoindre le mot «décemment» afin de ne pas institutionnaliser la précarité dans la communauté.

Cette réflexion de base, centrale dans le modèle d’affaires, ne pourra probablement pas se faire sans revoir la hiérarchie des salaires (avec un écart de 3, de 5 ou de 20?) et, en passant, sans oublier d’introduire la notion d’équité salariale, notamment entre les hommes et les femmes.

3 - L’entreprise devrait se donner une vision de sa politique salariale à moyen terme, d’autant plus si le saut du salaire minimum au salaire décent s’avère important. Cette considération nécessite clairement un consensus, une entente avec les représentants des employés pour déboucher sur un véritable pacte social.

4 - Les partis politiques et les organisations syndicales doivent cesser de se précipiter sur la revendication classique, facile et quasiment démagogique, de réclamer, par décret, une augmentation du salaire minimum dans l’ensemble du pays. En se concentrant sur le salaire décent, ces mêmes partis politiques et organisations syndicales devraient proposer la mise en place de mesures incitatives permettant aux entreprises de changer de paradigme.

5 - Le «salaire décent» peut et doit redevenir central dans les discours de partage de la valeur. On a trop tendance aujourd’hui à se lancer dans l’octroi de primes de résultat à la fin de l’année, rediscutables bien sûr d’année en année, autant de palliatifs, de rustines pourrait-on dire, pour éteindre les colères des salariés, surtout si les dividendes s’annoncent très prometteurs pour les actionnaires.

La création de valeur et le partage de la valeur, incluant cette notion de salaire décent, doivent reprendre leur place en amont, dans les fondamentaux du modèle d’affaires, dans les engagements découlant de la raison d’être de l’entreprise.


Note

1 - Namian, D., La société de provocation – Essai sur l’obscénité des riches, Montréal, Lux Éditeur, 2023, 176 pages.