La pratique du kintsugi, technique japonaise apparue au 15e siècle qui consiste à recoller les morceaux d’une porcelaine ou d’une céramique à l’aide d’une laque, peut nous inspirer pour solidifier nos équipes et nos organisations, de retour dans un monde «en présentiel» après deux ans de pandémie.

En rendant visibles les fissures et failles des objets brisés grâce à de la poudre d’or, le kintsugi sublime les fêlures et donne une seconde vie à ces objets perdus. L’œuvre brisée, ainsi réparée et transformée, devient souvent plus belle que sa version originelle. Selon l’artiste japonaise Naoko Fukumaru, qui a témoigné de sa pratique à l’invitation de l’ambassade du Japon au Canada, le kintsugi nous invite à accepter l’imperfection et l’impermanence, et à honorer notre chemin, en allant à la rencontre des ressources insoupçonnées que les épreuves nous ont forcés à mobiliser. En guérissant les objets, nous nous guérissons nous-mêmes et nous allons par le fait même à la rencontre de nos propres failles, pour mieux les accepter.

Transformer les équipes et les organisations après deux ans de pandémie grâce aux enseignements du kintsugi?

Le retour au travail en présentiel, vers une nouvelle «normalité», s’accompagnera de son lot de défis, quels que soient les formats mis en place dans les organisations pour orchestrer le retour physique au travail et sa cohabitation avec le télétravail. Il y a fort à parier que ces retrouvailles avec un monde à la fois familier et étranger seront traversées par des émotions contradictoires, à savoir : la joie de retrouver des collègues et des lieux perdus depuis deux ans; la nostalgie et le deuil de l’insouciance perdue, des personnes parties, de la spontanéité passée; la frilosité devant cette surabondance de sensations, de bruits et de visages faisant irruption dans notre bulle, si vulnérable sans l’abri protecteur de nos écrans; etc. Ceux qui ont vécu le travail hybride témoignent également de nombreuses impressions, notamment : la crainte persistante de certains collègues relativement au risque de reprise de la pandémie; le désarroi qu’ils manifestent devant la résistance des choses et des systèmes; et leur frustration nourrie par ces pertes probables de temps, dans les transports, et par la cohabitation des modes présentiel et distanciel. Pour certains, ce retour marque aussi la fin du cocon intime tissé autour de la bulle personnelle ou familiale.

Prendrons-nous la mesure de l’étendue et de la variété infinie des expériences – et espérances – que nous avons vécues, dans l’intimité de nos foyers ou de nos solitudes, pendant que nous poursuivions mécaniquement nos activités dans l’espace virtuel et irréel du télétravail? Prendrons-nous le temps d’accueillir les répercussions réelles des changements dans nos vies de ce retour au travail en présence, même si ce dernier est limité à quelques jours par semaine?

La nature profonde de nos organisations, rythmées par des exigences de performance et de production, reprendra probablement très vite ses droits. Une fois passés les quelques moments de retrouvailles et de célébration, nous renouerons avec la pression du temps, des réunions et des multiples projets organisationnels. Or il est important d’accepter l’existence de ces lignes de fracture dans les équipes, entre les personnes, et de les comprendre si nous voulons rebâtir une cohésion avec nos collègues, nos équipes, nos employés.

Prendre le temps de nous reconnecter aux autres

Kintsugi

Et si nous osions prendre le temps d’accueillir, de reconnaître et d’honorer la traversée héroïque que nous avons, individuellement et collectivement, accomplie ? Faire preuve de résilience, ce n’est pas seulement rebondir sous la seule impulsion de nos épreuves ou de la rage de vivre; c’est aussi aller à la rencontre de nos failles et de nos vulnérabilités, révélées par les chaos de nos chemins, pour en extraire le suc. Si nous voulons guérir des blessures laissées par ces deux ans de pandémie, et aussi nous appuyer pleinement sur les forces que nous avons développées, il importe de souligner nos actes de bravoure ainsi que nos grands et petits rebonds. Cependant, il s’avère encore plus essentiel de mettre des mots sur cette période hors-norme que nous avons tous vécue et d’accueillir nos fêlures, voire nos cassures (sur le plan personnel comme sur le plan professionnel), sans oublier la perte de certaines illusions.

Un des premiers mouvements de la résilience, c’est la capacité à solidifier nos ancrages; à nous connecter à nos ressources profondes; à nous relier aux autres en leur faisant part de nos vulnérabilités. Le philosophe français Charles Pépin, dans son livre Les vertus de l’échec, nous montre comment chaque épreuve, en nous mettant face au réel, peut nous rendre plus lucides, plus combatifs et plus vivants. C’est en reconnaissant nos fragilités – et nos échecs – que nous devenons également conscients de nos limites et de notre finitude, comme êtres humains et comme organisation, et paradoxalement mieux armés pour faire face à l’imprévu et aux crises. Les leaders les plus inspirants sont ceux qui n’oublient pas de reconnaître leurs erreurs, tel ce haut dirigeant d’Hydro-Québec, rencontré il y a quelques années, qui gardait sur son bureau la pièce métallique tordue sauvée d’un grave accident vécu par un monteur de lignes. Cet objet, sous ses yeux et ceux de ses visiteurs, se voulait un rappel constant de cette fois où, en tant que jeune gestionnaire présomptueux, il n’avait pas écouté les mises en garde de ses employés et péché par orgueil, oubliant que ses décisions pouvaient avoir de lourdes conséquences sur des êtres humains.

Comment pouvons-nous transposer cette discipline à notre vie organisationnelle?

D’abord en prenant le temps de nous rencontrer; pas seulement pour célébrer, tout le monde ensemble, mais aussi pour permettre à tous, collègues et équipes, de s’exprimer sur la façon dont ils ont vécu ces deux ans de pandémie.

Prendre le pouls des personnes et des équipes

Les sondages de type Mentimeter (ou PollEv) se veulent d’excellents outils, au démarrage d‘une rencontre d’équipe, pour permettre à chaque membre d’une équipe de faire part aux autres – et ce, de manière anonyme – de son ressenti émotionnel, mental et physique ainsi que de ses préoccupations et souhaits. La mise en place de «murs des célébrations», physiques ou virtuels, a également fait ses preuves dans les équipes performantes comme levier de reconnaissance en continu avant la COVID-19. Jumelée à une «muraille» de nos pertes, de nos difficultés vécues et des défis surmontés (individuellement et en équipe), cette initiative permet en outre de garder la trace des deux années traversées. Les succès n’en auront que plus de saveur et les collègues, de mérite.

Identifier des «jardiniers de cohésion»

Il est indispensable d’identifier des personnes dans les équipes qui auront pour mandat de soutenir leurs collègues, et également celui de jouer le rôle d’archivistes de nos difficultés, de nos échecs, mais aussi de nos rebonds et de nos succès collectifs. Cette responsabilité peut être confiée à des personnes dont les qualités humaines sont reconnues par leurs collègues; des «jardiniers de cohésion», en quelque sorte, qui restent actifs dans les moments de crise et qui ont contribué à semer de la vie dans les équipes, à cultiver les liens entre les gens. Ces êtres de l’ombre vers qui tout le monde se tourne naturellement en cas de difficulté – les confidents, les personnes dotées d’une véritable écoute – ont le pouvoir de dissoudre les toxines générées en cas de stress majeur vécu par tous grâce à leur présence et à leur empathie. Ils aident les employés et les équipes à transformer les grains de sable en perles, à l’égal de l’huître.

Revenir sur les défis et les difficultés pour nous approprier les forces déployées, les ressources mobilisées et les nouvelles fondations, pour nos équipes et nos organisations

S’il est recommandé de ne pas oublier trop vite toutes ces fois où nous avons mordu la poussière, il est essentiel d’honorer nos rebonds et de rendre visibles non seulement les fêlures, mais aussi ces nouveaux «muscles» personnels, organisationnels et collectifs qui nous ont permis de poursuivre, envers et contre tout. Un os soudé est plus solide qu’avant à l’endroit où il a été fracturé… à condition de nous en souvenir. Dans nos milieux organisationnels, il est tout aussi important de rendre hommage aux collègues partis, aux nouveaux choix de vie qui ont été faits, aux vieilles façons de faire que nous avons laissé tomber ainsi qu’aux rituels auxquels nous tenions tant, eux aussi abandonnés.

Voici donc quelques questions à nous poser pour guider notre «kintsugi organisationnel» :

  • Quels sont les plus grandes difficultés ou les défis les plus considérables que nous avons rencontrés?
  • Qu’est-ce qui nous a aidés à rebondir? (forces personnelles, actions posées, gestes de communication, soutien d’autres personnes, etc.)
  • Quelle vieille façon de faire avons-nous abandonnée? Quels nouveaux comportements ou processus avons-nous adoptés?
  • Qu’avons-nous bâti en équipe à la suite de cet événement (ou grâce à lui)?
  • Quelles leçons pouvons-nous en retirer pour l’avenir?
  • Quelles sont les forces sur lesquelles nous pouvons nous appuyer comme équipe? Quels comportements allons-nous encourager?
  • Quels sont les «dérailleurs» et angles morts dont nous devons nous protéger?

Cultiver la collaboration, le travail en équipe et la synergie

En conclusion, dans un contexte de retour au travail en présentiel, les personnes et les équipes retrouveront plus rapidement leur sentiment de cohésion et leur vitalité si elles développent de nouvelles manières de fonctionner ensemble qui favorisent la complicité, l’intelligence collective, la collaboration et l’entraide plutôt que la compétition. La cohésion et la solidarité entre les personnes – et entre les équipes – constituent les leviers indispensables pour sortir des silos et rendre les organisations plus agiles et plus aptes à traverser les zones de turbulence. À l’instar des œuvres en porcelaine ou en céramique qui sont réparées grâce à la technique du kintsugi, nos équipes et nos organisations peuvent sortir transformées, plus fortes et plus belles, de leurs épreuves… à condition de prendre le temps de les comprendre et d’en tirer les leçons, pour le présent comme pour l’avenir.