La récente révision de Loi sur les contrats des organismes publics, au printemps 2022, offre une occasion inédite de diversifier les approches de sélection des fournisseurs. Après avoir œuvré autant de décennie en déployant presqu’exclusivement le critère «sacré» du plus bas prix conforme, adopter de nouvelles approches exige de revoir plus profondément les façons de faire.

Un concept dont on discute depuis plusieurs années dans le secteur de la santé : celui de l’approvisionnement fondé sur la valeur (ou, en anglais, value-based procurement). En quoi consiste-t-il exactement? Il cherche à sortir de la logique du bas prix pour permettre l’acquisition d’innovations qui peuvent être plus coûteuses que les générations antérieures, mais qui offriront des bénéfices cliniques supérieurs; pensons à la réduction de la durée de séjour du patient ou à la diminution des complications postopératoires1. Certes, l’idée s’avère hautement séduisante sur papier, mais du même souffle, plusieurs gestionnaires en approvisionnement d’établissements de santé de la province de Québec se questionnent sur les façons de traduire ce concept en pratiques concrètes.

Dans toute l’histoire de l’approvisionnement, ce n’est pas la première fois qu’un nouveau paradigme de gestion émerge, venant du même coup renverser les pratiques historiques. Par exemple, au début des années 1990, les entreprises nord-américaines ont commencé à prêter attention aux stratégies collaboratives de gestion des fournisseurs qui étaient adoptées par des firmes japonaises. Ce type de procédé est fondé sur une coopération entre l’acheteur et certains de ses fournisseurs stratégiques dans le but que les deux parties transmettent des informations permettant à chacune de dégager des bénéfices supérieurs autrement inaccessibles dans une relation d’affaires traditionnelle2. Pareille approche se démarquait de la stratégie antagoniste voulant que l’acheteur maximise son rapport de force pour soutirer le maximum de réduction de prix de la part de son fournisseur.

Un même objectif, trois approches d’apprentissage

Pour acquérir le savoir-faire associé aux stratégies collaboratives de gestion des fournisseurs, les entreprises nord-américaines ont mis en œuvre trois formules.

La première, qui a été implantée par des firmes comme Chrysler ou Harley-Davidson, consistait à recruter un cadre de haut rang qui avait généralement travaillé au sein d’une firme japonaise ou de l’une de ses divisions nord-américaines3. Cette façon de faire avait le mérite d’offrir très rapidement un guide relativement détaillé de l’application concrète des telles stratégies collaboratives. Cependant, l’expérience tend à démontrer que les entreprises qui empruntent ce chemin sont tout de même à risque de commettre des erreurs.

La seconde approche est fondée sur le recours à un coach. L’entreprise Komatsu, spécialisée dans les engins de construction, adoptait cette approche pour trois postes de ses usines situées à l’extérieur du Japon : soit ceux du directeur de l’usine, du directeur de l’ingénierie et du directeur des approvisionnements. Pour chacune de ces fonctions, le gestionnaire était lié à un équivalent japonais. En fait, le dirigeant en question s’expatriait généralement pour une période de trois ans afin de travailler à l’étranger. Dans le cas du directeur des approvisionnements, il s’affairait alors en tandem avec son collègue japonais4. Cette proximité permettait de transmettre les subtilités de la stratégie collaborative

de l’entreprise japonaise à ses filiales. On comprend que cette formule favorise une diffusion lente, mais en profondeur de la philosophie de gestion des fournisseurs.

Finalement, la dernière approche, la plus commune, est le recours à un projet pilote. L’organisation démarrera une première initiative autour d’un produit potentiellement moins critique et, de là, elle consacrera les efforts nécessaires pour mener ce projet à bon port, ou, à tout le moins, pour en tirer les enseignements permettant d’assurer un déploiement à plus grande échelle. Bien entendu, une telle façon de faire exige toutefois du temps pour assurer un déploiement complet et en profondeur.

Plus flexible, plus résilient

Il va sans dire que ces trois approches ne sont pas mutuellement exclusives; elles peuvent se combiner ou se décliner en des variantes. Prenons un exemple précis : celui d’un établissement du secteur québécois de la santé qui amorcerait une première acquisition fondée sur la valeur. Pour soutenir cette première initiative, une équipe de recherche verra à accompagner l’établissement en question en vue de documenter la démarche retenue à l’attention des autres composantes du réseau de la santé. Dans notre exemple, cette équipe de recherche a la particularité d’être composée d’un ancien gestionnaire d’expérience d’origine danoise qui a pu mettre en œuvre des stratégies d’approvisionnement fondées sur la valeur dans son pays. L’accompagnement viendra avec des sessions de coaching à l’attention des gestionnaires québécois. En résumé, un projet de ce genre est l’occasion non seulement de mieux comprendre les défis de l’approvisionnement basé sur la valeur, mais aussi d’étudier des mécanismes de transmission des pratiques exemplaires.

Un tel changement de paradigme en matière d’approvisionnement n’est pas seulement nécessaire pour être en mesure de profiter des innovations offertes par le marché fournisseur; il permet en outre aux organisations d’avoir plus de flexibilité lorsque (ou si) des crises surviennent. À cet effet d’ailleurs, la pandémie de COVID-19 est riche d’enseignement, et il est primordial de jeter les bases de nouvelles approches de gestion des approvisionnements dans le secteur de la santé pour atténuer l’effet de pareilles crises. Il devient alors nécessaire de tirer les meilleurs apprentissages le plus rapidement possible pour être prêt pour la prochaine turbulence…


Notes

1.Porter, M. E., «What Is Value in Health Care?», The New England Journal of Medicine, vol. 363, no 26, décembre 2010, p. 2477-2481.

2.Roy, J., Landry, S., et Beaulieu, M., «Collaborer dans la chaîne logistique : où en sommes-nous?», Gestion, vol. 31, no 3, automne 2006, p. 70-76.

3.Dyer, J. H., «How Chrysler Created an American Keiretsu», Harvard Business Review, vol. 74, no 4, juillet-août 1996, p. 42-56.

4.Beaulieu, M., et Roy, J., «La gestion des fournisseurs privilégiés chez Komatsu Canada», Revue internationale de cas en gestion, vol. 9, no 3, 2011.