Article publié dans l'édition hiver 2019 de Gestion

Nommé meilleur penseur en management au monde1 en 2017, Roger L. Martin a élaboré le concept de la pensée intégrative, une manière créative d'aborder la résolution de problèmes. Gestion s'est entretenue avec l'ancien doyen de la Rotman School of Management de l'Université de Toronto, aujourd'hui directeur du Martin Prosperity Institute for Corporate Citizenship.

Gestion : Comment la pensée intégrative change-t-elle notre façon de prendre des décisions ?

Roger Martin : Lorsque j’ai commencé à travailler, mon objectif était très clair : rendre les gens conscients de l’existence d’un plus grand nombre de solutions possibles au-delà des plus évidentes. En général, on a le choix entre deux options. Or, même si aucune ne nous convient, on croit devoir absolument choisir parmi celles-ci. En tant qu’adultes, on pense même avoir cette obligation formelle.


LIRE AUSSI: Communautés et entreprises : un nouveau rôle à jouer pour le gestionnaire


pensée intégratrice

En ce qui me concerne, l’opposé est de loin préférable. Lorsqu’aucune des réponses envisageables ne fait l’affaire, on doit prendre du recul, s’engager dans un tout autre processus et proposer d’autres options. Je veux que les gens sachent qu’ils ont vraiment le pouvoir d’agir, qu’ils peuvent faire mieux et différemment.

Dans votre livre, Creating Great Choices2, vous dites que les options les plus opposées constituent souvent les meilleures solutions. Pourquoi cette tension est-elle importante dans la prise de décision ?

Cette affirmation repose essentiellement sur des observations empiriques. Au cours de nos recherches sur la pensée intégrative, nous avons remarqué ceci : lorsque deux idées opposées sont confrontées, les décideurs ont plus

 de chances de trouver une meilleure solution, car ils s’engagent davantage dans le processus décisionnel. Cette véritable tension entre les deux idées leur permet de retenir les meilleures caractéristiques de chaque option afin d’élaborer une solution efficace et originale.

Peut-on appliquer la pensée intégrative dans tous les domaines ?

Oui, mais ce n’est pas ce que j’avais en tête au départ. D’ailleurs, l’anecdote suivante a été une révélation pour moi. Il y a quelques années, une de mes étudiantes à la maîtrise en administration des affaires (MBA) m’a proposé d’aller enseigner la pensée intégrative à 22 élèves du secondaire dans le cadre d’un cours parascolaire. J’ai immédiatement accepté.

Je leur ai donc expliqué à peu près les mêmes notions qu’à mes étudiants au MBA, mais en les adaptant à leur réalité. Par la suite, ces élèves, toutes des jeunes filles, devaient réaliser en équipe un projet destiné à une organisation sans but lucratif et présenter leurs solutions. Quelle n’a pas été ma surprise de découvrir que leurs idées étaient aussi valables et aussi originales que celles de mes étudiants au MBA !

Cette constatation nous a fait comprendre à quel point il est important de commencer tôt à enseigner la pensée intégrative afin d’aider les jeunes à développer leurs aptitudes. De cette manière, ils pourront s’en servir dans d’autres domaines de leur vie afin de contribuer à changer les choses pour le mieux. En effet, cette génération aura bientôt la capacité d’agir sur le monde et sur les êtres, de les transformer et de les influencer

Vous dites que nous faisons nos choix en fonction des données reliées à notre expérience, à nos besoins et à nos pré-conceptions. Ainsi, pour prendre une décision plus efficace, est-il préférable de travailler en équipe ?

Lorsqu’on est conscient de sa propre subjectivité, ce n’est peut-être pas absolument nécessaire, mais les idées qu’on obtiendra en équipe seront sans aucun doute plus diversifiées. Plus on a d’options envisageables, plus on a de possibilités concrètes. Une équipe qui réfléchit collectivement et qui arrive à une solution est souvent une clé importante du succès.

Au fil de vos recherches, vous avez constaté que les étudiants initiés à la pensée intégrative risquent moins que les autres de subir des biais cognitifs. Comment expliquez-vous cela ?

Nous avons observé le phénomène suivant : la pensée intégrative induit un processus qui atténue la portée de certains mécanismes mentaux, par exemple l’effet d’ancrage, qui fait en sorte qu’on a souvent de la difficulté à aller au-delà de sa première impression.

Supposons qu’une personne décide de tenir compte uniquement des avantages de deux idées opposées, de tomber amoureuse, pour ainsi dire, de chacune d’elles. Elle sera alors moins susceptible de privilégier celle avec laquelle elle est le plus à l’aise ou qu’elle connaît le mieux. Le fait de mettre en valeur chacune des idées en surmontant l’effet d’ancrage peut aider un groupe à réfléchir. Les étapes de cette réflexion collective doivent avant tout servir à obtenir de meilleures solutions intégratives.

Comment un penseur intégratif sait-il qu’il a trouvé la solution optimale ?

À mon avis, la pensée intégrative peut aider les gens à réfléchir à une meilleure solution que toutes celles qui leur sont proposées. Mais il serait faux de croire qu’on va finir par faire un choix en se disant que c’est absolument parfait à tous égards. Peu importe la qualité des réponses possibles : il y en aura toujours une meilleure qui viendra avec l’expérience.

La question consiste non pas à se demander si c’est le choix idéal mais plutôt s’il s’agit d’une solution appropriée qui nous permettra d’atteindre notre objectif à ce moment précis. Si on constate au final qu’il s’agissait d’un mauvais choix, on doit repérer les failles dans le processus de réflexion qui a mené à cette décision afin de penser différemment la fois suivante. Plus on fait de bons choix, plus on en fera à l’avenir, et ces choix seront nécessairement meilleurs.

Les leaders présentés dans votre premier livre sur la pensée intégrative, The Opposable Minds, n’ont pas eu l’avantage de suivre un cours à ce sujet : c’était un processus naturel chez eux. Peuvent-ils quand même tirer profit de vos plus récentes découvertes dans ce domaine ?

Absolument ! Il semble avoir été utile pour ces penseurs intégratifs naturels de mettre un nom et un visage sur leur manière de penser. Ils me l’ont d’ailleurs mentionné à maintes reprises. Ce travail de formalisation les a aidés au sein de leurs organisations respectives et auprès de leurs collègues, de leurs employés et de leurs homologues.


LIRE AUSSI: Une approche d'innovation centrée sur l'humaine : le design thinking


Existe-t-il un lien entre la décision comportementale [behavioral decision], la pensée créative [design thinking] et la pensée intégrative ?

Il y a certainement des rapprochements à faire. Après avoir découvert que la pensée intégrative permet de trouver des solutions créatives à partir d’un état de tension entre deux idées opposées, je me suis rendu compte que je devais aussi définir la notion de solution créative. Je me suis donc plongé dans la pensée créative. D’ailleurs, ce concept est omniprésent dans mon dernier livre : l’exploration des possibilités, le prototypage, etc. Même chose en ce qui a trait à la décision comportementale. J’ose donc espérer que notre livre, Creating Great Choices, constitue la meilleure synthèse de ces trois méthodes à l’heure actuelle.


Notes

1. Cette mention honorifique a été attribuée à Roger L. Martin en 2017 par le classement bisannuel « Thinkers 50 », considéré par le financial Times comme les Oscars du domaine de la pensée managériale.

2. Coécrit avec la professeure Jennifer Riel, le plus récent ouvrage de M. Martin, Creating Great Choices – A Leader’s Guide to Integrative Thinking, traite de la pensée intégrative, un concept qu’il a approfondi au cours des dernières années.