Article publié dans l'édition hiver 2016 de Gestion

Tourné vers l’action, le grand patron d’Attraction est un amateur de sensations fortes. En effet, il ne fallait certainement pas avoir froid aux yeux pour acheter la boîte de pub Jet Films à 28 ans, alors que plusieurs prédisaient la mort de la publicité de 30 secondes. Aujourd’hui, cet homme à la tête d’un véritable empire de l’industrie des médias et du divertissement au Québec est convaincu que la peur est une émotion qui aide à se surpasser. Et cette peur l’aura mené loin, bien au-delà d’horizons qu’il aurait lui-même pu imaginer.


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Tester les limites

Dans la posture de l’homme, on perçoit une parcelle de flegme britannique, certainement hérité du père, fils d’immigrants d’Angleterre et vétéran de la Deuxième Guerre mondiale. Enfant surprotégé par un père qui avait déjà perdu un fils en bas âge, Richard Speer préfère tester les limites plutôt que de rentrer dans le rang. « À l’école, au début de l’année, j’allais m’asseoir à un bureau derrière. Mais j’aboutissais rapidement à l’avant de la classe, et ce n’était pas mon choix, se souvient-il en riant. J’ai souvent contesté les règles, quoique sans excès. Alors, à l’école, inévitablement, j’écopais de retenues. Les professeurs avaient évidemment raison. Malgré tout, je n’ai pas de regrets. Peut-être parce que je m’amusais bien. »

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Richard Speer / Photo@Martin Girard

C’est le sport qui a canalisé la fougue de cet esprit rebelle. Joueur de football, il a appris le travail et la discipline, y trouvant des valeurs qui ont imprégné sa personnalité. « Beaucoup de choses me venaient facilement. Mais au football, j’en ai fait, des push-ups, lors des entraînements ! Dans ce sport, si tu braves l’autorité, tu ne gagneras pas », explique Richard Speer. Curieusement, une évaluation en orientation suggérait un profil militaire ! « C’est vrai que moi, je ne vendais pas des pétards à mèche dans la cour d’école, je les faisais exploser ! Mais j’ai acquis la discipline, entre autres grâce au football. Par contre, j’aime faire mes propres règles. Encore aujourd’hui, je ne suis pas la personne la plus réceptive à l’autorité », s’amuse-t-il à raconter. Il reste que c’est parce qu’il entendait son père répéter qu’il faut toujours avoir à l’œil ses avocats et ses comptables que le jeune Richard a d’abord l’idée de faire carrière en droit. En outre, une chose lui semblait évidente : il n’avait aucun désir de travailler pour les autres.

Richard Speer parle avec sérénité de la relation parfois houleuse qu’il entretenait avec son père, décédé il y a une quinzaine d’années, qu’il attribue en partie au grand écart générationnel. « J’ai été choyé, j’ai profité d’un milieu aisé. Je me suis découvert entrepreneur sur le tard, même si mon père a toujours été en affaires. Il faisait partie de ces entrepreneurs intuitifs et il a vécu de bonnes et de moins bonnes expériences. Mes plus belles années, dans notre relation, furent les dernières, à partir du moment où j’ai pénétré l’univers créatif, qui lui était complètement inconnu. Alors, nous avons profité d’échanges beaucoup plus pacifiques, je pouvais valider mes idées avec lui et dépasser la relation d’autorité. »

Les promesses du désastre

La beauté de la jeunesse, c’est cette insouciance, cette croyance selon laquelle tout est possible. Un élan qui a conduit Richard Speer et une bande de copains, alors dans la jeune vingtaine, à s’aventurer dans un projet de tournage de film Imax. « L’expérience a été un désastre, se rappelle l’homme d’affaires avec un grand sourire. Mais elle m’a sorti du droit et m’a mené sur une autre voie, celle de la publicité. » C’est en effet en cours de projet et au fil des rencontres qu’il croise Jacques Langlois, alors dirigeant de Jet Films, une boîte de publicité où le jeune homme sera engagé comme gestionnaire financier. Il y apprendra ces choses qui ne s’apprennent pas sur les bancs d’école. « Jacques Langlois est un grand homme, un personnage comme il ne s’en fait plus aujourd’hui. Cette rencontre a été pour moi une révélation. C’était quelqu’un qui donnait beaucoup, qui déléguait avec confiance et ne craignait pas de donner aux autres de la place, de la visibilité, des défis », résume Richard Speer avant de conclure sur un silence empreint de respect. Le reste de l’histoire est digne d’un scénario pour jeunes aventuriers : Jacques Langlois, prêt à la retraite mais sans relève, voit échouer une offre de transaction pour la vente de son entreprise. Saisissant l’occasion avec ses partenaires Sylvain Archambault et Michel Fortin, RichardSpeer, 28 ans, montre rapidement son intérêt à ce mentor qui les aidera à financer la transaction. Un véritable saut en parachute. « Est-ce que j’ai eu peur ? Oui. Et j’avais certainement mal analysé la situation. Mais le danger de trop analyser, c’est la paralysie. Heureusement, devant cette aventure que j’avais probablement sous-estimée, j’ai su modestement écouter et m’entourer »,explique-t-il. Pourtant, lorsqu’il acquiert Jet Films, l’avenir de la publicité est plutôt sombre. Le jeune entrepreneur a toutefois une vision qui lui est propre. Peu importe qu’elle aille à contre-courant du principe qui veut qu’on se concentre sur sa spécialité, son approche fera ses preuves : depuis ses débuts, l’homme d’affaires, farouchement convaincu que cette voie assurera la croissance de son entreprise, mise sur la diversification. Les années suivantes seront marquées par cette stratégie. C’est d’ailleurs sous le nom d’Attraction qu’il rassemblera les nombreuses boîtes de production, de distribution et d’autres secteurs du divertissement et des médias dont il fera l’acquisition au fil du temps. Depuis 2010, toutes les activités d’Attraction sont centralisées à la même adresse, sur la rue de Gaspé, à Montréal. Entre-temps, Attraction connaît une véritable poussée de croissance et voit son chiffre d’affaires bondir de plus de 50 % entre 2012 et 2014 tout en maintenant sa trajectoire de diversification. Elle a entre autres fait l’acquisition des boîtes de production Cirrus Communications, Cité-Amérique et LP8 Media, en plus d’entreprises œuvrant dans le cinéma (Amsterdam, Still Life), la publicité et la radio.

Les cinq clés du leadership, selon Richard Speer
  • LE MOUVEMENT, car l’inertie éteint

  • GRANDIR et non grossir : une différence fondamentale

  • LA PEUR, véritable moteur du dépassement

  • GÉNÉRER DE L’ÉMOTION, parce que là se trouve l’humain

  • LA CAPACITÉ À VOIR SOUS DIFFÉRENTS ANGLES : l’intelligence flexible

L’Attraction des talents

Lorsque Richard Speer a pris les rênes de sa première entreprise, l’avocat et financier qu’il était avait le désir de travailler avec des créateurs, de les rassembler et de mettre en place l’environnement nécessaire à l’éclosion de leur talent. « Ma ligne de conduite est depuis toujours la même : m’occuper de tout ce qui n’est pas de l’ordre de la création afin de maximiser le potentiel créatif », confie-t-il simplement. Comptant à son actif de vifs succès comme le film C.R.A.Z.Y., qui a multiplié les prix internationaux, les séries Tout sur moi, La galère et La vie, la vie, l’émission Dans l’œil du dragon et le magazine Un chef à la cabane, il ne fait aucun doute que le patron d’Attraction a bien jaugé son rôle. Plus encore, ce rôle le comble. « Je suis motivé par cette intelligence flexible, qui n’est pas statique, par cette compétence à aborder les choses sous différents angles. J’aime m’entourer de gens meilleurs que moi, qui contribuent et apportent leurs couleurs aux projets et à l’entreprise », une complémentarité gagnante, selon Richard Speer. Le processus de création ne peut pas être mis en boîte ni s’accommoder du 9 à 5. Le patron d’Attraction le comprend pleinement et incite ses collaborateurs à trouver leur propre manière de l’exploiter. « Parfois, je dis à quelqu’un : “Va courir”, parce que c’est sa façon à lui, quand il court, de stimuler ses idées. Il revient d’autant plus productif. »


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Soutenir le talent, donc. Mais aussi le dénicher. Évidemment, il lui arrive parfois de se tromper. Ce n’est pas un problème, car, à son avis, l’erreur motive, donne de l’énergie et aide à grandir, à la condition d’en tirer des conclusions et des leçons. « Au début, pour reconnaître le talent, il y a eu beaucoup d’intuition », se souvient Richard Speer avant de poursuivre sur l’énorme respect qu’il porte aux artistes. « Les créatifs se livrent sans mesure, se mettent à nu, nous mènent ailleurs. Et les critiques ne les ménagent pas de leurs commentaires, bien souvent ! J’ai un infini respect pour ce talent que je ne possède pas. Le mien est plutôt de construire une plateforme qui génère et soutient les possibilités, de demeurer alerte, en veille stratégique. De créer des liens, aussi. Pour amener tout ça à grandir », conclut l’homme, méditatif.

Du style de vie à la création de valeurs

L’aventure d’Attraction semble d’une fluidité déconcertante. Pourtant, il y a quelques années, au risque d’une dangereuse collision entre les besoins d’un homme d’affaires jouissant d’un style de vie confortable et ceux d’une entreprise en croissance, Richard Speer a dû revoir ses priorités. « Dès le départ, mon entreprise m’a assuré un lifestyle agréable, et ce n’est pas facile de distinguer ce qui est bon pour soi de ce qui est bon pour l’entreprise. Tu te le fais dire, mais tu dois le réaliser par toi-même. Je l’ai finalement compris, parce que mon entreprise se dirigeait vers un mur. » Comme il ressent le besoin de s’outiller pour diriger sa boîte dans cette période de tourmente, il entreprend à la même époque une maîtrise en administration des affaires (MBA) à HEC Montréal. « J’avais mené l’entreprise quelque part ; elle était désormais à la croisée des chemins », se rappelle le patron d’Attraction, déterminé à mener l’entreprise dans la bonne direction.

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Le processus de création ne peut pas être mis en boîte ni s'accomoder du 9 à 5. Le patron d'Attraction le comprend pleinement et incite ses collaborateurs à trouver leur propre manière de l'exploiter. / Photo@Martin Girard

Ce virage ne prendra pourtant pas l’allure à laquelle il s’attendait. Coincé entre le parcours exigeant d’un MBA et les multiples obligations d’Attraction, Richard Speer est tiraillé et n’arrive pas à soutenir le rythme essoufflant de ces deux projets parallèles et énergivores. Quand il décide, à contrecœur, de renoncer au MBA, sa fierté en prend un coup. « Dans ma perspective, l’abandon est un échec. Je suis orgueilleux et, pour moi, lâcher était la fin du monde. » Si, avec le recul, ce choix entièrement justifié semble limpide, la secousse personnelle est grande. Mais nécessaire, reconnaîtra-t-il cinq ans plus tard : « Le wishful thinking n’était désormais plus un plan de match. Ça m’a donné la volonté de faire les choses autrement, de ne plus faire simplement de l’argent pour l’argent mais de construire, de créer de la valeur. D’aller plus loin, pour avoir l’indépendance de choisir mes projets. » Une période charnière qui devait s’avérer profitable. À preuve, depuis lors, l’entreprise a doublé de taille et s’est ancrée dans des valeurs claires.

Cette expérience amène Richard Speer à faire la distinction entre grandir et grossir. « Grandir est qualitatif, grossir est quantitatif », comme il le répète souvent. « Mais dans le processus, quand tu grandis avec ta boîte, il y a des moments de doute et de peur. En fait, il faut avoir peur, c’est un processus qui aide à se surpasser. Cela dit, tout ça vient avec une grande pression parce que, en tant qu’entrepreneur, tu as une responsabilité envers tes employés. Il faut prendre les bonnes décisions pour que tout le monde puisse s’épanouir et recevoir son salaire. » Pour traverser ces moments de solitude, le patron d’Attraction s’est joint à la confrérie d’affaires Young Presidents’ Organization afin d’échanger avec d’autres leaders, de dédramatiser certaines situations et d’avancer vers des pistes de solutions. « En tant que dirigeants, nous vivons les mêmes défis financiers, de ressources humaines, de développement. Devant ces contraintes similaires, nous pouvons partager nos expériences, sans prodiguer de conseils. J’y ai rencontré des gens exceptionnels où chacun s’inspire du succès de l’autre. Et j’aurais aimé qu’on me dise ça quand j’étais plus jeune… même s’il y a fort à parier que je n’aurais pas écouté », confesse-t-il avec humour, convaincu néanmoins de l’importance pour quiconque de trouver un lieu où entériner ses choix, nourrir sa réflexion et humaniser son rôle de dirigeant.

Attraction en bref

Fondée en 2002 à Montréal

Nombre d'employés: 150

Activités:

  • Production cinéma, télévision et nouveaux médias (Attraction Images)

  • Production publicitaire (Attraction Pub)

  • Radiodiffusion (Attraction Radio)

  • Exploitation de droits mondiaux de titres cinématographiques et télévisuels (Attraction Distribution)

  • Distribution de contenu pour les petits et les grands écrans canadiens (Niagara Films)

Le poids d'attraction dans l'industrie:

  • Consacrée « meilleure entreprise de production télévisuelle » en 2014 par l’Association québécoise de la production médiatique, Attraction Images produit des séries qui sont reprises aussi loin qu’en Russie, en Grèce, en France, en Espagne, en Suisse, en Ukraine, en Israël et en Pologne.

  • Attraction Pub, qui rassemble Jet Films et La Cavalerie, a produit près de 3 000 campagnes publicitaires pour des clients tels que la Banque nationale, Coca-Cola, Danone, la Fédération des producteurs de lait du Québec, Hyundai, Rogers Wireless et Tim Hortons.

  • Depuis sa création en 2012, Attraction Radio a fait l’acquisition de six stations régionales et atteint plus de 1,5 million d’auditeurs dans tout le Québec.

  • Depuis 2003, Attraction Distribution gère les droits d’exploitation mondiaux de plus de 200 titres cinématographiques et télévisuels, dont ceux des Contes pour tous de Rock Demers et des Filles de Caleb.

Quand l’émotion trône en reine

Mû par l’ambition de porter le potentiel créatif toujours plus loin, Richard Speer voit grand. Peut-être rêve-t-il qu’Attraction laisse son empreinte. « Parmi mes sources d’inspiration, il y a certainement les studios américains Disney, qui ont marqué l’histoire. En ce moment, l’industrie traverse une transformation extraordinaire et des développements technologiques qui apportent de grandes possibilités », explique l’homme d’affaires. Visiblement inspiré par les révolutions technologiques qui se déploient en tous sens, où les plateformes et les horizons numériques se multiplient, le patron d’Attraction apprécie ces outils pour le soutien qu’ils peuvent apporter à une histoire racontée. Selon lui, la force, c’est justement ce contenu. « Quand tu lis un scénario, tout est possible parce que tu n’as pas encore la contrainte du budget. Si tu veux Brad Pitt comme héros, aucun problème, tu inventes ton histoire. J’adore ce moment ! » Son plaisir : prendre la mesure de ce qu’un scénario deviendra concrètement. « C’est ce qui s’est passé quand j’ai lu le scénario de C.R.A.Z.Y. : ça valait la peine de soutenir le projet, je n’en doutais pas, mais jamais je n’aurais imaginé le succès que le film allait avoir. Une aventure menée par le talent de Jean-Marc Vallée pour raconter des histoires, faire surgir l’émotion pure. Emotion is queen. »

Dans une société qui exige la performance tous azimuts, le besoin de décrocher s’en trouve décuplé. Pour se ressourcer, atténuer le stress, rien de tel qu’une histoire pour s’évader, se laisser porter par la créativité du conteur, entrer dans son univers. « C’est notre grande force, ici au Québec, cette créativité sans limites, souvent stimulée par des ressources restreintes, cette capacité à générer l’émotion », clame Richard Speer, qui vient à peine de terminer son mandat à la présidence de l’Académie canadienne du cinéma et de la télévision, qu’il a mené avec la volonté de souligner l’excellence des talents d’ici. Ce rassembleur de talents ne tarit pas d’éloges quand il est question du bouillonnant potentiel créatif québécois. Orienté vers la création de valeurs, il insiste sur l’importance de valoriser l’entrepreneuriat au Québec : « C’est la création de valeurs de notre société. C’est une manière de créer notre économie », conclut-il, heureux de constater que l’aventure entrepreneuriale est de mieux en mieux accueillie et plus que jamais encouragée.

À la veille d’une tournée annuelle à moto avec une bande de copains qui les mènera sur les routes grandioses de la Gaspésie, Richard Speer ne laisse transparaître son excitation que par la lumière de ses yeux bleus. L’homme se dit heureux. « J’ai mangé mes croûtes et j’ai réalisé des apprentissages en prenant confiance. Je suis davantage enraciné. Aujourd’hui, je me sens accompli et j’ai le luxe suprême de faire ce dont j’ai envie. » La vie lui semble si bonne qu’il se demande s’il risque de s’éveiller. Peu importe : Richard Speer restera en mouvement, avec dans sa besace des rêves qui changent et évoluent avec un homme en devenir. « Où je me vois dans dix ou vingt ans ? N’importe où, sauf à la même place. L’inertie éteint. »