Article publié dans l'édition hiver 2016 de Gestion

Alors qu’émergent des plateformes virtuelles toujours plus riches, on assiste à la renaissance d’une certaine presse imprimée magazine. Souvent de grande qualité, ces nouveaux titres se multiplient. À Montréal, Nouveau Projet, Città ou The Alpine Review en sont de bons exemples. À l’occasion distribuées par des réseaux inusités – boutiques de vêtements, cafés – et proposées à un prix parfois conséquent, ces initiatives bouleversent les modèles établis. Qui sont ces nouveaux joueurs de l’industrie ?

Les difficultés que connaissent aujourd’hui les grands titres imprimés inquiètent de nombreux observateurs du domaine des médias. Les plus pessimistes prédisent à court terme la fin de la presse imprimée et son inévitable mutation numérique. C’est oublier qu’une industrie mute souvent aux extrêmes. Dans le domaine de la musique, on voit ainsi apparaître, d’une part, une dématérialisation toujours plus grande et, d’autre part, l’essor renouvelé du vinyle. Il en est de même dans le secteur de la presse, où une multitude d’initiatives voient le jour.


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Pas de recette

Tirant profit de la force de communautés souvent très localisées, la jeune presse magazine imprimée indépendante est animée d’une volonté particulière : renouer avec le temps et l’essence d’un métier soigneux. La facture sensée d’un support imprimé adopte ici la forme d’un magazine-objet avec un « modèle » qui se tient et des lecteurs prêts à payer, assez cher parfois, pour ces supports. Ce monde bigarré et en bouillonnement échappe souvent aux cadres établis en matière de gestion et de gestion de marques. Nul ne semble y être à la recherche d’un « modèle » d’affaires. Chaque expérience devient singulière et tire en partie sa valeur de cette singularité. Rien de reproductible ici ; pas de recette.

Une communauté de lecteurs-acteurs

Enjeu éditorial, d’écriture, de curation de contenus et de pure forme, le magazine imprimé est souvent voulu comme un objet, un « bel objet », produit dans le cadre d’une démarche généralement très esthétisante où on tente moins de répondre aux besoins d’un lectorat opportunément ciblé que de susciter une rencontre, voire une forme de communion. Cette logique, bien plus axée sur l’offre que sur la demande, se rapproche de ce qu’on voit habituellement dans le domaine des industries culturelles. Le « lectorat » est de façon assez constante défini et pensé en termes de « communauté » ; les acteurs du projet d’édition eux-mêmes, auteurs comme lecteurs, sont vus à l’horizontale en tant que contributeurs possibles de ce projet. Les frontières sont poreuses entre lecteurs et producteurs, chacun étant appelé à contribuer en fonction de ses moyens, de ses talents, dans la mesure où il partage également les valeurs qui animent le titre. Le magazine se « passe » comme un témoin rare et recherché, bâton de relais entre les membres de la communauté ; il est également un « signe » au sein des lieux que fréquente cette communauté. Il apparaît en fait, dans bien des cas, comme le précipité de l’état présent de cette communauté, elle-même assez peu stable, procédant surtout d’une émotion, d’espoirs diffus mais partagés, d’une même prise de position.

Les « irrégulomadaires »

Pour ces nouveaux éditeurs, qu’on peut voir comme des entrepreneurs non seulement d’information mais aussi culturels et sociaux, durer n’est pas toujours la préoccupation première. Certains de ces magazines voient leur avenir à long terme, certes, mais pour d’autres, l’horizon demeure incertain, soit parce que leur succès leur paraît encore improbable, soit parce qu’ils sont vraiment insoucieux de leur pérennité... voire la redoutent ! Pour ces titres, ce qui importe, c’est d’abord « être là », à sa place, et de produire un objet, ce magazine, conforme à une intention, avec le maximum de liberté et le minimum de concessions. Le magazine édité n’est alors qu’un signe heureux de réussite de ce projet, à l’image de Little Brother Magazine à Toronto. Un signe qui tire souvent sa valeur de sa rareté, les numéros paraissant souvent de manière irrégulière. Certains parlent ainsi d’« irrégulomadaires ».


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Dans une société où tout bouge, change et évolue, l’idée voulant qu’un système ou qu’une organisation puisse demeurer immobile est une simple vue de l’esprit ; la créativité peut ainsi être définie comme une forme de « contraction du temps », ce qui ne signifie pas nécessairement son accélération. Ainsi, le fait de « prendre son temps, pour le temps que ça durera », est quelque chose d’essentiel aux yeux de nombreux acteurs de cette jeune presse imprimée. C’est une façon très différente d’envisager ce que « marque veut dire ». L’œuvre de Liu Bolin illustre bien ces propos. L’artiste chinois documente de façon frappante les évolutions de sa société comme de la nôtre, notamment sous l’angle de nos rapports d’identité complexes dans une société de consommation, pris que nous sommes entre revendication de différence et uniformité acceptée. Un des principes moteurs des marques, qui figurent au premier plan de nos sociétés de consommation, est la recherche incessante de la « distinction ». La pléthore de l’offre crée toutefois un effet paradoxal et redouté en marketing, celui de l’« indifférenciation » : la volonté de beaucoup de ces nouveaux acteurs est peut-être simplement d’apparaître de nouveau ?

Les nouveaux modèles d’affaires des magazines

La bonne compréhension de la renaissance de ces titres imprimés est nécessaire pour saisir l’essence de la mutation des médias puisque celle-ci est révélatrice de mouvements profonds. Pour ce faire, il est possible de dégager une typologie de ces initiatives en se posant quelques questions : la publication fait-elle figure d’objet principal ou d’objet complémentaire ? Sur quel horizon ces publications et leurs auteurs se projettent-ils ?

modeles daffaires magazines

Illustration Istock