Article publié dans l'édition Été 2021 de Gestion

Quinze mois, est-ce assez long pour que de profonds changements puissent s’enraciner au sein d’une entreprise? Avec la pandémie qui semble s’essouffler, les organisations préparent ou entament leur retour à la normale. À quoi ressemblera ce retour après une pause aux allures de grande cassure? La «nouvelle normalité» sera bien différente de l’ancienne, disent de nombreux dirigeants. Et c’est tant mieux!

Le début de la pandémie a été géré avec une forte dose d’adrénaline et de peur. Les entreprises et leurs équipes ont dû s’adapter – et vite! – pour faire face à un bouleversement inédit. Toutefois, en perdurant, le confinement a transformé les accommodements d’urgence en modes de travail balisés et normalisés. En raison de sa longueur, la pandémie aura donc des effets beaucoup plus durables et sérieux qu’on aurait pu l’imaginer il y a un an.

Le vieux mythe voulant que les gens soient moins productifs lorsqu’ils ne sont pas au bureau est tombé. La gestion par résultats, l’autonomie et le partage des responsabilités ont pris la place qu’on leur promettait depuis des années. «Pour moi, les cadres de premier niveau ont été des héros en accompagnant les employés au jour le jour, dit Nathalie Larue, première vice-présidente, stratégie, marketing et services aux particuliers, chez Desjardins. Leurs modes de gestion et leur vie au travail ont été complètement bouleversés. Pourtant, c’est grâce aux gestionnaires qu’on a réussi à réinventer les modes de travail tout en continuant à atteindre les résultats.»

La pandémie n’aura pas révolutionné le monde du travail, mais elle aura été un puissant accélérateur de tendances que les organisations peinaient à adopter. «De toute évidence, la dernière année a été l’occasion de remettre en question de très nombreuses façons de faire qui devaient être réévaluées», dit Caroline Ménard, présidente de l’agence Brio Conseils. Ça a donné plus de puissance aux modèles de gestion collaborative et de coresponsabilité. Et on ne vit pas dans la maison des Calinours : tout ça mène aussi à de la performance!»

Des questions humaines et existentielles

L’être humain et sa valeur sont revenus au cœur des décisions et des actions des organisations. Ce constat s’impose sans cesse chez les dirigeants qui préparent l’après-pandémie et qui sentent une vague de fond que personne ne pourra éviter. «On voit qu’à très grande échelle, les gens se sont posé des questions existentielles comme celles qui suivent une maladie grave ou une crise cardiaque. Et cette introspection, tout le monde l’a faite en même temps!», fait remarquer Sébastien Fauré, chef de la direction de l’agence Bleublancrouge. «Cette remise en question de notre relation au travail amène des changements profonds. Comme leaders, on doit en évaluer les conséquences à long terme. Et dans les entreprises, on doit comprendre que l’engagement des employés, ça se mérite.»

Ce tableau se confirme d’ailleurs dans les études. «Les gens ne veulent plus souffrir au travail, dit Mircea Vultur, professeur à l’Institut national de la recherche scientifique. Ils veulent des conditions de travail qui favorisent leur bien-être et une véritable reconnaissance. Donner un sens à ce que font les travailleurs comptera de plus en plus. On le savait déjà, mais la pandémie l’a mis en évidence.»

C’est donc dans ce contexte que les dirigeants planifient l’organisation des milieux de travail de l’après-confinement. Et la question de la pérennité du télétravail arrive en tête de liste. Selon une étude Léger Marketing publiée en novembre 2020, 88 % des Québécois ayant fait du télétravail lors de la crise sanitaire estiment que l’expérience a été positive. Cette appréciation se confirme dans les sondages internes en entreprise : «dans nos sondages hebdomadaires, on voit que le niveau de bien-être s’est accru, de même que la bienveillance entre collègues, constate Nathalie Larue. On voit aussi que les gens n’ont pas envie de reprendre leur auto ou le métro tous les matins.»

Pas de retour en arrière

«Être esclave d’un cubicule, c’est fini», laisse tomber Sébastien Fauré. Les sondages publics et internes démontrent que les télétravailleurs ont découvert les facettes positives du télétravail forcé, notamment la possibilité de mieux concilier le travail et la vie personnelle, la réduction du temps de transport et la flexibilité des horaires. La nouvelle organisation du travail, y compris l’option à distance, devra donc rester : les travailleurs gagnent un temps précieux et nombreux sont ceux qui envisagent cette mesure imposée comme un véritable avantage social. Obliger les gens à rentrer au bureau à temps plein pourrait donc provoquer des frictions dans certains milieux de travail.

Les dirigeants interrogés pour cet article estiment que les entreprises où on a refusé de modifier le mode d’organisation vont être déphasées par rapport au reste du monde du travail. «Les gestionnaires ne pourront pas revenir en arrière après la pandémie et dire aux employés : “tu arrives à 8 h et tu pars à 16 h. Entre-temps, tu es mon esclave!”, illustre Sébastien Fauré. Ce serait parfaitement inacceptable. Les gens vont aller ailleurs.»

Les entreprises qui n’offrent pas de flexibilité, notamment en matière d’horaires de travail, perdront des employés au profit de celles qui ont déjà adopté des mesures plus accommodantes. «C’est clair que les gens ne voudront pas retourner dans des milieux rigides et contrôlés. Un jour ou l’autre, même les entreprises qui résistent vont devoir s’adapter», estime Caroline Ménard.

Bien sûr, la flexibilité en milieu de travail, y compris l’accès au télétravail, n’est pas apparue avec la pandémie. Mais ces modes d’organisation étaient loin d’être la norme, même dans les entreprises ouvertes aux transformations. Contrairement aux firmes qui résistaient, celles-là ont profité du confinement pour faire de la gestion de changement en accéléré.

Chez Desjardins, par exemple, les projets de bureaux non assignés ont été lancés il y a quelques années. Nathalie Larue décrit l’évolution des perceptions à propos de ces environnements de travail : «au début, il a fallu fortement encourager les équipes à adopter ce modèle, alors qu’aujourd’hui, on n’arrive pas à suivre le rythme. Toutes les équipes veulent avoir accès aux nouveaux types de bureaux et maintenir le télétravail quelques jours par semaine, confirme-t-elle. J’ai géré plusieurs grandes transformations dans ma vie et je n’ai jamais réussi à faire aboutir des changements aussi vite qu’au cours de la dernière année. J’estime qu’on s’est évité cinq ans de gestion des transformations.» Actuellement, plus rien ne ressemble à ce qu’on avait auparavant : c’est donc l’occasion parfaite de construire autre chose.

Après la pandémie, le télétravail devrait normalement demeurer une tendance lourde : en plus des avantages pour les employés, les entreprises ont en effet observé des gains de productivité. Aux économies potentielles en matière de location de bureaux et d’entretien des bâtiments s’ajoute le fait que beaucoup de travailleurs ont été plus productifs à la maison. «Mais il va falloir moduler, fait remarquer le professeur Mircea Vultur. Ce n’est pas tout le monde qui est fait pour travailler à la maison, notamment en raison des différentes réalités familiales et des disparités entre les logements. Par ailleurs, il faut continuer à favoriser les rencontres entre collègues et le brassage d’idées.»

Trois critères pour évaluer les effets de la pandémie

Selon Daniel Mercure, professeur titulaire au Département de sociologie de l’université Laval, l’évaluation des effets de la pandémie sur les milieux de travail doit tenir compte de trois éléments. Au critère de la productivité s’ajoute celui des modes de coordination, du contrôle et de la communication organisationnelle. Enfin se greffent les facteurs extrinsèques du travail comme la famille, l’état de santé et le rapport à l’espace.

  1. Au début de la pandémie, le recours au télétravail a entraîné de forts gains de productivité. Ce rendement accru sera-t-il permanent? «À mon avis, au début de la crise sanitaire, on a assisté à un effet Hawthorne, c’est-à-dire qu’on a enregistré un gain de productivité parce qu’on devait composer avec des circonstances exceptionnelles.» Mais cet effet disparaît généralement lorsque la situation revient à la normale ou quand ce qui est hors du commun devient habituel. «Je ne pense pas qu’on assistera, à long terme, à des gains de productivité grâce au télétravail.»

  2. «La pandémie a été particulièrement difficile pour les cadres de proximité», mentionne le professeur Mercure. Le travail de ces gestionnaires est intimement lié à la qualité des communications et à la coordination d’activités quotidiennes, ce qui devient plus complexe avec le recours accru au travail à distance. «Ces cadres, qui doivent prendre rapidement des décisions avec autant d’informations que possible, risquent d’être nombreux à tomber en épuisement professionnel.»

  3. Les facteurs extrinsèques qui influent sur la motivation et sur la productivité des télétravailleurs sont multiples : niveau de bruit, confort du bureau à domicile, présence d’enfants à la maison, etc. «Avant la pandémie, l’effet positif du travail à la maison était considéré comme une évidence. Mais ce n’est pas le cas. Dans le rapport à l’espace, est-ce qu’on crée un système d’inégalités sociales au travail? C’est une question qu’on doit se poser», conclut M. Mercure.

Lieux de partage et de collaboration

Si tous ont constaté que les équipes n’ont pas eu besoin de se rendre au boulot pour être performantes, la fin de la pandémie annonce la reprise des bonnes vieilles discussions de corridor, créatrices de bouillonnements d’idées. En planifiant le retour, les organisations cherchent à atteindre un précieux équilibre entre la flexibilité du télétravail et la nécessité du travail collaboratif.

Cette transformation annonce sans contredit la reconfiguration des bureaux désuets. Sébastien Fauré estime par exemple que plus de la moitié de ses locaux ne sont pas adaptés en vue de l’après-pandémie. Les postes individuels devront faire place à davantage de lieux de travail collectif.

Dans les grandes entreprises, la planification du retour au bureau est complexe. Chez Desjardins, on a donc consulté les gestionnaires de toutes les unités afin de déterminer les moments où le travail à la maison sera possible et où les équipes devront être au bureau. Ce processus a démontré un engagement généralisé à maintenir le télétravail. «À long terme, on va probablement devoir diminuer nos espaces. En même temps, c’est impossible de savoir si on est dans une vague qui va passer, remarque Natalie Larue. Dans l’immédiat, on ne se mettra pas à fermer nos bureaux!»

Les dirigeants vont aussi devoir créer des environnements de travail qui donneront aux employés le goût d’y revenir. «Les entreprises n’ont jamais été aussi connectées. Dans une certaine mesure, j’ai plus été en contact avec mes collègues pendant la pandémie qu’avant, fait observer Caroline Ménard. Et personne n’a besoin de retourner au bureau pour faire des tableaux Excel! Mais comme être humain, même si je vais bien et que je suis dans une situation privilégiée, je ressens un vide. On souffre tous du manque de rapports humains.»

«Il nous manque des bouts de vie, confie Sébastien Fauré. Il ne faut pas sous-estimer l’importance de notre côté émotif et des répercussions psychologiques de la crise sanitaire. Il va falloir créer des milieux où les êtres humains auront envie de retourner. On en a besoin, parce que la vie, ça ne se limite pas à faire, c’est aussi être.»