Article publié dans l'édition Hiver 2010 de Gestion

D’entrée de jeu, il me paraît essentiel de rappeler quelques faits. Tout d’abord, le fait de travailler huit heures par jour, c’est vendre, chaque jour ouvrable, huit heures de sa vie!

En outre, la question cruciale, malgré l’angoisse et les pressions liées à la crise économique, malgré les inquiétudes quotidiennes que beaucoup de personnes éprouvent pour boucler un budget familial ou personnel, n’est pas tant combien je vends ma vie, mais comment je la vends. Et nous la vendons toujours mal… Cela a le plus souvent des conséquences directes et indirectes, violentes et perverses sur notre vie intime.

Nous savons de plus en plus que les maladies, les accidents, le passage à l’acte ou les violences plus latentes, plus diluées, plus diffuses telles que le mal­-être, l’état dépressif, un manque de désir de vivre ou une perte d’énergie sont liées à l’impact des relations professionnelles sur notre existence. Avec des retombées plus ou moins pernicieuses sur notre vie de couple ou sur notre vie familiale.

La dimension du changement qu’il me semble le plus urgent de prendre en charge dans les organisations, c’est de réhabiliter un niveau de qualité dans les relations interpersonnelles, et par la même occasion de favoriser un positionnement plus clair des relations intrapersonnelles, soit les relations que chacun établit avec lui­-même.

La valorisation des relations fonctionnelles

Ce qui reste privilégié et valorisé, dans le monde du travail, ce sont les relations fonctionnelles avec leurs particularités et les spécialisations très poussées selon la fonction, le poste qu’on occupe ou le rôle qui nous est attribué dans un organigramme. La plupart des formations et des perfectionnements proposés portent d’ailleurs sur l’amélioration de ces différents points.

Les relations fonctionnelles sont construites essentiellement autour du savoir (connaissances techniques et théoriques, possession et maîtrise de l’information) et du savoir-­faire (apprentissage, habiletés, expériences et compétences techniques).

L’amélioration des relations interpersonnelles

La prise en compte d’une amélioration possible des relations interpersonnelles pourrait s’appuyer sur l’intégration d’un meilleur savoir-­être, d’un savoir-­créer plus dynamique et d’un savoir­-devenir plus souple. Ces trois aspects ne peuvent se développer que si nous acceptons que l’entreprise, qui est considérée avant tout comme un lieu de production, d’efficience et de rentabilité, devienne aussi un lieu de transformation, de changement, voire de développement personnel, pour tous les individus qui la composent.

Autrement dit, la mutation à faire pourrait se baser sur le développement d’un principe écologique d’échanges et de stimulation. Pour cela, il faudrait créer dans l’entreprise des lieux et des temps de partage. Ce serait l’équivalent d’une oasis relationnelle où s’exprimeraient les interrogations, les doutes et le potentiel de chacun.


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Actuellement, l’entreprise remplit sa mission sur la base d’un échange financier que je schématise ainsi : «J’achète votre force de production, qui me per­ met de rester vivante et performante, en échange d’un prix qui vous permet (à vous, salarié) de survivre aujourd’hui, sans garantie aucune pour l’avenir si les conditions extérieures (l’impact de la mondialisation) se modifient.»

Ce qui a fondamentalement changé ces dernières années, c’est que l’entre­prise ne propose plus un lieu de référence et un cadre de travail stable. Elle ne donne plus en prime une sécurité, une espérance de croissance personnelle ou de réussite professionnelle à l’intérieur de sa propre structure. Elle accepte elle­-même, implicitement, d’être transitoire et de se reconvertir… ailleurs, sous des cieux plus cléments pour le marché du travail.

Si nous considérons l’entreprise comme un organisme vivant, la sève nourricière de cet organisme ne peut être réduite, comme on le croit sou­vent, à la tâche produite ou aux résul­tats obtenus, mais à la qualité des communications interpersonnelles quo­tidiennes au travail. Si communiquer veut dire mettre en commun, c’est sur la nature de cette mise en commun qu’il faut s’interroger.

L’amélioration des relations intrapersonnelles

Nous savons qu’il existe une inter­dépendance importante entre la qualité des relations interpersonnelles et la qualité des relations intrapersonnelles. Cependant, la qualité de la relation avec soi­-même est trop souvent niée ou négligée dans le monde du travail. En conséquence, un nombre grandissant de travailleurs, qu’ils soient ouvriers, employés ou cadres, ne supportent plus l’image de soi, les déceptions et les frustrations liées à une non-­recon­naissance de leurs attentes, de leurs compétences, de leurs ressources et de leurs limites (c’est le cas, en particu­lier, pour les femmes, dans les conflits de rôles qu’elles doivent affronter). Cela se traduit de la manière suivante :

  • Une frustration de plus en plus forte de ne pouvoir se parler et être entendu par les personnes mêmes avec qui nous travaillons,
  • Une accumulation de compromis «acceptés» mais qui sont vécus et subis comme des compromissions,
  • L’humiliation de ne pas être reconnu tel qu’on est, d’avoir une étiquette, d’être catalogué, évalué et jugé à partir de critères qui se veulent fonc­tionnels et qui se révèlent inadaptés ou injustes dans la conscience du plus grand nombre,
  • La non-­confiance, le doute sur sa propre valeur ou sur son utilité, qui engendre la non-­valorisation de soi.

On observe dans beaucoup d’entre­prises une mauvaise gestion et une utilisation souvent incohérente des res­sources et des compétences de cha­cun. D’où la tendance de plus en plus marquée chez de jeunes cadres et chez les jeunes tout court à créer des mini­-entreprises qui, au­delà des risques et de l’insécurité qu’elles comportent, valorisent l’autonomie, la créativité et la liberté d’être. Ce sont des critères prio­ritaires qui sont recherchés par de plus en plus de travailleurs.

Devant ces manques et ces insuffi­sances, nous pouvons constater qu’au point de vue relationnel le monde de l’entreprise est un milieu de vie qui entraîne souvent la maladie. Nous savons, par exemple, qu’une relation vivante suppose une alternance de positions d’influence. C’est l’accep­tation de cette alternance qui entraîne la réciprocité, un enrichissement du partage et du dialogue ainsi qu’une créativité possible.

Or, nous remarquons que la plupart des relations dans l’entreprise s’inscri­vent non pas dans des rapports de réci­procité, mais dans des rapports de contraintes. L’alternance des positions d’influence y est quasi inexistante dans la plupart des structures profession­nelles. La majorité des travailleurs ont l’impression que leurs idées ne sont pas prises en compte, que leur parole n’arrive pas à l’oreille des décideurs, que leurs propositions restent lettre morte.

De plus, les structures de communication en place entretiennent le plus souvent des dynamiques infantilisantes, en raison surtout d’une mauvaise gestion de la demande, du don, de l’accueil et du refus, qui sont les quatre piliers d’une communication vivante.


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Les bases du management relationnel

Un management relationnel pour une entreprise vivante favorisera des relations interpersonnelles plus respectueuses de chaque personne qui y vit, plus centrées sur celle-ci, et donc plus créatrices d’énergie.

Un management relationnel pour une entreprise dynamique rendra possible
les échanges d’une qualité entre tous les protagonistes qui non seulement y travaillent, mais y vivent une part importante, sinon essentielle, de leur existence.

Un management relationnel pour une entreprise performante donnera une valeur concrète à la mise en pratique de quelques règles d’hygiène relationnelle communes, soit des règles intériorisées par chacun et transmissibles au quotidien.

Je crois qu’une relation créative qui vise à une autonomie maximale de chacun des protagonistes repose sur un management relationnel qui pourrait faire les choix suivants :

  • Sur le plan de la demande, mettre l’accent sur les invitations et les suggestions plutôt que sur les exigences ou les contraintes,
  • Sur le plan du don, favoriser en priorité l’offre au lieu de la prescription, la stimulation au lieu de l’obligation,
  • Sur le plan de l’accueil, apprendre à laisser venir, à accepter, plutôt que de prendre, de s’approprier ou de manipuler,
  • Sur le plan du refus, développer l’affirmation, rendre possible l’expression d’un refus qui ne sera pas entendu comme un rejet ou un blocage, mais comme une autre option.

Nous savons bien aujourd’hui que l’infantilisation et la dépendance ouvrent la porte à des sabotages conscients ou inconscients. Que l’utilisation abusive directe ou indirecte, implicite ou explicite, d’injonctions, de menaces, de la dévalorisation, de la culpabilisation et du maintien de relations dominants­ dominés à l’intérieur d’un ensemble donné devient coûteuse pour l’ensemble de la structure, car elle transforme un collaborateur en un exécutant plus ou moins passif.

Si nous acceptons d’introduire un ajustement dans les conduites de gestion par l’introduction de quelques règles minimales d’hygiène relationnelle, nous favoriserons le développement d’une qualité de vie dont bénéficiera l’entreprise tout entière, qui deviendra ainsi plus vivante, plus dynamique et, par conséquent, plus performante.