Dire non aux tâches qui ne relèvent pas de ses fonctions. Limiter son horaire à 35 heures de travail. Ne pas répondre à ses courriels le soir ou la fin de semaine. Autrement dit, faire ce pour quoi on est payé, sans plus. C’est ce qui définit le quiet quitting, ou la «démission silencieuse». Faut-il craindre ce mouvement amorcé aux États-Unis et popularisé par les médias sociaux?

«Quand j’ai vu les réactions autour du quiet quitting, je me suis carrément demandé si j’avais mal compris de quoi il était question», lance Camille Lin, CRHA, consultante spécialisée sur la prévention des risques psychosociaux au Groupe-conseil Perrier. Elle a observé que, tant sur les réseaux sociaux que dans les articles à ce sujet, on présentait généralement ce phénomène comme une… catastrophe. «Ce qu’on a beaucoup entendu, c’est que ce n’est pas normal, que les employés doivent être complètement engagés par rapport à l'entreprise. Mais, est-ce que cela ne signifie pas tout simplement faire son travail?», questionne-t-elle.

Selon la créatrice du balado 5 à 7 RH, peu d’articles exposaient le fait que les adeptes de ce mouvement tentent plutôt de rétablir l’équilibre entre leur vie personnelle et professionnelle en posant leurs limites. Autrement dit, ils ne veulent pas mettre le travail au centre de leur vie. Pour Jean-François Bertholet, c’est aussi une façon de protester contre les grandes corporations qui engrangent des profits, parfois sur le dos des travailleurs. «Plusieurs vont se demander pourquoi aider une entreprise, comme une banque, à s’enrichir en donnant son temps. Et on ne peut pas leur donner complètement tort», explique le chargé de cours à HEC Montréal et consultant en développement organisationnel.

Or, c’est un choc pour certains employeurs qui, malgré leur discours sur le bien-être au travail et la santé, mesurent souvent l’engagement au fait d’en donner toujours plus, constate Estelle M. Morin, professeure titulaire au Département de management de HEC Montréal. «S’en tenir uniquement à ce qui est attendu, c’est respecter le contrat social, précise-t-elle. Mais ce n’est pas valorisé par la hiérarchie. On va probablement le faire sentir aux travailleurs lors des évaluations annuelles.»

Retour aux sources

Si ce phénomène ne date pas d’hier, ce n’est pas pour rien que ce mot-clic est devenu viral au cours des dernières semaines. En effet, remarque Estelle M. Morin, la pandémie a permis une réflexion collective et individuelle sur la place qu’occupe le travail dans nos vies. La pénurie de main-d’œuvre a aussi modifié le rapport de force au profit des travailleurs, note-t-on. Et les plus jeunes générations remettent en question le modèle actuel. «Quand ils voient tout ce qui se passe, comme les changements par rapport à l’environnement, ils se demandent à quoi ça sert tout ce qu’ils font», soulève Camille Lin. Et, ajoute-t-elle, ils demandent si cela vaut la peine d’investir tous ces efforts, alors que la vie est plus difficile que pour leurs parents.

Le quiet quitting est aussi un rempart contre ce qu’Estelle M. Morin appelle les «tâches illégitimes». En effet, pour réduire leurs coûts ou tout simplement pour pallier le manque de main-d’œuvre, plusieurs entreprises ont augmenté la charge des travailleurs. Elle décrit comme exemple les employés qui doivent maintenant créer leurs propres présentations, alors qu’ils avaient auparavant accès aux services de graphistes. «Beaucoup de gens se demandent au fond ce que ça donne d’en faire plus si ce n’est pas reconnu et apprécié à sa juste valeur», observe la professeure.

Si l’employeur veut modifier les termes du contrat, et c’est de cela qu’il est question, il faut se rasseoir et en discuter pour s’assurer de maintenir l’équilibre, poursuit-elle. Il faut aussi offrir quelque chose en échange de cet effort supplémentaire. «Sans augmenter nécessairement les salaires, est-ce qu’on pourrait offrir une formation, dégager du temps pour ces nouvelles tâches, lui donner les moyens de réussir?», indique-t-elle.

À la longue, ce déséquilibre peut créer une sensation d’injustice chez les travailleurs, ce qui ouvre parfois la porte aux abus, souligne Jean-François Bertholet. Animés par ce sentiment, certains risquent d’avoir envie de jeter l’éponge et d’en faire le moins possible, voire d’esquiver certaines tâches. «Ils ont l’impression de faire un pied de nez à leur employeur, illustre-t-il. C’est la revanche silencieuse des travailleurs, qui peut parfois être sournoise parce qu’ils vont simplement décrocher.»

C’est d’ailleurs à ce sentiment d’iniquité qu’il faut s’attarder pour éviter le désengagement de ses troupes. «Les gens qui ne font qu’accomplir ce qui leur est demandé ne sont pas désengagés pour autant, explique Estelle M. Morin. Toutefois, si on leur demande toujours plus, sans leur offrir d’avantages en retour, ils risquent de se sentir injustement traités. C’est ce qui érode les liens et crée des problèmes d’engagement et d’épuisement

Pour éviter cela, il faut se connecter aux travailleurs pour mieux comprendre leur réalité et leurs besoins. «Plutôt que d’attendre l’évaluation annuelle, on peut prévoir des rencontres chaque semaine pour savoir comment la personne se sent par rapport à ses tâches, à sa charge de travail, si ses compétences sont assez utilisées ou non, propose Camille Lin. C’est ce que j’appelle le petit café du vendredi.» Elle suggère aussi de revenir à la base des éléments qui composent l’engagement au travail, soit le sentiment de compétence, l’autonomie, la reconnaissance et les relations sociales.

Pour la consultante, les employeurs ont aussi tout intérêt à réfléchir à leurs pratiques en matière d’équilibre. «On a vu beaucoup d’entreprises mettre en place des mesures comme des cours de yoga ou de méditation pour améliorer le mieux-être de leurs équipes, mais qui continuent de valoriser le fait de répondre aux courriels le soir ou la fin de semaine», donne-t-elle en exemple. Bref, il faut joindre la parole aux gestes, en repensant réellement sa culture d’entreprise, conclut-elle.