Le nombre d’entreprises québécoises cotées en Bourse est en chute libre depuis plusieurs années. Ce déclin se fait aussi sentir au Canada et aux États-Unis. Pourquoi la Bourse fait-elle aussi peur ?

« C’est parce que je suis entré en Bourse que j’ai pu faire des acquisitions, générer de la croissance et construire une entreprise performante dont la valeur a explosé », se réjouit Marcel Bourassa, président et chef de la direction de Savaria.

Fondée en 1979 et achetée pour 200 000 $ par Marcel Bourassa en 1989, Savaria vaut maintenant plus de 650 millions de dollars. Établi à Laval, ce concepteur et fabricant de produits de mobilité personnelle (sièges mobiles d’escalier, plates-formes élévatrices, ascenseurs, lève-patient, etc.) est entré en Bourse en 2002.

« Il faut croître quand on est en Bourse, affirme Marcel Bourassa. Il faut montrer de bons chiffres tous les trimestres. Moi, je suis devenu un consolidateur dans l’industrie. Je fais des acquisitions, souvent en monnayant des actions. Depuis mon entrée en Bourse, j’ai amélioré la gouvernance et adopté les méthodes de comptabilité rigoureuses exigées pour les entreprises publiques. Nous n’en sommes devenus que plus performants. »

Les dirigeants de Savaria possèdent tous des options d’achat. Cela nourrit d’autant plus leur motivation que la valeur de l’action a grimpé de 3,25 $ à plus de 17 $ en trois ans. La réponse de Marcel Bourassa à ceux qui craignent la Bourse parce qu’elle les oblige à diluer leur propriété ? « Je préfère être propriétaire de 30 % de 650 millions de dollars, comme c’est le cas présentement, que détenir 65 % de 30 millions ! »

Un fort déclin

Toutefois, les entreprises québécoises sont de moins en moins nombreuses à suivre cet exemple. Certaines font même l’inverse. Ainsi, en avril 2017, le fabricant de composantes métalliques Groupe Canam et le concepteur et fabricant d’appareils d’éclairage Lumenpulse ont tous deux annoncé qu’ils quittaient la Bourse de Toronto (TSX). De 322 en 2008, le nombre de firmes québécoises cotées en Bourse au Canada a chuté à 195 en 2016, soit 8,7 % du total canadien.

« Ce déclin se fait aussi sentir au Canada et aux États-Unis », souligne Ari Pandes, professeur assistant en finance à l’université de Calgary et coauteur d’une recherche sur le sujet parue en 2013. Entre 1980 et 2000, les États-Unis ont vu en moyenne 311 entreprises entrer en Bourse chaque année, contre 99 au cours de la décennie suivante, démontre cette étude. Au Canada, le nombre moyen annuel d’entreprises faisant un premier appel public à l’épargne (PAPE) au TSX est passé de 42,6 entre 1993 et 2000 à 18,2 par la suite.

« Le déclin canadien est d’autant plus surprenant que les prix des ressources naturelles ont été très élevés entre 2000 et 2015, ce qui aurait dû accroître le nombre de PAPE dans ce secteur, s’étonne le chercheur. Or, cela ne s’est pas produit. Il semble que plusieurs firmes préfèrent être rachetées par de plus grands joueurs que d’entrer en Bourse. »

Beaucoup d’argent privé

Mais d’où vient donc cette désaffection, notamment au Québec ? Elle résulte de la conjonction de plusieurs facteurs différents, croit Michel Magnan, professeur de comptabilité à l’Université Concordia et coauteur d’un rapport sur les PAPE au Québec publié en 2016. Un des facteurs les plus importants est l’abondance de capitaux provenant de fonds privés et de grands fonds institutionnels québécois, par exemple la Caisse de dépôt et placement du Québec ou le Fonds de solidarité de la FTQ.

« Les entrepreneurs ont plusieurs options pour financer leur compagnie tout en la gardant privée, en en conservant le contrôle et en évitant les frais et le temps qu’exige la reddition de comptes trimestrielle d’une entreprise publique », explique Michel Magnan.

La gestion de portefeuilles a elle aussi évolué. Les comptes sont gérés par des courtiers qui achètent de grandes quantités de titres qu’ils distribuent ensuite parmi leurs clients. Par conséquent, l’achat de 1 000 actions d’une entreprise qui fait son entrée en Bourse n’est guère susceptible de les intéresser. Ces entreprises ont donc plus de difficulté à trouver preneur. En 2011, une étude de PricewaterhouseCoopers (PwC) et de Fraser Milner Casgrain a montré que les grandes firmes de valeurs mobilières canadiennes ne s’intéressaient plus à l’émission d’actions par des PME en croissance en dehors du secteur des ressources naturelles.

Par ailleurs, les grandes institutions qui achètent les titres des PAPE, principalement établies à Toronto, sont moins familiarisées avec les entreprises québécoises. Ce phénomène peut aussi nuire aux firmes québécoises déjà inscrites en Bourse. « Une fois publiques, les compagnies doivent être visibles pour attirer des investisseurs et faire augmenter les transactions sur leurs titres, poursuit Michel Magnan. Mais les analystes sont concentrés à Toronto et suivent peu les compagnies québécoises. »

La crainte des contraintes

Voilà pour les obstacles. Toutefois, selon Lorraine Sauriol, maître d’enseignement en finance à HEC Montréal, les entrepreneurs ne sont pas prêts à aller en Bourse à n’importe quel prix. « Pour certaines PME, la liste des inconvénients peut peser plus lourd que les avantages dans la décision d’aller de l’avant ou non avec un PAPE », soutient-elle.

Plusieurs PME ne répondent tout simplement pas aux critères d’entrée en Bourse en matière de bénéfice net, de flux de trésorerie, etc. D’autres n’ont ni les moyens financiers ni le temps de travailler à un PAPE, lequel requiert notamment la refonte du système de contrôle financier, la création d’un conseil d’administration (ou sa révision s’il y en a déjà un) ainsi que l’adoption ou la refonte des politiques de gouvernance, sans parler des dépenses liées aux commissions des courtiers, des honoraires des analystes et d’autres professionnels, etc.

Être coté en Bourse exige aussi de divulguer de l’information financière tous les trimestres. Cela nécessite l’ajout de personnel pour produire l’information, rédiger et émettre les communiqués de presse et entretenir les relations avec les investisseurs.

Puisqu’une entreprise inscrite en Bourse est suivie par des analystes, la pression à livrer les résultats annoncés est plus forte. « Cela peut inciter les dirigeants à privilégier une vision à court terme, ce qui est incompatible avec les sociétés de R et D, par exemple », note Lorraine Sauriol.

Des avantages sous-estimés

Alors, pourquoi y aller ? Parce que les avantages peuvent être tout aussi nombreux et payants, répond Louis Doyle, directeur général de l’association Québec Bourse et ex-vice-président de la Bourse de croissance TSX. M. Doyle voit l’accès au marché boursier comme un incontournable pour réaliser des ambitions de croissance. Il en veut pour preuve les succès de fleurons québécois comme Alimentation Couche-Tard, CGI ou Jean Coutu.

« Cela permet de diversifier les sources de financement et offre un moyen intéressant pour faire des acquisitions ou rémunérer des cadres et des employés essentiels, dit-il. L’augmentation de la visibilité et de la notoriété et l’obligation de transparence contribuent à rassurer et à attirer des investisseurs et d’autres entreprises qui peuvent devenir des partenaires stratégiques, en plus de rendre la firme plus performante. »

Louis Doyle reconnaît que bien des entrepreneurs craignent les coûts des obligations de conformité et de reddition de comptes d’une présence en Bourse, d’autant plus qu’ils en sous-estimeraient les bénéfices. Toutefois, d’autres obstacles entravent les PAPE. Québec Bourse favorise notamment l’introduction d’in citatifs fiscaux afin d’amener plus de Québécois à investir dans les firmes d’ici cotées en Bourse.

Cette association encourage également l’embauche d’analystes financiers au Québec qui se consacrent à suivre les entreprises québécoises. « La proximité est importante, note Louis Doyle. Les analystes de Toronto suivent davantage les entreprises ontariennes et il est difficile pour celles du Québec d’avoir de la visibilité. »

Cependant, le plus urgent consiste probablement à démystifier le PAPE et la gestion d’une entreprise cotée en Bourse et à promouvoir celles qui ont fait le saut avec succès. « On parle beaucoup des entrepreneurs au Québec, c’est glamour, mais on parle très peu des entreprises cotées en Bourse, conclut Louis Doyle. Plus on en parlera, plus les entrepreneurs auront envie de suivre la trace de celles qui sont entrées en Bourse. »