L’adoption massive du télétravail a profondément affecté non seulement la façon dont le travail est désormais organisé, mais aussi la nature des relations hiérarchiques entre les individus, suscitant plusieurs inquiétudes chez les gestionnaires et dans les entreprises. Lorsqu’on doit gérer une crise à distance, quels sont alors les meilleurs comportements de leadership à adopter? Qu’avons-nous appris lors de la pandémie qui pourrait nous servir dans les années à venir?

Les recherches sur la gestion à distance montrent qu’il est souvent plus efficace de miser sur un leadership d’habilitation qui repose davantage sur la collaboration, la confiance, le partage du pouvoir et l’autonomisation[1].

Paradoxalement, parce que les crises se caractérisent par de hauts degrés d’incertitude et d’urgence, la littérature scientifique sur la gestion de crise préconise des comportements de leadership plus directifs qui visent à réduire l’ambiguïté, à permettre une rapidité décisionnelle et à assurer une supervision constante afin de diminuer les risques d’erreur et de faciliter la coordination des actions[2].

Quelles pratiques doit-on alors privilégier en situation de gestion de crise à distance? Quel style de leadership vaut-il mieux adopter lorsqu’on fait face à des contextes pluriels comme celui de la pandémie de COVID-19? Pour le moment, la recherche scientifique ne fournit pas de réponses claires à ces deux questions. Cependant, nous sommes en mesure de faire des constats intéressants à partir d’une recherche que nous avons menée auprès d’une quarantaine d’organisations pendant la pandémie.

Plusieurs crises dans une crise

Quand on évoque la notion de crise, on pense bien souvent à des situations d’urgence telles que des catastrophes naturelles (tremblement de terre, ouragan, feu de forêt), des accidents (déversement pétrolier, explosion nucléaire, déraillement de train) ou des actes terroristes (cyberattaque, tuerie). Ces moments de grande instabilité surviennent de manière soudaine et inattendue, et sont généralement de courte durée. C’est dans ce contexte que le leadership directif prend tout son sens.

Les crises peuvent cependant prendre d’autres formes, lors desquelles l’urgence de décider n’est pas aussi criante. Pensons aux crises économiques (chômage de masse, inflation galopante, récession), aux crises sociales (crise du logement, criminalité, famine) et aux crises politiques (guerre civile, corruption gouvernementale, mouvement de protestation). Certes, ces événements placent le gestionnaire devant des dangers sérieux, des situations de gestion qui nécessitent une prise de décision souvent difficile, voire radicale, et des efforts hors du commun afin d’intervenir efficacement. Toutefois, ces crises n’imposent pas le même degré d’urgence, occasionnant alors un rapport différent au temps, tout particulièrement en ce qui concerne la décision à prendre et l’action à entreprendre. Il est donc nécessaire de se questionner sur la véritable efficacité d’un leadership directif en situation de gestion de crise à distance.

Il est important ici de souligner le caractère unique de la crise pandémique que nous avons vécue. Cette dernière se distingue, entre autres choses, par sa durée, par son ampleur sans précédent dans le monde et par ses multiples effets sur les plans social, économique, politique, sanitaire, etc. À certains moments, les gouvernements et les organisations ont dû prendre rapidement des décisions afin de gérer le haut degré d’incertitude et d’ambiguïté, lors du premier confinement, par exemple. À d’autres moments, la gestion de la crise reposait sur un peu plus de stabilité et de prévisibilité, lors du développement et du déploiement des vaccins notamment. Cette valse continuelle entre les différents degrés d’urgence a donc mis en lumière le fait qu’il n’y avait pas qu’une seule crise, mais bien plusieurs sous-crises.

Savoir miser sur un leadership ambidextre

Dans notre recherche, nous avons d’abord voulu savoir quelle approche de leadership proposait une meilleure solution pour gérer une crise à distance. À première vue, nos résultats semblaient soutenir l’idée que les comportements les plus efficaces étaient ceux associés à un leadership d’habilitation. Les employés et les équipes qui avaient davantage de pouvoir et d’autonomie, qui étaient davantage responsabilisés, qui étaient en mesure de participer à la prise de décision et qui avaient accès à toute l’information nécessaire ont démontré une plus grande capacité d’adaptation et une performance accrue.

A contrario, nos résultats de recherche ont indiqué que les comportements associés à un leadership directif tels que la fixation d’objectifs clairs, l’établissement de procédures structurées, une organisation du travail normalisée et la mise en place de suivis réguliers n’ont eu aucune influence notable, ni négative ni positive, sur la performance et l’adaptabilité des individus. Ce résultat intéressant – et intrigant – nous a amenés à approfondir nos analyses afin de mieux comprendre la dynamique entre ces deux styles de leadership. Ces travaux nous ont permis d’observer que le meilleur style de leadership dans ce contexte s’articule autour d’une combinaison de comportements qui incluent autant la présence d’un leadership directif que celle d’un leadership d’habilitation. C’est cet amalgame des deux styles de leadership qui a produit les effets les plus déterminants, autant sur la performance que sur l’adaptabilité du personnel. Ce constat fort intéressant met en lumière l’importance d’exercer un leadership ambidextre.

Selon la théorie du leadership ambidextre, les comportements de leadership directif et ceux de leadership d’habilitation ne sont pas mutuellement exclusifs. Un gestionnaire peut alors générer des résultats supérieurs en adoptant ces deux approches de manière flexible et au moment opportun[3].

L’effet du leadership d’habilitation est significativement plus positif lorsque le gestionnaire adopte également des comportements de leadership directif. Inversement, on remarque que, lorsqu’un gestionnaire n’adopte pas de comportements de leadership directif, les retombées de son leadership d’habilitation sont nettement moindres.

En situation de gestion de crise à distance, exercer un leadership ambidextre signifie qu’il faut trouver un équilibre entre le besoin de diriger et de structurer le travail des équipes et l’importance d’autonomiser les employés afin de maximiser les avantages potentiels du travail à distance. Cela requiert d’être attentif aux différents signaux qui changent en fonction du contexte, de décoder les moments clés de la crise et d’adapter ses comportements de leadership selon l’évolution de la situation.

Des compétences de gestion à redéfinir

Les gestionnaires qui souhaitent mener à bon port leurs équipes lors d’une crise doivent donc miser sur un leadership ambidextre, soit une approche qui combine à la fois des comportements d’habilitation et des comportements plus directifs. S’appuyer uniquement sur un style de leadership n’est pas optimal dans un contexte unique et complexe comme la gestion de crise à distance. En mettant trop l’accent sur la structure et sur la direction au détriment de l’autonomie et de l’habilitation des employés, les gestionnaires risquent de ne pas tirer pleinement profit du potentiel de leurs troupes, de les démoraliser, de créer de la rigidité opérationnelle et décisionnelle, et de potentiellement eux-mêmes s’épuiser en assumant trop de responsabilités. Au contraire, en laissant trop de liberté et d’autonomie aux employés, les gestionnaires risquent de rencontrer des problèmes de coordination, de réduire la collaboration, de créer des conflits et de ralentir la prise de décision.

Pour parvenir à exercer un leadership ambidextre, détenir certaines compétences clés semble incontournable. Les leaders ambidextres font preuve de flexibilité et d’adaptabilité. Pour bien cerner les besoins qu’exige chacune des situations auxquelles ils font face, ils doivent aussi faire preuve d’écoute, d’empathie et de proactivité dans leur recherche d’information. Ils ont également une vision claire et savent bien la communiquer. Ils parviennent à partager leur leadership tout en étant capables de s’imposer lorsque la situation le requiert. Tout bien considéré, les leaders ambidextres comprennent que l’exercice du leadership en contexte de gestion de crise à distance est complexe et nécessite une approche dynamique.

Article publié dans l'édition Été 2023 de Gestion


Notes

[1] Larson, L., et DeChurch, L. A., «Leading teams in the digital age: Four perspectives on technology and what they mean for leading teams», The Leadership Quarterly, vol. 31, n° 1, février 2020, p. 1-18.

[2] Hannah, S. T., et al., «A framework for examining leadership in extreme contexts», The Leadership Quarterly, vol. 20, n° 6, décembre 2009, p. 897-919.

[3] Rosing, K., Frese, M., et Bausch, A., «Explaining the heterogeneity of the leadership-innovation relationship: Ambidextrous leadership», The Leadership Quarterly, vol. 22, n° 5, octobre 2011, p. 956-974.