Les leaders ont cette capacité de comprendre l’environnement qui les entoure, les occasions qu’il offre et les enjeux qu’il comporte. Ils savent proposer à leurs équipes des actions inspirantes qui donnent à chacun l’envie de suivre la voie qui leur est indiquée. Mais quelles habiletés émotionnelles ces leaders possèdent-ils pour arriver à mobiliser leurs troupes aussi efficacement?

L’exercice du leadership suppose la mobilisation de l’intelligence émotionnelle. Plusieurs associent cette forme de l’intelligence humaine à l’humilité, à l’amabilité et à la sociabilité. Cette représentation est juste, mais incomplète. L’intelligence émotionnelle suppose la capacité de gérer des situations complexes et difficiles qui exigent que nous ayons le courage de surmonter les obstacles et la curiosité nécessaire pour explorer toutes les possibilités. En d’autres termes, l’intelligence émotionnelle suppose la perception, la reconnaissance et la gestion des émotions positives et négatives, à la fois celles que nous ressentons nous-même et celles de notre entourage.

Qu’est-ce qu’une émotion?

Le mot émotion vient de esmotion, qui signifie en mouvement. D’une certaine manière, on pourrait dire qu’il s’agit du mouvement de l’âme. Le professeur belge Bernard Rimé1 a défini les émotions comme des constellations de réactions d’intensité variable qui ont des composantes de nature physiologique, subjective et expressive.

Par leur composante physiologique, les émotions entraînent un découplage des stimuli et des comportements, ce qui permet de nous préparer à réagir de manière appropriée.

Par leur composante subjective, les émotions comportent une signification immanente qui oriente la pensée, les réactions et les actions. Les émotions positives comme la joie, la fierté et l’amour nous poussent à aller vers ce qui nous est agréable; elles attirent notre attention sur des possibilités de bien-être. En revanche, les émotions négatives comme la peur, la colère ou la honte nous incitent à éviter les sources d’inconfort; elles signalent toutefois des problèmes qu’il faudrait pouvoir résoudre pour assurer notre sécurité et notre développement.

Par leur composante expressive, les émotions renseignent les autres sur nos humeurs, ce qui leur permet de s’ajuster en conséquence. Selon le psychologue américain Paul Ekman2, la joie, la surprise, la peur, la colère, la tristesse, le dégoût et le mépris sont des émotions qui seraient exprimées de la même manière par tous les humains, peu importe leurs particularités individuelles ou culturelles.

Nous ressentons tout particulièrement des émotions lorsque nous sentons que nous devrons changer nos manières d’agir ou de penser si nous souhaitons conserver notre équilibre. Les émotions nous renseignent sur ce qui nous arrive : elles nous communiquent de l’information essentielle à notre sécurité, notre santé et notre développement. Elles sont spécifiques à ce qui se passe ici et maintenant.

À la différence des sentiments ou des humeurs, les émotions sont de courte durée. Contrairement à ce que nous pourrions croire, elles confèrent de la rationalité à nos décisions et à nos actions en les orientant dans un sens qui nous semble le plus bénéfique ou le moins préjudiciable3. Les émotions sont positives ou négatives selon qu’elles indiquent un avantage ou un dommage. Elles peuvent aussi être mixtes, comme la nostalgie, qui est un mélange de joie et de tristesse.

Nuage d'émotions positives et négatives

Le graphique ci-dessus montre un nuage d’émotions. Dans les formes ovales se trouvent des émotions primaires. Celles qui sont inscrites en lettres majuscules seraient universelles. Des émotions surgissent rarement seules, comme la surprise et l’excitation. La première nous informe à propos de quelque chose que nous n’attendions pas, alors que la deuxième nous incite à passer à un état de tension plus élevée.

Les émotions positives nous donnent l’impression que le temps file rapidement tellement elles sont agréables à ressentir. Par exemple, la joie est un état de bien-être, de ravissement; elle dure moins longtemps que le bonheur, qui est un état de quiétude engendré par le plaisir ou l’accomplissement, ou que la fierté, qui est le sentiment de dignité ressenti à la suite d’une réalisation ou d’une acquisition. La fierté et la colère sont d’ailleurs deux émotions associées à notre besoin d’accomplissement et d’actualisation.

La colère est l’expression de deux instincts humains importants : l’affirmation de soi et l’accomplissement. L’être humain est mû par le désir de s’affirmer, d’exprimer son individualité, sa singularité et sa différence. Or, tout ce qui peut troubler ou jeter un doute sur notre intégrité personnelle ou notre dignité entraîne des réactions instinctives et automatiques visant à nous protéger, dont la colère. Nous avons aussi l’instinct d’accomplir des choses en utilisant notre intelligence et notre créativité. Ainsi, la colère est la réaction que nous pouvons avoir lorsque nous faisons face à un obstacle ou à une difficulté dans la réalisation de nos projets. Elle stimule la persévérance, voire la pugnacité.

La colère se manifeste sous différentes formes qui varient en durée et en intensité, dont la frustration, l’irritation et l’impatience. La colère nous met en action; elle nous pousse à faire quelque chose pour changer une situation problématique. Le risque de mal agir est élevé lorsque cette émotion n’est pas gérée, car elle engendre une énergie agressive, voire violente. Lorsqu’elle est reconnue rapidement, son énergie peut être investie dans une action d’assertivité – pour s’affirmer de manière respectueuse – ou de créativité, notamment pour accomplir un projet audacieux.

On dit que le courage est la peur en mouvement. Or, ce qui met le courage en mouvement, c’est l’indignation que provoque le fait de se trouver dans une situation qui ne peut plus durer. Ce sont des émotions positives comme l’espoir, la solidarité ou la curiosité qui orientent le mouvement dans une action qui entraînera des conséquences heureuses.

Aucune émotion n’est mauvaise : elles sont toutes nécessaires pour protéger la vie, pour assurer notre sécurité et notre développement. En revanche, les réactions qu’elles peuvent entraîner pourraient causer des préjudices si elles ne sont pas reconnues ni régulées. C’est pourquoi nous devons développer notre intelligence émotionnelle, c’est-à-dire notre capacité d’être attentif à nos émotions et à celles de notre entourage. Nous devons reconnaître leurs différences et leur signification, et utiliser ces informations pour guider nos pensées et nos comportements.

Les habiletés émotionnelles

Quatre habiletés sont associées à l’intelligence émotionnelle4 : percevoir correctement ses émotions, les mobiliser pour faciliter les processus de la pensée, comprendre ce qui les a déclenchées et ce qu’elles signalent pour prendre de meilleures décisions, et les réguler en vue d’agir de manière adaptée aux circonstances. La maîtrise de ces habiletés facilite le développement des compétences émotionnelles et sociales qui caractérisent les leaders.

1 - Reconnaître ses émotions

Les émotions sont une sensation organique qui attire notre attention sur une situation qui se produit ici et maintenant. Elles sont spécifiques, au sens où chacune signale quelque chose de particulier. Par exemple, la gêne est une émotion morale, désagréable, qui tourmente l’esprit en imposant une contrainte à l’action, au point où elle empêche le mouvement. Elle expose une situation qui va à l’encontre de nos valeurs et qu’il faudrait dénoncer, mais cette dénonciation pourrait être perçue comme un acte de délation ou avoir sur nous des conséquences négatives.

Percevoir ses émotions facilite le développement de l’habileté à les exprimer, à les nommer précisément et à afficher la bonne attitude. Il y a toutefois des différences individuelles et culturelles dans la manière de les exprimer, à commencer par le nom qu’on leur donne pour les reconnaître. Par exemple, schadenfreude est le mot allemand qui décrit une joie maligne que nous éprouvons quand il arrive quelque chose de désagréable à une personne que nous trouvons mauvaise.

La vitesse de déclenchement d’une émotion, son intensité et sa durée varient d’une personne à l’autre. De plus, chaque culture a ses modes d’expression qui méritent d’être connus pour qui valorise la diversité et l’inclusion.

2 - Utiliser ses émotions pour faciliter la pensée et la résolution de problèmes

Nos émotions influent sur notre façon de penser. Si nous sommes anxieux, nous aurons tendance à nous concentrer sur les détails et à chercher des informations relatives à nos préoccupations. Si nous sommes enthousiastes, nous nous laisserons inspirer par la poursuite d’un objectif ambitieux. Connaître la fonction des émotions peut être utile pour faciliter la réalisation de projets. Savoir se mettre dans un état d’esprit approprié est la clé de l’efficacité personnelle et de la créativité.

3 - Comprendre ses émotions

Les émotions sont comme une rivière : les courants sont parfois chauds, souvent froids, ralentis par des obstacles, accélérés par les cascades et les chutes. Les obstacles naturels et les barrages peuvent contribuer à réguler le débit de la rivière et à la protéger. Quand les obstacles sont trop étanches ou que les barrages sont défaillants, ou encore lorsque le volume d’eau dépasse les capacités de son lit, la rivière peut déborder et causer des dommages considérables. Connaître ses émotions, les comprendre et les réguler sont donc des habiletés importantes pour conserver notre santé et notre équilibre, tel un flux d’eau qui s’écoule en continu.

Être en mesure de déterminer ce qui les a provoquées et les réactions qu’elles engendrent automatiquement stimule le développement de cette habileté. Comprendre ses émotions, c’est aussi savoir anticiper celles qui pourraient être causées par certains comportements spécifiques ou dans des situations particulières. Le développement de cette habileté émotionnelle permet de mieux se connaître et de mieux connaître les autres.

4 - Gérer ses émotions

La gestion de ses émotions implique la surveillance des réactions émotionnelles, afin que celles-ci soient le mieux possible adaptées aux circonstances. Pour les gérer efficacement, il faut savoir les cerner correctement et les utiliser de manière appropriée et réfléchie. Pour ne pas compromettre la qualité de nos relations avec les autres, nous sommes alors naturellement portés à exercer un contrôle afin de ne pas exprimer une émotion, voire de l’inhiber complètement. À force de nous retenir de la sorte, nous risquons cependant d’épuiser nos capacités de contrôle et, ce faisant, de nous laisser emporter par nos émotions. Savoir soulager le stress qui accompagne les émotions permet d’en réduire l’intensité. Et déterminer ce qu’elles signalent aide à prendre de meilleures décisions et à conserver notre équilibre dans des situations inconfortables.

Les compétences émotionnelles et sociales se développent à partir de ces habiletés émotionnelles. Elles sont essentielles à l’exercice du leadership, car ce dernier a pour fonction d’amener des personnes à s’engager dans un projet collectif et à y investir leur énergie et leur temps pour atteindre des objectifs communs et valorisés. Cela suppose que les leaders aient la capacité de stimuler l’intérêt de leurs collaborateurs en donnant à chacun l’espoir d’un avenir meilleur.

Article publié dans l’édition Automne 2024 de Gestion


Notes

1 - Rimé, B., «Émotion» dans Bloch, H. et coll., Grand dictionnaire de la psychologie, Paris, Larousse, 1991, p. 262-263.
2 - Ekman, P., Emotion in the Human Face, 3e édition, Los Altos (Californie), Malor Books, 2015, 456 pages.
3 - Damasio, A. R., L’erreur de Descartes : la raison des émotions, Paris, Éditions Odile Jacob, 1995, 368 pages.
4 - Mayer, J. D., Caruso, D. R., et Salovey, P., «The ability model of emotional intelligence: principles and updates», Emotion Review, vol. 8, n° 4, 2016, p. 290-300.5, 368 pages.