Les DG se sont toujours retrouvés au centre du concept de responsabilité sociale des entreprises (RSE). Dans son ouvrage fondateur[1] publié en 1953, l’économiste américain Howard Bowen soutenait déjà que cette responsabilité tient à deux choses : l’homme d’affaires ne doit décider qu’en tenant compte des valeurs souhaitées par la société et la prise en compte de ces préoccupations et de ces valeurs sociales doit être volontaire.

«La RSE a émergé en tant que notion normative selon laquelle une entreprise ne peut pas se contenter de générer des profits et des rendements pour ses actionnaires», explique Emmanuel Raufflet, professeur titulaire au Département de management de HEC Montréal.

Il ajoute que le sens et les implications de la RSE n’ont jamais fait consensus. Rien d’étonnant à cela, puisque la société n’est pas homogène. Tous les citoyens ne défendent pas les mêmes valeurs, les mêmes opinions ou les mêmes intérêts. Les enjeux eux-mêmes peuvent changer avec le temps ou entrer en contradiction les uns avec les autres. «Donc, envers qui et de quoi l’entreprise doit-elle se montrer responsable?», demande Emmanuel Raufflet.

Selon lui, le discours public d’une entreprise devrait toujours découler de sa raison d’être. «L’organisation doit d’abord bien définir sa mission et ses objectifs d’affaires et y lier son positionnement social», estime-t-il.

Rester dans son rôle

La crise financière de 2008, les changements climatiques et des mouvements sociaux comme Black Lives Matter et #MeToo ont augmenté la pression sur les PDG pour que leur entreprise reflète des valeurs bien précises. Certaines ont réagi en faisant des déclarations et en multipliant leurs engagements à l’égard de la diversité et de l’inclusion ou du climat, par exemple.

Allison Marchildon, professeure titulaire au Département de philosophie et d’éthique appliquée de l’Université de Sherbrooke, estime d’ailleurs que ce contexte explique en partie l’émergence forte des questions d’éthique en entreprise depuis 2008. «Pendant longtemps, l’éthique était perçue comme un trouble-fête, mais ces dernières années, de nombreuses entreprises ont compris que si elles ne s’y mettaient pas, elles se feraient imposer des règles par les États, souligne-t-elle. Elles préfèrent donc s’en occuper à leur manière.»

Elles n’en sont pas devenues plus morales pour autant. «Leur rapport à l’engagement social ou environnemental est généralement plus stratégique que moral», estime le professeur Michel Séguin, qui enseigne l’éthique en entreprise à l’ESG-UQAM. Selon lui, l’éthique représente aujourd’hui une des clés du succès. Elle sert à réduire les risques financiers, opérationnels et de réputation, à recruter, garder et mobiliser ses employés, ou encore à répondre à des attentes d’autres parties prenantes.

C’est en ayant cela en tête que les leaders doivent s’exprimer, croit Michel Séguin. «Le rôle du PDG consiste à assurer le succès et la pérennité de l’organisation, et ses décisions doivent se prendre d’abord dans son intérêt à elle, souligne-t-il. La responsabilité sociale n’est pas incompatible avec cela, mais l’entreprise demeure la priorité du PDG.»

Il donne l’exemple d’un réseau de télévision sportive qui aurait refusé de diffuser la Coupe du monde de la FIFATM qui se tenait à l’automne 2022 au Qatar. Cet événement a été vivement critiqué en raison des mauvaises conditions de travail qui ont coûté la vie à des centaines de travailleurs embauchés pour construire les stades et à cause du mauvais bilan de ce pays sur le plan des droits de la personne en général.

«Mais ce n’était pas le rôle du PDG de priver ses clients de cette compétition parce qu’elle bousculait ses valeurs morales, précise Michel Séguin. Son rôle consiste d’abord et avant tout à penser aux répercussions d’une telle décision sur l’entreprise.»

Le PDG doit donc bien connaître son organisation et le contexte dans lequel elle évolue. «Ce ne sont pas tant les valeurs du PDG qui comptent que celles des parties prenantes de l’entreprise», poursuit Michel Séguin.

Dossier Confiance

Prise de risque

Depuis un peu plus d’une dizaine d’années, davantage de PDG ne se contentent plus de tenir un discours lié à la RSE et s’aventurent sur un terrain plus politique en se prononçant ouvertement sur divers sujets.

Le cas de l’avortement aux États- Unis en est une belle illustration. Lors d’une entrevue donnée en juin 2022, la PDG de YouTube, Susan Wojcicki, s’est exprimée longuement pour dénoncer la décision de la Cour suprême américaine de renverser l’arrêt Roe c. Wade, qui protégeait le droit à l’avortement depuis 1973. En juin 2019, près de 200 PDG avaient déjà signé une lettre publique pour s’opposer à de nouvelles lois qui restreindraient l’accès à l’avortement dans certains États. Pour justifier leur prise de parole, ils ont évoqué une menace grave à la santé, à l’indépendance et à la stabilité économique de leurs clientes et de leurs employées.

D’autres hauts dirigeants, plus rares, défendent publiquement un camp dans la joute politique partisane. Par exemple, lors de la dernière élection américaine, le PDG d’Expensify a envoyé une note à ses clients pour les encourager à voter pour Joe Biden. En tant que PDG, il soutenait qu’un deuxième mandat de Donald Trump serait très mauvais pour la démocratie américaine. «Je suis obligé, pour le compte de nos actionnaires, de faire tout ce que je peux pour l’éviter», écrivait-il.

«Intervenir dans les débats sociaux ou politiques est un couteau à double tranchant pour un PDG», juge Allison Marchildon. Cela crée un risque de se mettre des clients ou d’autres parties prenantes à dos, puisque certains débats peuvent devenir très polarisants.

Ces prises de parole soulèvent aussi un enjeu sur le plan de la légitimité. «On souhaite que les entreprises aient des impacts sociaux et environnementaux positifs, mais est-ce à elles de choisir les objectifs et les méthodes ? Ne doivent-ils pas découler plutôt de décisions démocratiques prises par l’ensemble des citoyens?», demande Allison Marchildon. Selon elle, certaines interventions relèvent d’une vision un peu passéiste du leadership éthique, dans lequel un PDG s’érige en tant que figure moralisatrice et paternaliste qui défend ses valeurs et tente de les imposer. Elle privilégie plutôt une posture d’écoute et de dialogue social. «Le PDG doit voir l’entreprise comme une partie prenante qui peut apporter une contribution, mais qui ne détient pas plus de pouvoir que les autres», affirme la professeure.

De la parole aux actes

Difficile, par ailleurs, de dissocier ses propres valeurs de celles de l’organisation lorsqu’on est la personne qui doit prendre la parole en public ou instaurer certains processus liés à l’éthique dans l’entreprise. Certains ont osé aller jusqu’au conflit avec leurs administrateurs et ont alors perdu leur emploi.

En France, l’ex-PDG de Danone, Emmanuel Faber, a tout juste eu le temps de transformer cette société en «entreprise à mission» (ce qui l’oblige, en raison de règles statutaires, à remplir des objectifs sociaux, sociétaux et environnementaux en plus de générer des profits), avant que des actionnaires activistes insatisfaits des rendements et de sa gestion lui montrent la porte.

Celia Chui, professeure adjointe au Département de management de HEC Montréal, conseille aux gestionnaires d’apprendre d’abord à connaître leurs propres valeurs – puisqu’elles risquent de déteindre sur l’entreprise –, mais surtout, de trouver une organisation qui les partage. «Assurez-vous de choisir une entreprise qui vous donnera l’occasion de défendre vos valeurs autant à l’interne qu’à l’externe», conseille-t-elle.

Elle ajoute que la prise de parole ne représente que la pointe de l’iceberg et ne vaut pas grand-chose si elle ne s’accompagne pas de gestes concrets. Le fonctionnement et l’impact d’une entreprise constituent en quelque sorte son véritable discours éthique.

Cela commence à l’interne.  L’entreprise doit miser sur un système de gouvernance fort qui se saisit des questions éthiques, même les plus difficiles, et sur des mécanismes qui permettent aux employés et aux parties prenantes de dénoncer certaines situations, d’enquêter et d’effectuer des changements ou d’imposer des sanctions en cas de manquement à l’éthique», soutient Celia Chui.

Le PDG doit également s’assurer de pouvoir compter sur un entourage diversifié et de montrer de l’humilité et de l’ouverture. Cela l’aidera à reconnaître les enjeux éthiques que soulèvent les activités de son organisation et à reconnaître ses erreurs, le cas échéant. «Le positionnement d’une entreprise ne doit pas dépendre seulement de son PDG, car celui-ci partira un jour ou l’autre, poursuit la professeure. Il doit être institutionnalisé et devenir partie intégrante de la culture organisationnelle.»

Pour Emmanuel Raufflet, nous avons dépassé l’étape où les déclarations tonitruantes d’un leader suffisaient à inspirer confiance. «Les paroles doivent s’accompagner d’engagements concrets, avec des résultats vérifiables et suivis, croit-il. Le rôle de l’entreprise n’est pas de sauver le monde, mais d’adapter ses processus aux enjeux éthiques et de fournir des informations crédibles. C’est ça, sa force. Pas de faire de la politique.»

Article publié dans l'édition Printemps 2023 de Gestion


Note

[1] Bowen, H. R., Social Responsibility of the Businessman, New York, Harper & Row, 1953, 276 pages.