D’abord associée à la science des matériaux, la résilience se définit comme la capacité d’une matière à absorber de l’énergie lorsqu’elle se déforme après avoir subi un choc. Dans le domaine de la psychologie, ce concept fait référence à la capacité d’une personne à fléchir puis à retrouver un état d’équilibre dans un contexte d’adversité. En temps de crise, comment les entreprises arrivent-elles à s’adapter et à faire preuve de résilience ?

Plusieurs facteurs peuvent menacer la pérennité d’une entreprise : modifications apportées à la législation en vigueur, avancées technologiques, effondrement de la demande, crise sanitaire comme celle que nous avons connue à l’hiver et au printemps 2020, etc. Or, une faible résilience peut parfois s’avérer fatale. Quelles peuvent alors être les conditions optimales pour développer la résilience organisationnelle, c’est-à-dire l’aptitude d’une organisation à composer avec un environnement incertain et potentiellement menaçant ? En d’autres termes, quelles stratégies faut-il mettre en œuvre, d’abord pour amener les acteurs de l’entreprise à reconnaître la nécessité de s’adapter, puis pour déployer les ressources nécessaires à l’atteinte des objectifs établis ?

Des capacités intrinsèques

Une entreprise est avant tout un système dynamique qui doit constamment s’accommoder avec les conditions de son environnement afin d’assurer sa pérennité et son efficacité. En tant que système complexe, elle possède des caractéristiques qui facilitent ou qui limitent ses activités : objectifs communs, ressources matérielles en suffisance, interactions sociales, etc.

Si on peut saisir rapidement l’importance d’avoir des objectifs communs et de mettre des ressources à la disposition du personnel de tous les niveaux hiérarchiques pour atteindre ces objectifs, on ne perçoit pas aussi facilement des éléments moins tangibles, par exemple ce qui caractérise la culture de l’organisation ou la posture managériale des cadres.

Chaque service d’une organisation devrait alors avoir recours à des façons de détecter les risques et de découvrir les occasions d’affaires, tant à l’interne qu’à l’externe : activités de recherche et développement pour ne pas prendre de retard par rapport à l’évolution de l’environnement scientifique et technique, observation des manœuvres des concurrents, évaluation de l’état d’esprit des collaborateurs par certains responsables hiérarchiques, etc. Chacun des services devrait pouvoir décoder les signaux faibles, qui constituent des indicateurs d’une perturbation potentielle, et faire remonter les informations jugées pertinentes jusqu’à la haute direction1.

La résilience suppose aussi – et surtout – la capacité de donner un sens aux événements qui représentent des risques considérables pour la pérennité de l’entreprise2. Les dirigeants et les cadres doivent alors communiquer à leurs collaborateurs tous les renseignements requis en les interprétant dans le contexte de la mission de l’entreprise. Le sens ainsi donné – pour autant que la chose soit possible – suscitera le courage nécessaire pour surmonter les épreuves en donnant l’espoir d’une issue favorable3.

Pour donner un sens aux situations de crise, les cadres doivent avant tout les situer dans le contexte historique de leur entreprise en adoptant une attitude positive et en misant sur les capacités et sur les compétences de tous les membres du personnel. Leur capacité à accepter à la fois la situation et l’anxiété qui en découle leur permettra d’entrevoir des solutions et de sortir grandis et plus résistants qu’auparavant à de telles turbulences. Pour autant, le sens ne s’impose pas : c’est une posture adoptée au fil du temps et de manière latente par les différents acteurs d’influence de l’organisation, qu’il s’agisse des spécialistes ou des gestionnaires.

Certes, l’histoire qu’on se raconte est encourageante et fait sens en ce qui a trait à l’évolution de l’entreprise, mais la perturbation est bien réelle et il faut réagir. Accepter la réalité, ce n’est pas tomber dans le déni, et ce n’est pas non plus rechercher des coupables à tout prix. Il faut alors valoriser la capacité à travailler dur, à se dépasser pour atteindre un objectif très ambitieux, mais en tolérant les erreurs qui peuvent être commises. En situation de crise, ce qu’on a l’habitude de faire ne fonctionne pas toujours. Il faut donc faire preuve de créativité et encourager l’innovation. Les stratégies d’adaptation associées à la résilience sont actives et positives4. Elles ont pour but de renforcer les capacités adaptatives des gens tout en permettant de gérer le stress causé par les difficultés du moment.

En période d’incertitude, les gestionnaires doivent alors concentrer leurs efforts sur les deux éléments suivants :

  • Favoriser les liens entre les membres de l’organisation. Les liens sociaux sont un des socles de la résilience, qu’elle soit individuelle ou collective. La sécurité que procure le sentiment d’appartenance favorise l’initiative et l’inventivité afin que les membres du personnel puissent trouver des solutions pour surmonter les épreuves. Le collectif devient ainsi un rempart qui contribue à renforcer la résilience de l’organisation.
  • Distinguer les règles qui doivent évoluer et celles qui doivent perdurer. Lorsqu’une entreprise perçoit la nécessité d’innover pour s’adapter à son environnement, elle doit pouvoir mener en parallèle les projets du futur tout en protégeant les processus opérationnels qui les soutiennent dans le temps présent. En d’autres termes, il s’agit de préserver le socle structurant qui permet à l’organisation de fonctionner tout en préparant son avenir. Ainsi, il y a quelques années, les grandes compagnies aériennes ont dû s’appuyer sur leur personnel pour améliorer le service à la clientèle afin de pouvoir faire face au bouleversement des règles du jeu induit par l’arrivée des compagnies à bas prix sur le marché des vols courts. Cependant, avec différents types d’avions, les compagnies traditionnelles avaient une offre plus variée que ces entreprises à bas prix qui, par définition, n’avaient que des appareils d’un seul type. Ce socle n’est pas toujours discernable aussi facilement et peut prendre la forme de consensus temporaires dans les divers groupes qui composent une entreprise. Paradoxalement, la capacité à préserver les règles vitales d’une organisation bute souvent sur sa capacité à se préserver elle-même de règles trop contraignantes qui vont l’empêcher d’évoluer de manière suffisamment fluide.

En ce qui concerne les entreprises qui évoluent dans des environnements instables, les dirigeants et les cadres doivent adopter des réflexes de survie, donner des réponses rapidement et réfléchir dans l’urgence pour agir avec célérité. On pense notamment aux organisations hautement fiables5, par exemple les hôpitaux, les corps de pompiers et les transporteurs aériens. Dans ces organisations, les cadres adoptent des pratiques qui favorisent la résilience, notamment le fait de s’appuyer sur l’expertise plutôt que sur les fonctions bureaucratiques, la volonté de ne pas tomber dans le piège du tableau de bord simplifié ou encore la décision de considérer les erreurs commises comme autant de facteurs d’amélioration pour l’avenir.

Une interdépendance permanente avec l’environnement

Si des capacités intrinsèques peuvent se développer grâce à un travail constant adapté à la culture de l’organisation (exercices de mise en situation, formation continue, etc.), il n’en demeure pas moins que la résilience d’une entreprise dépend en grande partie du contexte où celle-ci évolue. Les environnements stabilisés n’incitent guère les acteurs établis à se remettre en cause et ce sont précisément les géants dans leurs secteurs d’activité respectifs qui ne verront pas venir les perturbations. Divers facteurs externes propres à l’environnement où œuvre une entreprise peuvent influer sur sa résilience du moment, notamment ceux-ci :

1) L’environnement concurrentiel

Les changements subis par la structure concurrentielle d’un secteur d’activité modifient le degré de concentration de cette même structure et sont source de perturbations pour les entreprises qui n’ont pas su anticiper ces transformations ou qui les ont vu arriver trop tard.

Les secteurs naissants sont des lieux d’émergence pour de nombreuses jeunes pousses. Toutes ces entreprises rêvent d’être à l’origine du futur design dominant ou de constituer des alliances qui vont les distinguer des petites entreprises isolées. Au sein de chaque secteur peut apparaître une entreprise visionnaire qui parviendra à élaborer un modèle d’affaires original capable de séduire une nouvelle clientèle. Par la suite, les autres modèles seront progressivement écartés. Après quelques années, le nombre de concurrents diminue.

La concurrence favorise ainsi la concentration. Dans ce qui devient peu à peu un oligopole, ce sont les acquisitions et les fusions qui renforcent davantage la concentration du secteur. Dans ces contextes où la taille devient la variable stratégique clé, les premières firmes qui réussissent à intégrer ce nouveau paramètre font les meilleurs apprentissages.

2) L’environnement technologique

L’histoire des stratégies d’entreprise regorge d’exemples de produits révolutionnaires probablement trop en avance sur leur temps. Le vidéodisque et les technologies LaserVision et LaserDisc, qui ont fini par disparaître devant la concurrence du support VHS et qui ont précédé le DVD, sont parmi les plus connus.

Nombreux aussi sont les cas où une entreprise s’est fait engloutir par la vague d’une rupture technologique (ou rupture d’innovation). Par exemple, après avoir œuvré pendant plus d’un siècle dans le domaine de la photo argentique, la firme Kodak n’est pas parvenue à transformer son organisation, historiquement fondée sur la chimie, en organisation reposant sur quelque chose de totalement différent : les semi-conducteurs et l’informatique. De manière analogue, les géants du disque musical ont certes su passer du vinyle au CD, mais ils ont ensuite été balayés par une innovation technologique de taille : le téléchargement numérique de la musique.

Force est de reconnaître que la résilience organisationnelle est souvent mise à rude épreuve par les ruptures technologiques. De nos jours, on peut légitimement s’interroger sur la capacité des industriels de l’automobile – qui comptent tous plus ou moins un siècle d’expérience dans le domaine et qui ont tous eu recours au moteur à combustion interne – à devenir les maîtres des motorisations alternatives et de la voiture sans conducteur, dans laquelle l’informatique et la cartographie constituent les composantes clés.

3) Le contexte social

Par définition, les pressions sociales proviennent d’acteurs qui se situent à l’extérieur d’une entreprise mais qui réagissent aux effets négatifs provoqués par les produits ou par les services que celle-ci offre. Ce sont notamment des réactions liées aux répercussions négatives que peuvent avoir certaines de leurs pratiques sur l’environnement, voire des exigences de la part de consommateurs qui dénoncent la nocivité de certains produits pour leur santé. Une bonne gestion consiste d’abord et avant tout à travailler afin de réduire les extrants négatifs susceptibles d’entraîner des perturbations. Pour s’orienter vers un processus de résilience dans ces cas précis, il faut anticiper ces pressions de manière concrète et non superficielle avant qu’elles n’apparaissent ou ne gagnent en intensité. Il faut écouter les parties prenantes, reconnaître la responsabilité sociale de l’entreprise et être à la recherche de meilleures solutions.

4) L'environnement économico-politique

Bon nombre de marchés sont préservés de la concurrence par des mesures protectionnistes : taxes sur les importations, quotas, ouverture partielle aux entreprises étrangères, etc. Ces mesures profitent aux entreprises locales dans un marché quasi fermé en jouant le rôle d’une membrane protectrice, du moins tant que des pressions conjuguées d’États tiers ne les ébranlent pas.

La résilience d’entreprise n’est concevable que si on tient compte de l’équilibre délicat et permanent entre les capacités intrinsèques d’une organisation et les interactions constantes de celle-ci avec l’environnement où elle évolue. Cette résilience résulte d’une problématique complexe, à mille lieues du concept initial de résilience physique observée dans le cas des matériaux qui subissent un choc.

En ce sens, la résilience organisationnelle ne peut être comprise que grâce à une approche pluridisciplinaire qui dépasse les frontières des sciences de la gestion. Les entreprises résilientes font donc preuve d’une grande capacité à s’adapter avec succès à des perturbations qui menacent leur pérennité, et ce, en fonction de la dynamique interactionnelle de leurs acteurs et de la latitude offerte par leur environnement à un moment précis de leur histoire.

Article publié dans l'édition Automne 2020 de Gestion


Notes 

1 Fleming, R. S., « Ensuring organizational resilience in times of crisis », Journal of Global Business Issues, vol. 6, n° 1, printemps-été 2012, p. 31-34.

2 Weick, K. E., et Sutcliffe, K. M., Managing  the Unexpected – Resilient Performance in an Age of Uncertainty (deuxième édition),  San Francisco, Jossey-Bass, 2007, 208 pages.

3 Fisher, D. M., Ragsdale, J. M., et Fisher, E. C. S., « The importance of definitional and temporal issues in the study of resilience », Applied Psychology, vol. 68, n° 4, octobre 2019,  p. 583-620.

4 Feder, A., Nestler, E. J., et Charney, D. S., « Psychobiology and molecular genetics of resilience », Nature Reviews / Neuroscience, vol. 10, n° 6, juin 2009, p. 446-457.

5 Voir notamment : Vogus, T. J., Rothman, N. B., Sutcliffe, K. M., et Weick, K. E., « The affective foundations of high-reliability organizing », Journal of Organizational Behavior, vol. 35,  n° 4, mai 2014, p. 592-596 ; Weick, K. E., Sutcliffe, K. M., et Obstfeld, D., « Organizing for high reliability : Processes of collective mindfulness », Research in Organizational Behavior, vol. 21, 1999, p. 81-123.