Article publié dans l'édition Automne 2019 de Gestion

Pour survivre à la concurrence mondiale, les organisations ont recours aux technologies de l’information (TI) et lancent de vastes projets de transformation numérique. Pourtant, selon des études et des sondages récents1, de 60 % à 90 % des organisations se disent insatisfaites à cet égard. Pourquoi ?

Une des causes les plus fréquemment évoquées pour expliquer l’échec de certains projets de transformation numérique est la gestion déficiente des avantages afférents. Alors que toutes les organisations, qu’elles soient petites ou grandes, privées ou publiques, doivent investir des sommes considérables en TI pour soutenir leurs projets, la majorité d’entre elles demeurent mal outillées, ce qui les empêche d’accomplir deux choses essentielles :

  1. En déterminer les avantages potentiels; 
  2. Élaborer, exécuter et, lorsque nécessaire,  adapter promptement un plan qui leur permettra de réaliser ce qu’on appelle des bénéfices TI.

La gestion des bénéfices TI peut paraître simple, mais il ne faut pas se fier aux apparences : pour que ces bénéfices se concrétisent, on doit consacrer beaucoup d’efforts à ces projets, et ce, tout au long du parcours jonché d’embûches qu’est un projet de transformation numérique. Une analyse de la documentation2 à ce sujet et nos interventions  dans plusieurs organisations nous ont permis de repérer cinq grands pièges qu’il faut éviter à tout prix et de dégager des pistes de solution.

Piège n°1 : Négliger de faire tous les efforts requis

Dans de nombreuses organisations, on croit à tort qu’il suffit d’adopter une nouvelle TI pour en tirer des avantages. La réalité est tout autre : le déploiement d’une TI doit être accompagné de tous les efforts nécessaires pour en réussir l’implantation et pour en assurer l’utilisation optimale. Les organisations qui veulent éviter le piège des fausses économies d’efforts doivent donc faire deux choses.

Il leur faut tout d’abord déterminer soigneusement et mettre en œuvre l’ensemble des changements qui permettront à la fois :

  1. D’implanter la TI avec succès ; 
  2. De simplifier, d’optimiser ou de renouveler la structure et les processus de l’organisation; 
  3. De créer de la valeur pour les clients; 
  4. De simplifier la vie des employés en leur permettant d’effectuer leurs tâches plus efficacement et plus rapidement.

Ensuite, elles doivent consacrer temps et ressources à diverses activités (communications, formation, soutien aux utilisateurs, etc.) pour aider les membres du personnel à embrasser le changement et pour faire en sorte qu’ils en tirent profit.


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Piège n°2 : Ne pas répartir les responsabilités

Il arrive trop souvent que le service informatique d’une organisation porte à lui seul la responsabilité de la production des bénéfices des projets de transformation numérique. La participation des autres unités d’affaires à ces projets se limite généralement à la formulation de leurs besoins, ce qui laisse au service informatique toute la  charge de mener à bien l’implantation de la nouvelle TI. Il s’agit là d’un cas flagrant de mauvaise  répartition des responsabilités qui,  combinée au flou entretenu quant à l’imputabilité de la réalisation des bénéfices TI, fait en sorte que ces  avantages ne se matérialisent que rarement.

Pour éviter ce piège, il est essentiel que les unités d’affaires concernées par ces projets partagent la responsabilité de la production des bénéfices TI : après tout, ce sont surtout elles qui en profiteront. Elles doivent donc formuler leurs véritables besoins, définir de nouvelles façons de faire (par exemple : harmoniser les tâches du personnel en fonction des TI adoptées) et mobiliser leurs employés pour qu’ils s’approprient les nouvelles TI.


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Piège n°3 : Ne pas évaluer les bénéfices TI

Rares sont les organisations qui ont recours à des indicateurs de performance pour évaluer le succès de leurs projets de transformation numérique.

Or, comme on le sait trop bien, ce qui n’est pas mesuré ne peut pas être amélioré. Pour éviter ce piège, il faut donc concevoir des indicateurs de performance adéquats. Ces mécanismes de gouvernance permettent aux organisations d’évaluer en continu les résultats de leur transformation numérique et d’ajuster le tir au besoin afin de maximiser les bénéfices TI qui en découlent.

Toutefois, il faut préciser que ces indicateurs profiteront aux organisations seulement s’ils sont adéquats, c’est-à-dire s’ils permettent d’évaluer correctement les bénéfices TI que celles-ci veulent tirer de leurs projets de transformation numérique. Potentiellement nombreux, ces bénéfices peuvent varier selon la nature de la TI déployée (progiciels de gestion intégrés, outils de collaboration ou d’intelligence d’affaires, progiciels de logistique ou de gestion des transports, sites Web, etc.) et selon les objectifs poursuivis (résolution de problèmes, réduction des coûts, accroissement de la productivité, diminution de l’empreinte écologique, innovation, etc.).

Piège n°4 : Avoir une vision fragmentée de la transformation numérique

En dépit des bonnes pratiques reconnues en la matière (exemples : systèmes de gestion de la stratégie, approches d’architecture d’affaires ou d’architecture d’entreprise TI3), il arrive encore trop souvent que des organisations conçoivent et réalisent leurs projets de transformation numérique en silo. En effet, la plupart d’entre elles le font avant tout pour résoudre des problèmes ponctuels et isolés, sans tenir compte des répercussions potentielles de ces projets entre eux et sur les autres composantes de l’organisation, et en les choisissant uniquement en fonction des bénéfices TI espérés. Résultat : les bénéfices potentiels sont souvent surestimés, alors que les reprises de travaux4 sont largement sous-estimées, ce qui réduit considérablement les véritables avantages.

Pour ne pas tomber dans ce piège, une bonne gestion des bénéfices TI exige que l’organisation gère ses projets de transformation numérique comme un tout, c’est-à-dire en prenant soin de bien séquencer leur réalisation et en tenant compte des liens d’interdépendance qui peuvent exister entre les projets, notamment en mettant d’abord en œuvre les projets qui  constitueront des fondations solides en vue de la réalisation des bénéfices TI et en gérant conjointement tous les projets afin de profiter des synergies potentielles.

Piège n°5 : Être obsédé par les coûts et par les délais

Nous savons déjà que le succès d’une équipe de projet repose sur sa capacité à respecter les contraintes du « Triangle d’or » (qualité, coûts, échéances). Toutefois, lorsque les organisations mènent des projets de transformation numérique, elles ont tendance à trop se focaliser sur les contraintes de coûts et d’échéances, ce qui les amène souvent à négliger la qualité des transformations requises pour améliorer le fonctionnement de l’organisation (exemples : performance des processus d’affaires et méthodes de travail du personnel). Cette situation a pour conséquence d’accroître l’ampleur des reprises de travaux et de diminuer les bénéfices TI.

La solution : passer d’une culture de livraison de TI à une culture de réalisation de bénéfices. En d’autres mots, il faut se concentrer sur la création de valeur grâce à l’implantation et à l’utilisation de nouvelles TI pour l’ensemble des constituants de l’organisation plutôt que de se focaliser uniquement sur les échéances et sur les coûts auxquels sont assujettis les projets de transformation numérique. Et comme il s’agit d’un changement majeur, il entraînera probablement une refonte du processus de budgétisation annuel et une révision de l’allocation des primes de rendement.


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Réalisme et persistance

« Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage », dit la fable. Il est donc inutile et contre-productif de fixer des objectifs et des échéances irréalistes pour les projets de transformation numérique. Les avantages de ces projets peuvent se concrétiser rapidement,  en quelques semaines ou en quelques mois,  mais  ils  peuvent aussi ne faire sentir  leurs effets  concrets  qu’après  quelques  années.

Les gestionnaires doivent  donc  faire preuve de patience et ne pas chercher à faire uniquement des gains à court terme. Ceux qui adopteront une vision à long terme et qui parviendront à éviter les cinq pièges que nous avons décrits ci-dessus se donneront toutes les chances de tirer le maximum de bénéfices de leurs projets de  transformation numérique.


Notes

1 Voir notamment: a) McKinsey Global Institute, « How to Beat the Transformation Odds » (étude), avril 2015, 10 pages ; b) Hastie, S., et Wojewoda, S., « Standish Group 2015 Chaos Report – Q&A with Jennifer Lynch », Standish Group, octobre 2015; c) Kotter, J. P., A Sense of Urgency, Brighton (MA), Harvard Business Press, 2008, 208 pages ; d) Christensen, C. M., Alton, R., Rising, C., et Waldeck, A., « The Big Idea – The New M&A Playbook », Harvard Business Review, vol. 89, n° 3, mars 2011, p. 48-57

2 Bourdeau, S., Hadaya, P., et Marchildon, P., « Mesure des bénéfices des projets en technologies de l’information » (rapport de projet), CIRANO, Montréal, 2018, 92 pages

3 Voir Hadaya, P., et Gagnon, B., « Gestion rigoureuse et agile de la stratégie : un préalable à la croissance à long terme des entreprises », Gestion HEC Montréal, vol. 43, n° 2, été 2018, p. 94-99, ainsi que Hadaya, P., et Gagnon, B., « L’architecture d’affaires : le chaînon manquant dans la formulation, l’implantation et l’exécution d’une stratégie d’affaires », Gestion HEC Montréal, vol. 42, n° 4, hiver 2018, p. 90-93

4 Les reprises de travaux consistent à modifier certains aspects d’un projet de transformation numérique après sa mise en œuvre afin d’obtenir les bénéfices TI escomptés au moment de l’approbation du projet.