Illustrateur : Sébastien Thibault

Atteindre un stade nouveau de l’évolution : telle est l’ambition du transhumanisme, qui propose d’utiliser les avancées scientifiques et technologiques pour rendre l’humain toujours plus performant. Les adeptes de ce mouvement nous assurent que leur vision est favorable à la santé des humains, au bien-être social, à l’égalité et au développement durable. Nicolas Le Dévédec nous invite à prendre un pas de recul.

Professeur agrégé au Département de management de HEC Montréal, chercheur en sociologie et spécialiste du courant transhumaniste, Nicolas Le Dévédec vient de faire paraître son dernier ouvrage sur le sujet qui s’intitule tout simplement Le transhumanisme1. Son objectif? Démystifier ce phénomène et alimenter le débat par une réflexion fondée sur une distance critique.

Pour beaucoup, le terme «transhumanisme» renvoie à l’imaginaire de la cybernétique et de la science-fiction, celui où l’homme-machine déploie sa puissance dans un monde postapocalyptique. Pourtant, le cyborg est plus commun qu’on ne le croit. Il évolue incognito dans notre monde contemporain, notamment dans le domaine de la santé grâce à des soins que l’on peut maintenant prodiguer, un stimulateur cardiaque ou une hanche artificielle permettant de pallier les problèmes de nombreux patients en améliorant leur qualité de vie. Comme le résume Nicolas Le Dévédec, «globalement, le transhumanisme désigne un mouvement de pensée qui milite et contribue à augmenter les capacités humaines, quelles qu’elles soient, repoussant toutes les limites biologiques».

Dossier - En quête de productivité

La dérive d’une quête

Le mouvement s’est structuré à la fin des années 1980 aux États-Unis, mais la volonté transhumaniste de maîtriser la nature – y compris le corps humain – jusqu’à éconduire la mort s’enracine dans l’humanisme qui avait cours au Siècle des lumières. «À cette époque, toutefois, améliorer l’être humain ne se réduisait pas à ce seul projet technique. Ce n’était qu’une facette d’une vision philosophique plus large du monde, y compris les dimensions politique et sociale», explique le professeur.

Les penseurs des Lumières – Rousseau, Condorcet et les autres – réfléchissaient à la notion de perfectibilité humaine dans le but de lutter contre l’injustice, afin de créer une société du progrès ouvrant sur un horizon politique d’action sur le monde. Le transhumanisme a évacué ce projet politique. «Ici, on n’est plus dans l’idée de rendre la société meilleure dans ses fondements politiques. On cherche à créer des individus performants, à modifier leur corps, leur biologie, sans jamais remettre en question le modèle de société. C’est ce que je qualifie de dépolitisation du projet des Lumières et de l’humanisme.» Pour le sociologue, là est le danger.

Il précise que depuis la naissance du capitalisme industriel, la société n’a eu de cesse de trouver des moyens de contrôler le corps afin d’accroître le rendement des travailleurs. C’est un modèle de société qui vise une productivité insatiable, une volonté d’augmenter les performances à un niveau individuel sans jamais être satisfait du résultat. «C’est une vision qui va à l’encontre du vivant, de la planète.» Soulevant l’enjeu écologique, Nicolas Le Dévédec ajoute que devant une problématique de société, les transhumanistes n’incriminent pas la vision de croissance illimitée du capitalisme. «Pour eux, c’est le corps humain qui pose un problème. Il faut l’améliorer, en optimisant nos corps pour qu’ils soient moins polluants, par la pharmacologie ou par des modifications génétiques.»

Désireux de resituer une idéologie dans le cadre social qui la stimule, le sociologue croit que le capitalisme, structurellement, va à l’encontre de nos limites. «On le constate avec le dérèglement climatique. Et aussi, avec l’explosion des cas d’épuisement professionnel, d’anxiété et de dépression. D’ailleurs, le mot “burn-out” est intéressant : l’humain qui lui-même se consume... à l’instar de la planète.»

De l’humain rêvé à l’humain soumis

Et pourtant, la grande ambition transhumaniste consiste à libérer l’humain de ses chaînes biologiques en créant un être augmenté, performant, presque immortel. «C’est une vision radieuse, en fait, qui aurait émancipé l’humain complètement», admet le sociologue. Mais devant la montée du capitalisme, c’est le contraire qui se produit. Les individus sont soumis à des rythmes de plus en plus contraignants, à des exigences hors de portée, à une productivité intenable. «Captifs de ce modèle de société, de plus en plus de gens, dont beaucoup de jeunes, sont contraints de se médicamenter pour tenir la cadence. Ils utilisent ce qu’on appelle des smart drugs, notamment des psychostimulants, non pas pour se soigner ou se guérir, mais carrément pour accroître leur performance», se désole Nicolas Le Dévédec.

Le chercheur évoque des conceptions du monde concurrentes, des imaginaires différents souvent invisibilisés, mais qui existent bel et bien en opposition à cette dérive. «En France, par exemple, il y a des mouvements de contestation portés par des citoyens afin de lutter contre ce qu’ils appellent les “grands projets inutiles”. Ici, au Québec, d’autres projets proposent l’utilisation de low techs, notamment dans les milieux agricoles.» Selon lui, il ne faut pas sous-estimer ces diverses entre- prises qui s’inscrivent dans des logiques de décroissance.

À la croisée des chemins où se trouve l’humanité, Nicolas Le Dévédec insiste sur l’importance d’être critique devant l’innovation technologique qui vise ultimement à augmenter la productivité. « Les transhumanistes clament que la technologie est neutre, qu’il suffit de la réguler et d’agir de façon éthique. Ce discours joue un rôle d’anesthésiant politique et social. La technologie n’est jamais neutre : c’est un produit sociologique, philosophique», affirme-t-il. Selon lui, il s’agit plutôt de sortir du prisme technophile ou technophobe, afin d’adopter une posture technocritique. «Être technocritique, ce n’est pas condamner les technologies : c’est les replacer dans un modèle de société, réfléchir hors du modèle établi des hautes technologies, repenser des techniques moins gourmandes en énergie et qui permettent aux humains de mieux les contrôler. L’éthique contribue à neutraliser et à dépolitiser notre regard sur le monde.»

Citoyens critiques, citoyens d’action

Quoi qu’il en soit, animé par son travail d’éclaireur, Nicolas Le Dévédec garde confiance. «Pour moi, il n’y a pas de pente définitive. Je ne suis ni optimiste ni pessimiste, car ce serait croire qu’il y a une trajectoire nécessairement bonne ou mauvaise. Je crois plutôt à la possibilité de bifurquer. Le transhumanisme ou l’approche éthique s’accrochent à une perspective technocentrée où, face aux problèmes sociaux et écologiques qui sont les nôtres aujourd’hui, nous ne pourrions les résoudre que par une innovation. Ce n’est pas prendre le problème à la source. Il faut changer notre modèle de société, changer notre rapport au vivant.»

Selon lui, les valeurs qui se greffent au modèle soutenu par la pensée transhumaniste risquent de nous mener à notre perte. Concurrence, dépassement de soi, croissance sans limites... Cette vision occulte une autre conception de la perfectibilité. «En soi, cette volonté d’améliorer la condition humaine est extrêmement noble. Pour sortir de ce modèle étriqué qui est détaché de nos conditions de vie sociales et écologiques, et qui repose sur une soif de performance néfaste pour les humains et pour la planète, la vraie solution de rechange consiste à bifurquer politiquement pour donner lieu à des conceptions plus humaines, plus durables, plus soutenables de la perfectibilité.»

Comme dirigeant ou comme simple citoyen, il ne s’agit pas de se cantonner dans la quête du «développement durable», expression que Nicolas Le Dévédec rejette, car elle demeure ancrée dans l’idée de productivité. Par son analyse et sa participation au débat, le sociologue espère mettre en lumière les discours alternatifs et l’importance de l’esprit critique. «Réfléchissons, restons éveillés comme citoyens. Soyons des citoyens d’action!»

Article publié dans l’édition Hiver 2025 de Gestion


Note

1 - Le Dévédec, N., Le transhumanisme, Paris, Que sais-je?, 2024, 127 pages.