Quand une entreprise reçoit un appel d’offres, elle s’empresse généralement d’élaborer une proposition qu’elle souhaite gagnante en temps voulu. Des heures de travail d’ingénieurs, mais aussi de financiers, de juristes, sans oublier les efforts de partenaires extérieurs, sont alors nécessaires pour répondre dans un court délai à la demande du client. Pourtant, très souvent, cela ne sert à rien et l’entreprise n’est pas retenue. C’est qu’en réalité, l’appel d’offres est plus une occasion de dépenser du temps et de l’argent en pure perte que de gagner une affaire.

Les travaux de recherche ayant analysé de nombreux appels d’offres passés ont montré qu’une entreprise n’a presque aucune chance de l’emporter si elle découvre l’affaire au moment où elle reçoit l’appel d’offres. Dans ce cas, en effet, le cahier des charges a largement été influencé, sinon construit conjointement, par un ensemble d’acteurs en relation avec le client bien avant le lancement de la procédure. Attention, cela ne veut pas dire que la majorité des appels d’offres, privés comme publics, sont biaisés pour des raisons de corruption ou de collusion; la raison est bien plus prosaïque. Un bon acheteur, qu’il soit privé ou public, agit dans le cadre d’une double contrainte : acheter la meilleure offre au meilleur prix et travailler avec le fournisseur le plus fiable et impliqué. Si le premier point relève bien de la procédure d’appel d’offres, le deuxième point dépend d’un long processus d’interaction entre client et fournisseur qui échappe à la logique de l’appel d’offres. Pour être sûr de la fiabilité et de l’implication d’un fournisseur, mieux vaut déjà avoir travaillé avec lui. C’est le jeu de l’acheteur de guider ce fournisseur dans la proposition de la meilleure offre, ce qui est, en général, réalisé plus ou moins consciemment tout au long du processus de l’appel d’offres.


LIRE AUSSI: Marketing numérique: voici venu le temps des bilans


D’abord, en amont du lancement de l’appel d’offres, l’acheteur prend conseil auprès de son fournisseur habituel pour rédiger certaines parties du cahier des charges quand il ne l’invite pas carrément à venir rédiger avec lui l’ensemble des spécifications relatives au projet d’achat. Cela est d’autant plus le cas aujourd’hui que la plupart des clients ne possèdent plus les compétences techniques requises en interne pour réaliser cette tâche. L’acheteur lance ensuite l’appel d’offres avec un ensemble de spécifications qui sont loin d’être neutres. Ensuite dans la phase dite de « petite liste » qui met en concurrence les trois meilleures offres reçues, l’acheteur a encore la possibilité de tourner le jeu dans le sens qu’il désire. On retrouve le fournisseur en relation avec le client (dit mieux coopérant), mais aussi le moins disant (meilleur prix) et le mieux disant (meilleure offre) dans cette petite liste de fournisseurs avec qui l’acheteur négocie. Tout le travail de ce dernier est d’amener le mieux coopérant à rapprocher son offre technique de celle du mieux disant et son offre économique de celle du moins disant. Ainsi l’acheteur réalise l’optimum : la meilleure offre proposée par le meilleur fournisseur! Comment faire cela? En distillant des informations sur les offres concurrentes au seul fournisseur mieux coopérant, établissant ainsi une asymétrie d’informations à son avantage qui lui permet, finalement, de proposer la meilleure offre. Cela étant, il ne faut pas croire que tout est laissé à l’initiative de l’acheteur et que le fournisseur mieux coopérant comme les autres sont passifs dans l’histoire. Les démarches aux noms évocateurs de « marketing amont » ou de « marketing d’affaires » fleurissent pour pousser les fournisseurs à agir en anticipation et non en réaction aux appels d’offres. Dans ces démarches, il est prôné que la meilleure stratégie d’offre est la construction de la demande. C’est dire qu’il ne sert à rien de dépenser beaucoup d’efforts pour réaliser une superbe proposition une fois reçu un cahier des charges qui ne convient pas vraiment aux compétences du soumissionnaire; mieux vaut préparer le terrain bien avant le lancement de l’appel d’offres pour accompagner le client dans la conceptualisation de son problème, de son besoin et de ses spécifications adaptées aux compétences du fournisseur qui développe cette approche proactive.

Comment ces stratégies d’anticipation des appels d’offres de la part des fournisseurs se marient-elles ou contrastent-elles avec la volonté de l’acheteur? Dans un premier cas de figure, le plus fréquent, le fournisseur mieux coopérant et l’acheteur marchent main dans la main et se jouent des autres acteurs en présence pour optimiser les bénéfices mutuels de leur relation malgré la dimension concurrentielle de la procédure d’appel d’offres. Dans un deuxième cas, l’acheteur cherche à conserver le fournisseur en place, mais celui-ci ne fait pas les efforts attendus sur l’appel d’offres en question; l’acheteur ouvre alors la porte aux autres fournisseurs pour tester leurs capacités à travailler avec ses équipes. Dans un troisième cas, le fournisseur mieux coopérant pense que l’appel d’offres ne va pas remettre en cause sa position quand l’acheteur, lui, a pour des raisons diverses (changement organisationnel, nécessité d’une deuxième source, prix cassés de nouveaux fournisseurs, mauvaise expérience récente avec le fournisseur en place), envie d’essayer un nouveau fournisseur. Quand l’on n’est pas avec un client dans une situation de fournisseur mieux coopérant, il faut donc savoir déchiffrer « l’agenda caché », comme disent les anglophones, derrière les spécifications de l’appel d’offres. Si la tendance est au maintien du fournisseur mieux coopérant mieux vaut économiser ses ressources. Si, par contre, on sent une certaine incompatibilité entre l’acheteur et le fournisseur en place, l’appel d’offres est l’occasion de modifier les positions. Il faut donc investir en montrant par tous les moyens au client potentiel que l’on sera un partenaire fiable et passionné. Mais attention aux fausses informations, l’acheteur peut faire croire à un flou dans sa relation avec le fournisseur mieux coopérant juste pour que les autres fournisseurs jouent bien le jeu de l’appel d’offres et en dévoilent plus sur leurs offres, pour ensuite en faire profiter son favori. Si vous n’avez jamais remporté d’appels d’offres, c’est que vous foncez tête baissée dans toutes les soumissions demandées sans analyser le jeu relationnel en place et sans connaître les enjeux inavoués du client.