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Pour une éthique de l’innovation

HEC gestion

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2024-01-12

Pour une éthique de l’innovation

Innovation , Technologie , Opinion

Pour une éthique de l’innovation
Publié le 23 janv. 2023

Été 2022. Un article m’interpelle1. Son auteur s’appelle Blaise Mao. Il est rédacteur en chef de la revue trimestrielle française Usbek & Rica, qui se concentre sur les enjeux liés aux nouvelles technologies. Le titre «Bienvenue dans l’âge de la maintenance» ne laisse guère de place à l’interprétation. En gros, Blaise Mao remet en question la course effrénée à l’innovation et ses effets qu’il juge potentiellement délétères, tout en proposant un retour à la maintenance de nos patrimoines collectifs (les infrastructures, notamment) ou individuels (par exemple, les appareils ménagers). Un questionnement peut-être pas si fou, en apparence. Il n’en fallait pas moins pour que je contacte mon collègue Laurent Simon, directeur du Département d’entrepreneuriat et innovation de HEC Montréal, codirecteur de Mosaic, le pôle de recherche en créativité et innovation de HEC Montréal, afin d’avoir son avis sur le sujet. Je n’ai pas été déçu.

Jean-Jacques Stréliski

Jean-Jacques Stréliski est l’ancien vice-président et directeur général associé de Publicis Montréal et l’un des cofondateurs de l’agence Cossette Montréal. Il est professeur associé au Département de marketing de HEC Montréal et responsable pédagogique du D.E.S.S. en marketing, médias et marques.

Les êtres humains innovent depuis la nuit des temps

Pas besoin de discuter longtemps pour admettre que depuis l’invention de la roue, de l’imprimerie, de la machine à vapeur ou de l’ordinateur, l’être humain innove pour améliorer sa condition. Comme le veut le proverbe : «On n’arrête pas le progrès.» Cela dit, mieux faire entraîne aussi son lot de vicissitudes, voire de frustrations. Tout ne s’accomplit pas dans la sérénité la plus absolue. Êtres de technologie, les humains se livrent également à des manipulations multiples de leur environnement, de quelque nature qu’il soit. Ils imposent, par ce geste innovant, des usages nouveaux pas toujours évidents à intégrer dans le quotidien, tous en même temps et à la même vitesse. Ainsi, à chaque époque, on remarque que le temps de réaction nécessaire pour assimiler les nouvelles avancées diminue. Résultat? De nos jours, on est poussé dans un vortex quelque peu étourdissant, pour ne pas dire inquiétant. Cet ordre formel d’innover est un phénomène qui s’accélère encore, puisqu’on est dans un écosystème numérique qui s’emploie par nature à comprimer le temps plutôt qu’à l’étirer.

Terrains d’étude assez naturels pour Laurent Simon, ces périodes folles, dues en partie aux développements fulgurants des technologies et à la pression constante d’un contexte hypercapitaliste, soulèvent la question de la valeur réelle de l’innovation. Entendez par cela sa valeur économique et, plus précisément, sa valeur sur les plans éthique et social. Pour exprimer le plus justement possible l’opinion du professeur Simon, l’innovation n’a pas de valeur en soi. Et si elle en a une, il s’agit d’une valeur neutre.

Un levier de survie

Par essence, poursuit Laurent Simon, l’innovation est un levier de survie. Et, ajoute-t-il, on peut innover pour le meilleur comme pour le pire. Ce n’est pas l’innovation qui est en cause, mais bien les visées qu’elle poursuit. On ne compte plus le nombre d’innovations réellement bénéfiques et formellement destinées au mieux-être de la collectivité. Dans les grandes crises comme celles que nous vivons actuellement (pandémie, guerre en Ukraine, réchauffement climatique, écarts de richesse, économie tendue, etc.) et qui affectent – parfois très lourdement – le quotidien des gens, il est normal que des penseurs, tel Blaise Mao, se manifestent et remettent à leur tour en question le bien-fondé de certaines innovations qui ne comportent pas suffisamment de «composantes» responsables ou sociétales.

Laurent Simon précise toutefois qu’il ne faut pas opposer «innovation » et « maintenance», et qu’il serait plus efficace que cette dernière serve la première. Cet «âge de la maintenance» auquel aspire l’auteur dans son article pourrait grandement profiter d’innovations en matière de maintenance.

Pour être tout à fait juste, lors de mon entretien avec Laurent Simon, j’ai senti monter chez ce dernier un désir très fort de mettre les points sur les i. Il me précise alors sa pensée par les connaissances qui sont les siennes : «Tendre vers l’innovation sociale, c’est accepter d’emblée que toute innovation contienne une réponse stricte à des responsabilités et à des valeurs éthiques qui seront nécessaires pour rendre l’innovation habilitante. Il faut comprendre ici que l’innovation doit permettre de renforcer l’autonomie des usagers.»

À ce chapitre, enchaîne-t-il, on doit sans cesse remettre en question les hypothèses de valeur qu’on prétend apporter et les mettre également à l’épreuve. Une méthodologie qui consiste à mesurer la valeur de l’innovation sous ses aspects éthique et social. Une posture formelle. Et pour Laurent Simon, il ne saurait y avoir d’innovation sans un tel examen de la valeur proposée.

Extrêmes et équilibres

Fort d’une sagacité toute professorale, Laurent Simon m’amène sur le terrain de la recherche des équilibres.

Il s’inscrit donc en faux contre toutes les positions extrêmes, comme celles que suggèrent trois chercheurs français spécialistes de l’innovation dans leur ouvrage Héritage et fermeture2. Arrêter totalement de prendre l’avion, ne plus entretenir les infrastructures, casser le modèle économique, etc.: tout cela mènerait au chaos, selon le professeur.

Le nouveau (l’innovation) et le responsable (la maintenance) doivent s’imposer pour améliorer le sort de notre humanité, conclut Laurent Simon. Et cela, même s’il convient qu’il y a urgence.

Article publié dans l’édition Hiver 2023 de Gestion


Notes

1. Mao, B., «Et si on arrêtait d’innover? Bienvenue dans l’âge de la maintenance», Usbek & Rica, n° 34, janvier 2022.

2. Monnin, A., Landivar, D., et Bonnet, E., Héritage et fermeture: une écologie du démantèlement, Paris, Divergences, 2021, 168 pages.

Jean-Jacques Stréliski
Professeur associé au Département de marketing de HEC Montréal, responsable pédagogique du D.E.S.S. en marketing, médias et marques / Ancien vice-président et directeur général associé de Publicis Montréal / Cofondateur de l'agence Cossette Montréal.
 

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