Article publié dans l'édition Été 2021 de Gestion

Comment certaines entreprises réussissent-elles à traverser le temps malgré les turbulences économiques et les besoins changeants des consommateurs? Quels outils ont-elles adoptés pour pérenniser ou pour réinventer leur modèle d’affaires? Tour d’horizon de ce que pourrait être une entreprise invincible.

Selon la firme McKinsey & Company, 80 % des chefs d’entreprise sont convaincus que leur modèle d’affaires est à risque. Or, seulement 6 % d’entre eux se disent satisfaits de leurs processus d’innovation. L’idée de rédiger L’Entreprise invincible1 est née de ce constat. En effet, pour assurer leur survie, les entreprises existantes doivent non seulement gérer le présent mais aussi créer le futur. Elles sont en quelque sorte ambidextres, puisqu’elles peuvent se servir à la fois de leur main droite et de leur main gauche : d’un côté, elles exploitent leur modèle d’affaires actuel; de l’autre, elles explorent et cherchent à innover. C’est donc à ces entreprises ambidextres que nous voulions nous adresser en leur proposant des exemples, des techniques et des outils pour les aider à gérer leur processus d’innovation. En ce sens, cet ouvrage se distingue résolument des trois précédents, soit Business Model Generation (2010), Value Proposition Design (2014) et Testing Business Ideas (2015), qui s’adressaient davantage aux entrepreneurs et aux start-ups. Riche de l’expérience de dizaines d’entreprises, ce guide offre des méthodes concrètes qui ont fait leurs preuves sur le terrain.

Trois questions et trois niveaux de lecture

Qu’elles soient grandes ou petites, les entreprises mènent souvent plusieurs activités de front. Nestlé, par exemple, vend de l’eau embouteillée, du café, du lait pour bébés et de la nourriture pour animaux, des produits qui reposent sur des logiques différentes et, par conséquent, sur des modèles d’affaires distincts. Laurastar, une PME suisse spécialisée dans les fers à repasser à vapeur, avait pour usage de gérer plusieurs modèles d’affaires selon les marchés où elle commercialisait ses produits. Toutefois, depuis le début de la pandémie de COVID-19, cette entreprise a adapté son offre en élaborant et en lançant un nouveau modèle d’affaires autour du produit Iggi, un défroisseur vapeur et purificateur destiné à un tout nouveau marché par le truchement de canaux très différents.

Afin de naviguer dans cette diversité, il faut tout d’abord se doter d’une vision d’ensemble. Pour cela, nous proposons la portfolio map, une «carte» qui permet de visualiser, d’analyser et de gérer les modèles d’affaires actuels ainsi que les nouvelles idées en cours de conception ou de construction. Puisqu’on est en présence de deux volets distincts, la portfolio map se divise nécessairement en deux blocs, l’un consacré à l’exploitation et l’autre à l’exploration (voir la figure).

En plus de ces deux ensembles, nous avons choisi d’intégrer deux axes : celui du risque et celui du retour sur investissement. Le second peut prendre plusieurs formes, par exemple des bénéfices ou encore la contribution sociale dans le cas d’une organisation non gouvernementale.

On répartit ensuite les divers modèles d’affaires sur ces deux axes afin de mesurer leurs retombées réelles ou leurs retombées potentielles, et ce, en les comparant aux risques encourus.

Une fois ce plan en main, on passe alors à la deuxième étape : les sources d’inspiration. Pour alimenter la réflexion, nous proposons dans notre ouvrage un grand nombre de modèles d’affaires concrets, parmi les meilleurs au monde. Ils sont variés : anciens, récents, bien connus ou totalement ignorés du public, européens, nord-américains, asiatiques, etc. On y trouve notamment ceux des firmes Amazon, Microsoft, Fujifilm, Kodak, Tesla et Tupperware ainsi que du géant chinois de l’assurance Ping An, sans oublier Waze, Dyson, Zara, Spotify, Dollar Shave Club, M-Pesa, Wedgwood, Patagonia, Harper, Epic Games, Airbnb, CitizenM, Ørsted, Hilti, Netflix, TED, Bharti Airtel et Dow Corning Xiameter, notamment.

Cette diversité de cas constitue une véritable bibliothèque dans laquelle les entrepreneurs peuvent puiser, tant pour créer de nouveaux modèles d’affaires que pour renouveler ceux qui existent déjà. Dans ce dernier cas, on parle de modèles de changement (shift patterns en anglais), par exemple lorsqu’une entreprise souhaite migrer de la fabrication de produits aux services.

Enfin, dans la troisième partie de notre ouvrage, nous avons voulu aborder une question importante qui génère son lot de défis pour les entreprises : la culture de l’innovation. En effet, comment faire coexister l’exploitation et l’exploration au sein d’une même entité? Cette cohabitation peut être difficile, notamment si l’entreprise existe depuis longtemps.

Dans les faits, pour que cela fonctionne, on doit accepter l’idée d’avoir plusieurs projets en cours, dont la plupart seront progressivement abandonnés. Ainsi, le fabricant allemand d’appareils électroménagers Bosch a mis sur pied 200 équipes de projet en trois ans, dont seulement quinze ont abouti. On commence avec de petits investissements, qui augmentent si les résultats sont concluants. Dans le cas contraire, il faut rapidement tuer le projet dans l’œuf et passer au suivant. Ce mode de fonctionnement évite de se lancer dans une aventure qui pourrait avorter au bout de deux ou trois ans.

Le contenu de notre ouvrage s’articule donc autour de ces trois grands axes : une carte pour guider, une bibliothèque pour inspirer et des idées pour soutenir la culture d’innovation. Ce livre est aussi conçu pour offrir trois niveaux de lecture : le premier est destiné aux leaders, le deuxième aux entrepreneurs et le dernier aux chefs des équipes d’innovation.

Une boîte à outils bien garnie

En rédigeant ce guide, notre but était simple : remédier aux lacunes que nous avions décelées en ce qui a trait à la visualisation du portfolio de modèles d’affaires et aux modèles d’innovation, dont les représentations sont souvent trop abstraites et trop théoriques.

Nous voulions non seulement aborder des problèmes complexes et nous pencher sur la mise en œuvre d’une culture d’innovation mais aussi détailler et analyser divers modèles d’affaires, tant ceux qui fonctionnent bien que ceux qui sont devenus désuets. Nous avions en outre pour ambition d’aider véritablement les entrepreneurs à connaître du succès en leur fournissant une boîte à outils ou en garnissant davantage celle dont ils disposent déjà.

Qui plus est, nous souhaitions fournir des outils conçus pour des tâches spécifiques mais qui fonctionnent bien les uns avec les autres. La portfolio map présentée dans notre plus récent ouvrage est un outil complémentaire au business model canvas et au value proposition canvas, deux autres outils présentés dans nos ouvrages parus en 2010 et en 2015.

Pourquoi faut-il posséder un bon éventail d’outils? Pour répondre à cette question, nous utilisons souvent une analogie. Lorsque quelqu’un souffre d’un problème cardiaque et doit subir une intervention, quel chirurgien préférera-t-il : celui qui prévoit opérer avec un canif suisse ou celui qui a accès à toute une panoplie d’instruments chirurgicaux? La réponse va de soi, nous semble-t-il.

Deux métiers différents

Notre expérience nous a permis de constater que les entreprises font souvent l’erreur de croire qu’exploitation et exploration s’appréhendent de la même façon et nécessitent les mêmes outils. Or, il s’agit de facettes très différentes des activités d’une organisation et, qui plus est, de deux métiers distincts. Si, en règle générale, les écoles de gestion forment bien leurs étudiants pour tout ce qui a trait à l’exploitation, une fois sur le marché du travail, ces gestionnaires sont parfois démunis lorsqu’il est question d’exploration. Inversement, certains pensent que leur bagage de connaissances et d’expériences fera d’eux de bons innovateurs, mais ce n’est pas nécessairement le cas. En effet, l’innovation requiert des instruments spécifiques, et c’est ce que nous proposons notamment dans notre ouvrage.

Les résultats du bref sondage que nous menons régulièrement feront réfléchir et convaincront sans doute les plus sceptiques. Nous demandons aux gestionnaires qui participent à nos ateliers et à nos classes de maître combien de temps ils consacrent à l’exploration de nouvelles idées. Réponse : 70% d’entre eux passent moins de 10% de leur temps à explorer; seulement 7% d’entre eux consacrent plus de 50% de leur temps à cette activité. À titre de comparaison, il est utile de noter que le PDG de Logitech, une entreprise suisse spécialisée notamment dans les périphériques informatiques sans fil, consacre de deux à trois jours par semaine à l’innovation.

Une même personne au sein d’une entreprise peut-elle gérer à la fois l’exploitation et l’exploration? Certains individus possèdent les qualités requises pour le faire, mais ils sont assez rares. C’est pourquoi, il y a quelques années, nous avons avancé l’idée selon laquelle ces tâches pourraient être dévolues à deux PDG au lieu d’un seul (voir la figure). Idéalement, ces gestionnaires devraient être au même niveau dans l’échelle hiérarchique, aucun n’étant soumis à l’autre, et disposeraient des mêmes pouvoirs. Au départ, cette suggestion n’a pas été très bien accueillie, mais au cours de la dernière année, nous avons vu des entreprises, petites et grandes, adopter ce mode de fonctionnement. Ainsi, Ping An, une société chinoise qui œuvre dans le secteur bancaire et dans l’assurance, et Laurastar, une entreprise spécialisée dans les appareils de repassage, ont deux codirecteurs. On pourrait même imaginer un troisième rôle, celui d’ambassadeur en chef, qui servirait à faire le lien entre les deux autres et à assurer leur cohabitation harmonieuse.

L’avenir, ça se planifie

Pourquoi est-il nécessaire de mener de front l’exploitation et l’exploration? Parce que c’est la seule façon de se préparer au futur. Il suffit de penser à des entreprises qui se distinguaient dans l’exécution, par exemple Kodak et Blackberry, chefs de file dans leur domaine respectif, qui pouvaient compter sur d’énormes parts de marché… et qui ont été balayées du jour au lendemain. Ces deux exemples éloquents prouvent qu’il ne faut jamais s’endormir sur ses lauriers.

De nos jours, les choses évoluent à une vitesse fulgurante et les changements accélérés que subit l’économie mondiale en raison de la pandémie de COVID-19 vont probablement entraîner bien des bouleversements. Dans un tel contexte, les entreprises devront plus que jamais se montrer résilientes si elles veulent survivre et prospérer. Celles qui ont rapidement modifié leurs activités pour répondre aux nouveaux besoins en se lançant notamment dans la production de masques ou de gel hydroalcoolique constituent des exemples probants.

Or, lorsqu’on n’a jamais appris à innover, il est extrêmement difficile de le faire dans un contexte d’urgence. En revanche, lorsqu’on a pris l’habitude d’explorer même quand le temps est au beau fixe – avec de nouveaux modèles d’affaires, pas seulement avec de nouveaux produits –, on est mieux à même de rebondir lorsque les nuages obscurcissent l’horizon. Une entreprise invincible est plus résiliente que les autres. Elle sait se réinventer et être agile.

Article écrit en collaboration avec Emmanuelle Gril, journaliste


Note

1 Osterwalder, A., Pigneur, Y., Étiemble, F., et Smith, A., L'Entreprise invincible, Montreuil, Pearson, 2020, 400 pages.