L’entrevue d’embauche à distance devient de plus en plus courante. Appréciée pour ses avantages opérationnels, elle présente toutefois certaines limites sur le plan du contact humain. Doit-on pour autant lui préférer l’entretien en personne?

Pour Sébastien Savard, président de l’agence de recrutement Sourcinc, l’entrevue en mode virtuel est devenue incontournable en raison de sa grande efficacité opérationnelle. À tel point que son entreprise facture un tarif plus élevé aux clients qui lui demandent de rencontrer les candidats en personne. «Ça étire les délais d’environ deux semaines par rapport à un processus d’entrevues virtuelles», indique-t-il.

La vidéoconférence élimine le besoin de se déplacer. Les candidats et les recruteurs peuvent ainsi planifier une plage horaire beaucoup plus courte. Cela permet notamment de réaliser davantage d’entretiens en beaucoup moins de temps. «Cette approche réduit aussi l’obstacle de la distance géographique», ajoute Elisabeth Starenkyj, associée principale et coprésidente de La tête chercheuse. Rencontrer des candidats éloignés était jadis compliqué et coûteux pour les entreprises, qui devaient souvent rembourser les frais de déplacement.

Bien sûr, les entrevues à distance restent à la merci de la technologie. Des problèmes techniques, une panne d’Internet ou une mauvaise connexion peuvent retarder, nuire ou carrément empêcher un entretien. «Mais une panne d’automobile ou de transport en commun peut aussi compromettre une entrevue en personne», relativise Sébastien Savard. Celui-ci juge par ailleurs que les risques de biais inconscients sont moins prononcés en virtuel qu’en personne. «L’entrevue à distance est beaucoup plus axée sur les compétences clés, alors qu’en présentiel d’autres éléments peuvent influencer les recruteurs, comme la démarche du candidat, sa posture ou son habillement», avance-t-il.

Un rapport humain

Mais pour d’autres, c’est justement là que le bât blesse. La psychologue organisationnelle Maryse Shaffer reconnaît que le risque de biais existe lors d’une rencontre en personne. «Par contre, plusieurs études ont montré que des caractéristiques importantes sont moins bien perçues à distance, comme la facilité à entrer en contact avec les autres, à établir un bon rapport, à collaborer, à faire preuve d’entregent», précise-t-elle.

Elisabeth Starenkyj partage cet avis. «Nous exigeons toujours une rencontre en personne avant de présenter un candidat à notre client, confie-t-elle. Cela nous permet de sentir l’énergie qui se dégage de cette personne et d’observer son langage non verbal, sa posture, la manière dont elle se comporte avec ceux qui l’accueillent à la réception ou des membres de l’équipe, son aisance, etc.»

L’équation est la même du côté du candidat. «Il doit comprendre quel sera son milieu de travail et rencontrer ses futurs collègues pour évaluer s’il se sentira à l’aise dans cette entreprise, considère Patrick Dubé, maître d’enseignement au Département de gestion des ressources humaines de HEC Montréal. Le processus de recrutement doit rapprocher le candidat le plus possible de ce que sera réellement son emploi.»

Quant aux biais, ils ne sont pas exclusifs aux entretiens en personne. En ligne, on parle désormais de «biais d’arrière-plan». Lors d’une entrevue à distance, certains recruteurs jugeraient inconsciemment le domicile du candidat qu’ils aperçoivent derrière lui. «S’ajoute à cela un biais envers les personnes qui utilisent le floutage ou qui mettent un fond d’écran, car certains recruteurs les trouvent moins dignes de confiance, comme si elles dissimulaient quelque chose», souligne Caroline Boyce, consultante en ressources humaines et chargée de cours à HEC Montréal.

La montée des robots

Ces bémols n’empêchent pas l’entrevue à distance de gagner en popularité. Cela s’inscrit dans une démarche plus large d’automatisation du processus de recrutement, qui vise à épargner du temps au recruteur. L’entretien à distance peut par exemple être asynchrone, c’est-à-dire que le candidat reçoit une vidéo dans laquelle on lui pose des questions auxquelles il peut prendre le temps de répondre selon ses disponibilités.

Un logiciel d’intelligence artificielle (IA) générative peut ensuite retranscrire les réponses. Dans certains cas, c’est même un robot qui interviewe les candidats ou qui analyse leurs propos, et qui effectue un tri parmi eux.

Cependant, ces nouvelles approches ne plaisent pas à tous. Beaucoup de candidats jugent les processus de sélection par l’IA indignes ou injustes. En novembre 2023, seulement 31% des répondants à un sondage mené par Tidio, une firme spécialisée dans les logiciels IA de service à la clientèle, affirmaient qu’ils accepteraient de se soumettre à un tel processus.

«Les candidats recherchent une connexion humaine avec leur futur employeur, soutient Caroline Boyce. L’engagement envers l’entreprise ne commence pas le premier jour de travail, il débute pendant le processus de recrutement. Le candidat aussi est sensible à la manière dont il est accueilli et au comportement des recruteurs et des futurs collègues.»

Les outils d’IA posent également des problèmes de biais, alors même qu’ils sont censés les éliminer. On trouve de plus en plus d’exemples de discrimination envers des candidats qui ne correspondent pas aux profils traditionnels d’un emploi, comme les femmes dans les sciences et les technologies. Les candidats dont les curriculum vitæ montrent des trous en raison d’une maladie, d’une invalidité ou d’une période sans emploi sont souvent rejetés d’emblée.

Par ailleurs, les employeurs peuvent tomber sur un os en utilisant exclusivement des entrevues à distance ou des processus automatisés. «Les candidats peuvent employer une application d’IA générative pour répondre aux questions, notamment dans une entrevue asynchrone, signale Caroline Boyce. On voit en outre des fraudes dans les processus d’embauche. L’employeur doit toujours valider l’identité du candidat et le rencontrer en personne avant de lui envoyer une première paie.»

L’approche hybride

Alors, comment choisir entre l’entrevue en mode virtuel et l’entretien en personne? Tout dépend du poste et des tâches. «S’il s’agit d’un poste de direction ou de gestion, que la personne devra gérer du personnel ou rencontrer les clients, ou encore qu’elle devra travailler beaucoup en présence d’autres collègues, c’est intéressant de réaliser au moins une rencontre en personne, fait valoir Patrick Dubé. Mais si son travail se fera principalement ou uniquement à distance, c’est moins utile.»

On ne doit pas non plus exclure le candidat de l’équation. Un individu qui est très occupé par son emploi actuel ou qui a des responsabilités familiales, par exemple, peut préférer une entrevue virtuelle. «Les frais de déplacement peuvent aussi représenter un obstacle pour certaines personnes, notamment celles qui postulent à des postes payés au salaire minimum», ajoute Caroline Boyce.

À l’inverse, d’autres personnes tiendront à un entretien en présentiel. On aurait tort de le leur refuser d’emblée. «Ça fait partie de l’expérience candidat d’avoir l’option de rencontrer l’équipe et de voir son futur lieu de travail», croit Maryse Shaffer.

Si l’on opte pour une entrevue à distance, on doit tenter d’humaniser le plus possible le processus. «Parfois, c’est aussi banal que de poser des questions sur la photo que le candidat a placée en fond d’écran, illustre Elisabeth Starenkyj. Les discussions informelles permettent d’aller chercher beaucoup d’informations pertinentes.»

Pour bénéficier des atouts opérationnels des entrevues à distance et des avantages humains de les mener en personne, on peut choisir un processus de recrutement hybride. «L’entrevue virtuelle représente un nouvel outil très utile, mais on peut toujours ajouter un dernier entretien en personne, estime Patrick Dubé. L’objectif ultime reste de trouver un bon fit, et c’est plus facile à réussir en personne.»

Article publié dans l’édition Automne 2024 de Gestion