Article publié dans l'édition Printemps 2020 de Gestion

Avec ses règles strictes et complexes ainsi que ses exigences financières gigantesques, l’industrie aéronautique n’est pas un univers facile à conquérir. Pourtant, Stéphanie Lemieux n’a jamais douté de parvenir à s’y frayer un chemin. Après avoir peaufiné sa stratégie d’entreprise avec détermination et assurance, elle a réussi à imposer sa firme, Libellule Monde. Voici son histoire.

Au hasard de ses nombreuses lectures, Stéphanie Lemieux a une douzaine d’années lorsqu’elle se plonge dans l’univers de Joseph murphy1, un spécialiste de la visualisation. Cette pratique, qu’elle intègre rapidement à son quotidien, devient un fondement de sa manière d’aborder l’existence et de construire pleinement son destin. « Dans la vie, rien ne peut nous empêcher d’atteindre nos buts, de réaliser nos rêves : il s’agit d’y penser de la bonne façon », fait valoir la dirigeante de libellule monde avec conviction.


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La gymnaste qu’elle est alors, puis la trampoliniste de haut niveau qu’elle deviendra par la suite, visualise ses figures (appelées « routines » par les athlètes) pour mieux performer : en s’assignant des objectifs précis, elle se représente chaque mouvement à accomplir, allant jusqu’à les ressentir pour s’en rappeler dans les moindres détails.

Encore aujourd’hui, cette entrepreneure autodidacte et énergique s’appuie sur cette force créatrice pour avancer dans un secteur d’activité où, selon Aéro Montréal, un forum stratégique qui réunit les principaux dirigeants du secteur aérospatial québécois, le Québec compte pour 53 % (soit 15 milliards de dollars) du chiffre d’affaires de l’industrie aérospatiale canadienne.

La grappe aéronautique montréalaise est le troisième centre aérospatial en importance dans le monde après Toulouse et Seattle2. Ainsi, poussée par le souffle ambitieux de sa dirigeante, libellule monde y participe grâce à ses produits et à ses services d’habillage d’avions.

Haute voltige

Au début des années 1980, à l’âge de sept ans à peine, Stéphanie Lemieux crée sa première entreprise : en faisant le tour du voisinage, elle recueille de vieilles revues afin de les revendre pour quelques sous.

Plus tard, elle et sa copine d’enfance s’improvisent professeures de danse : « nous gagnions cinq dollars chacune par leçon ! Mais ça n’a pas duré longtemps, parce que les participants ont vite trouvé nos cours redondants », se rappelle l’entrepreneure en riant.

Quoi qu’il en soit, le désir d’entreprendre est déjà profondément enraciné en elle ; la fillette l’affirme publiquement à l’âge de neuf ans. « Je venais de débuter au trampoline et on sélectionnait un athlète pour participer aux Héros du samedi, une émission populaire qui accueillait de jeunes sportifs à la télévision. Je n’étais pas nécessairement la meilleure de l’équipe, mais j’étais certainement la plus déterminée à y aller ! Et là, sur les ondes de Radio-Canada, lorsqu’on m’a demandé ce que je voulais faire dans la vie, j’ai répondu que je serais une femme d’affaires. »

Grand étonnement chez tous ses proches, car il n’y a aucun entrepreneur dans sa famille ou dans son entourage.

En fait, Stéphanie Lemieux se rappelle qu’elle adorait les films d’espionnes et de voleuses de bijoux. Peut-être la petite fille a-t-elle été ainsi inspirée à déroger à certaines règles pour arriver à ses fins… À douze ans, elle n’hésite pas à mentir sur son âge pour trouver du travail : « en plus d’aller à l’école et de m’entraîner plusieurs heures par semaine, j’avais trouvé un job dans une pharmacie et un second dans une charcuterie. Et je sortais déjà dans les bars ! », ajoute-t-elle, les yeux pétillants.

Elle a toujours su provoquer les événements quand le cours des choses n’allait pas au rythme de ses ambitions. Même ses parents ont été déstabilisés par cette enfant déterminée et indépendante. « J’étais trop intense pour eux ! Ils n’étaient pas capables de me contenir. J’avais besoin de limites, mais personne ne m’en imposait. »

Le trampoline n’était d’ailleurs pas suffisant pour cette petite fille qui exécutait des acrobaties en faisant sonner les cloches de l’église de la paroisse. Elle a sauté en parachute, on s’en doute, mais elle a aussi organisé des expéditions encore plus périlleuses, notamment lorsqu’elle escaladait des ponts pour plonger dans l’eau en dessous.

Son leitmotiv ? Faire reculer les limites. Disciplinée et honnête, elle a toujours parlé de ses exploits à ses parents, même les plus intrépides. Elle insiste d’ailleurs sur l’importance de cette ouverture franche, une véritable ligne de conduite en tant qu’entrepreneure, employeuse et partenaire d’affaires.

« Tout ce que nous faisons est en fonction de nos valeurs. Le choix d’un ami, d’un amoureux, d’un employé, d’un fournisseur ou d’un client, la manière d’élever ses enfants : si ces choix vont à l’encontre de nos valeurs, ça ne fonctionnera pas. Je suis intègre avec moi-même. »

Du cirque à la création de décors

À l’âge de seize ans, après avoir passé une audition pour le Cirque du Soleil, la jeune Stéphanie part en tournée européenne. Son père s’y oppose : il veut que sa fille termine son cours secondaire.

À l’époque, l’adolescente fréquente l’école Georges-Vanier, à Laval, qu’elle a elle-même choisie en raison de la possibilité d’y suivre un parcours autonome par modules, ce qui lui permet de concilier ses nombreuses activités avec sa formation scolaire. Résolue à vivre l’expérience du cirque, elle trouve une solution : « J’avais de bonnes notes et j’ai terminé mes cours de français et de mathématiques par correspondance », raconte-t-elle.

Avec le Cirque du Soleil, l’acrobate connaît la vie sur la route et découvre la diversité. « Il y avait des allemands de l’ouest et de l’est qui se rencontraient après la chute récente du mur de Berlin, des Bulgares et des Chinois communistes, des marocains qui fêtaient le ramadan et des Suisses issus du cirque traditionnel », se souvient l’entrepreneure.

L’expérience lui insuffle une énergie incroyable, même si les conditions de tournée sont exigeantes. « Sur le plan mental, surtout. En neuf mois, nous avons visité 89 villes et eu à peine 17 jours de congé. » Difficile, peut-être, mais jamais assez pour rentrer chez elle. Parce que sa motivation profonde, c’est sortir de son milieu rural.

Stéphanie Lemieux le confie très simplement : « Je ne m’y sentais pas à l’aise du tout. Oui, je repoussais les limites, et on le savait. Mais j’avais besoin d’un environnement plus ouvert, plus positif. Quant à moi, je suis une personne convaincue qu’il y a toujours une solution à un problème. »

C’est ainsi qu’elle conçoit ses relations humaines, qu’elles soient personnelles ou professionnelles. Dès son retour d’Europe, la jeune femme se lance en affaires avec les économies qu’elle a méticuleusement amassées. Pendant son adolescence, elle a déjà travaillé dans le milieu de la création de panneaux publicitaires et de bandes décoratives pour voitures et bateaux.

Reprenant contact avec son ancien employeur, elle lui propose d’ouvrir une franchise à Saint-Jérôme, au nord de Montréal. Mais tout ça est provisoire : elle considère cette expérience comme une sorte de tremplin pour prendre son élan vers le secteur de l’aéronautique. C’est une période d’apprentissage intense de l’entrepreneuriat et de grande précarité financière.

« Je travaillais vingt heures par jour, sept jours par semaine. Je gagnais de l’argent, mais pas assez pour payer mes dépenses. J’habitais à même mon local de 980 pieds carrés [91 m2], avec trois fauteuils, un boyau d’arrosage et une cuve dans la salle de bains pour me laver. J’acceptais beaucoup de mandats pour la conception de décors de films et de restaurants… sans savoir si j’en étais capable ! Je suis une autodidacte : à cette époque, j’utilisais les faux finis, qui venaient à peine d’arriver sur le marché, et j’étudiais leurs possibilités par essais et erreurs. J’ai tout appris par moi-même, notamment grâce à mes lectures. »

Quand les portes de l’industrie s’ouvrent

Malgré l’effervescence de son quotidien, Stéphanie Lemieux garde à l’esprit son grand projet : se lancer et faire sa marque dans le domaine de l’habillage d’avions, qui exercent sur elle une grande fascination depuis l’enfance. « C’est prestigieux, l’univers des avions. Ça m’impressionne. Encore aujourd’hui, quand j’entre dans un hangar, j’ai des frissons. »

Mais les barrières à l’entrée de ce secteur d’activité exigent une formidable ténacité. Alors que la jeune entrepreneure peaufine son plan, elle courtise les entreprises qui louent parfois des avions et leur suggère de transformer ces déplacements en coups de marketing grâce à l’habillage temporaire d’aéronefs. Elle obtient bientôt sa première chance à Amsterdam.

« Habiller un avion, ce n’est pas travailler sur une voiture. Il y a des courbes, des rivets, des obstacles. C’est un autre art. Je suis arrivée là-bas avec mon concept d’appliques de vinyle, que je n’avais pas encore testé, en espérant que mes mesures soient bonnes. C’est la force de la visualisation, qui me permet de performer hors de ma zone de confort. C’est un travail intérieur constant », rappelle l’entrepreneure en esquissant un sourire.

Le président d’une grande compagnie aérienne se trouve au même moment à Amsterdam. Il voit Stéphanie à l’œuvre. « Il m’a serré la main et m’a dit qu’il voulait que je fasse quelque chose pour sa flotte. Il m’a ouvert grand sa porte : on m’a vite remis un laissez-passer pour aller et venir dans les services d’ingénierie et de maintenance et pour poser mes questions. » C’est là une véritable mine d’informations dont la femme d’affaires fera bon usage.

Entre-temps, la fondatrice de libellule monde a besoin d’argent, et l’aéronautique ne suffit pas encore à faire vivre l’entreprise. Prête à tous les défis et surtout déterminée à dénicher des contrats quels qu’ils soient, elle fréquente les tournois de golf et se retrouve un beau jour à la table d’un entrepreneur qui doit concevoir le simulateur d’une centrale nucléaire en Chine.

« C’était un projet particulièrement compliqué, avec un système d’environ deux cents panneaux de contrôle à revêtir et dont il fallait transformer les couleurs. » Stéphanie Lemieux n’a pas froid aux yeux : elle répond qu’elle peut le faire !

« C’était fou : je ne savais pas de quoi je parlais. Mais je savais que tout se calcule. J’allais trouver la solution. » Elle fait des recherches et s’instruit rapidement pour calibrer les très nombreux paramètres. Sa soumission est acceptée et elle part pour la Chine. « C’était un gros projet qui n’a pas été facile. Mais au bout du compte, tout a fonctionné. »

Dans ses nombreux – et parfois périlleux – projets, Stéphanie Lemieux s’est démarquée en combinant la technique et la créativité, réussissant à standardiser des manières de faire tout en conservant la flexibilité nécessaire pour personnaliser les mandats.

Passionnée de recherche, de défis techniques et de création, elle devance les tendances et élabore de nouvelles approches. « S’il y a une question, je trouve une réponse. Je conçois toujours du nouveau, ou alors j’adapte ce qui existe pour le moderniser davantage ou pour réduire le temps de production afin de gagner en efficacité. »

L’envol de Libellule Monde

Stéphanie Lemieux a le cerveau en constante ébullition. « C’est parfois épuisant ! Quand je lis un livre, après quarante pages, j’ai déjà vingt idées notées dans mon cahier et autant de concepts à développer. »

Cette inépuisable pensée innovante convainc Air Canada d’engager l’entrepreneure qui, depuis des années, cherchait une manière de franchir le portail de l’imposante compagnie aérienne. Sa patience lui offre bientôt l’occasion qu’elle attendait : un de ses fournisseurs ayant fait faillite, air Canada invite libellule monde à participer à un appel d’offres.

Or, à la fin des années 1990, la sérigraphie est encore en usage dans le domaine de l’habillage d’avions. Appuyée par ses ingénieurs, Stéphanie Lemieux convainc son client potentiel que le numérique est la voie de l’avenir. « J’ai présenté un schéma aux représentants d’air Canada qui démontrait comment je pouvais les faire économiser. Et je leur ai offert la même garantie de qualité que mes concurrents. Ils avaient tout à gagner. » Sa soumission est retenue.

Cependant, la femme d’affaires doit se procurer de l’équipement plus performant et les dettes s’accumulent. en 2001, après les attentats du 11 septembre, une période où plusieurs joueurs du secteur de l’aéronautique risquent le naufrage, libellule monde est acculée au pied du mur : « tout le monde était coincé à cause du prix du carburant, qui gonflait les dépenses de 40 à 60 %. Nous avons dû réduire nos prix de 53 %, sans compter que 85 % de nos comptes clients étaient en faillite. Je me suis dit : soit je pleure, soit je fonce. »

On s’en doute, pas question pour Stéphanie Lemieux de s’apitoyer sur son sort. Elle transforme cet état de crise généralisée à toute l’industrie pour rebondir et pour s’imposer. Alors que la plupart des fournisseurs ne livrent plus sans être payés d’avance, Stéphanie Lemieux écrit à ses clients. « J’ai rassuré les présidents en leur disant que nous continuerions à les servir, que nous faisions équipe et que nous ne les lâcherions pas en ces temps difficiles. »

Puisque le fait de livrer la marchandise à un moment où l’argent ne circule plus comporte de sérieux risques, elle prend le taureau par les cornes et se permet d’augmenter ses prix tout en revoyant entièrement ses procédés afin de les rentabiliser davantage. Et elle réussit à rétablir la santé financière de sa firme en plus d’asseoir sa réputation une fois pour toutes. Libellule Monde peut désormais avancer exclusivement dans l’industrie aéronautique.

En outre, dans cette manière d’établir des relations de partenariat, elle s’allie les représentants de programmes gouvernementaux existants afin d’en tirer profit si elle y est admissible.

« Pour moi, c’est naturel : je tiens mon réseau informé, je nourris tous les partenaires de l’entreprise. C’est une transparence que je communique à mon équipe : il ne faut jamais craindre un audit ou une vérification fiscale. S’il y a quelque chose à apprendre, ce ne peut être que positif, alors allons-y avec franchise et humilité », croit Stéphanie Lemieux, lucide par rapport à ses propres expériences.

« Là où j’ai trébuché, c’est quand mon ego a pris trop de place et que j’ai fait front seule. Quand je suis rentrée de la tournée du Cirque en Europe, je me sentais toute-puissante. J’avais de l’argent et je n’ai pas emprunté aux banques. Quand j’en ai eu besoin, quand j’ai été fauchée, personne n’a voulu se porter garant pour moi. Une grande erreur », confie-t- elle, persuadée qu’une société où abondent les ego surdimensionnés bénéficierait peut-être de leçons de modestie.

Une donneuse universelle

Forte de son parcours et bien implantée dans son secteur, Stéphanie Lemieux en comprend les exigences, les normes strictes et les coûts afférents, souvent astronomiques. Passionnée de recherche, elle valorise cette stratégie pour avancer avec davantage d’autonomie.

« C’est parfois une entrave que de devoir se fier aux autres. Nous avons mené des recherches pour concevoir nos produits. Nous avons fait les tests, obtenu nos certifications auprès des autorités chargées de la réglementation comme transports Canada. Ça m’a coûté une fortune, mais j’ai pris le contrôle de ma chaîne de production. »

Tout cela permet aujourd’hui à la dirigeante d’élargir son horizon bien au-delà de l’habillage d’avions. « Moi, je suis en business. Dans quelques années, j’aimerais que nous ayons élaboré une chaîne d’approvisionnement intelligente pour contribuer à stabiliser et à standardiser l’écosystème aéronautique. »


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Non, l’acrobate n’a jamais ressenti le moindre vertige. Et puis, il y a longtemps qu’elle visualise le trajet de Libellule Monde : l’entrepreneure qui visait l’international dès ses débuts n’a pas choisi ce nom innocemment. « La libellule a vécu aux côtés des immenses dinosaures ; elle a traversé les époques et les continents. C’est une acrobate aérienne dont la vision ultra-performante lui permet d’atteindre ses cibles avec précision. »

Comme beaucoup d’entrepreneurs, Stéphanie Lemieux est une idéaliste qui veut participer à la création d’un monde meilleur. Elle rêve de mettre sur pied des fondations pour aider les enfants abandonnés, pour soutenir l’éducation et contribuer aux solutions climatiques.

« Moi, je suis une donneuse, je suis de type o négatif », s’exclame-t-elle en faisant allusion à la fois à son groupe sanguin, qui peut servir à tous les dons de sang, ainsi qu’à son caractère altruiste et, disons-le, généreux. « Je suis là parce qu’il y a quelque chose de beau à faire dans la société. Faisons-le ensemble. »

Elle désire aussi appuyer les femmes, même si elle-même ne ressent pas de difficultés particulières liées au genre. « Qu’on soit une femme ou un homme entrepreneur, les mêmes défis se présentent. Nous sommes responsables de notre propre succès. Cela dit, être une femme a des avantages, être un homme a des avantages aussi. Moi, ce que je dis, c’est ceci : cherche ton tremplin, connais tes forces et tes faiblesses. Et fonce avec ce que tu es. »


Notes

1 Les livres de Joseph Murphy  (1898-1981), écrivain et conférencier américain, portaient essentiellement sur les pouvoirs de la foi et du subconscient. Ils ont été lus par des millions de personnes dans le monde.

2 Ces renseignements proviennent de l’organisme Aéro Montréal.