Article publié dans l'édition Hiver 2021 de Gestion

Depuis plus de trois décennies, José Boisjoli roule sur les sentiers de Bombardier Produits récréatifs (BRP). Cette entreprise québécoise, qui a quitté il y a plus de quinze ans le giron de la société mère fondée en 1942 par Joseph-Armand Bombardier, a par la suite connu un développement remarquable. Pour son dirigeant, le secret du succès réside dans le risque calculé qu’on sait prendre et dans l’écoute attentive qu’on accorde aux clients.

José Boisjoli se souvient d’un vendredi d’hiver où il est parti en motoneige en compagnie de son épouse et de son équipe de direction dans la région de Trois-Rivières. Revêtant des vestes identiques facilement reconnaissables, la joyeuse bande faisait une pause dans un restaurant lorsque le grand patron de BRP s’est fait interpeller par trois clients mécontents. Afin d’éviter qu’une conversation difficile ne s’ensuive, José Boisjoli et ses collaborateurs ont alors décidé de quitter l’endroit. Toutefois, ces conducteurs insatisfaits de leurs motoneiges Mach Z n’avaient pas dit leur dernier mot. « J’étais installé sur ma motoneige, prêt à partir, et il y en avait un qui me tapait sur le casque pour se plaindre », raconte le PDG en souriant à l’évocation de cet instant mémorable. « Je vous assure que ça fait réfléchir ! lorsque tu rentres au bureau le lundi matin, tu regardes ça d’un œil nouveau. Je ne dis pas qu’ils avaient entièrement raison, mais ils n’avaient pas entièrement tort non plus. Il faut être capable de le reconnaître. »

Un esprit d’entrepreneur au service des gens

José Boisjoli a grandi sur une ferme à Wickham, un petit village à proximité de Drummondville. Son père dirigeait une entreprise d’agriculture familiale avec ses deux frères. Entre l’exploitation de leurs fermes et leurs activités de distribution de moulée, les Boisjoli faisaient affaire avec la plupart des cultivateurs de la région. C’est dire que dans cette communauté de quelque cinq cents âmes, le patron de soixante employés de Wickham était bien connu. Pourtant, le patriarche Boisjoli aimait rappeler régulièrement à ses enfants qu’ils étaient avant tout au service des gens. « À mon frère, à ma sœur et à moi, mon père disait qu’à l’école, on n’était pas les boss ! plusieurs parents de nos compagnons travaillaient pour mon père, et c’était très important pour lui de demeurer modeste et respectueux », raconte le dirigeant, lui-même reconnu pour son humilité.


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En parallèle, les valeurs du travail et de la discipline rythmaient le quotidien sur les fermes des Boisjoli. « Être fermier et distributeur de moulée, ça exige parfois de remplir le camion un dimanche matin de Noël pour aller livrer au fermier qui t’appelle parce qu’il manque de grain. C’est ce que mon frère et moi avons déjà fait », se rappelle José Boisjoli, soulignant par là l’importance d’être à l’écoute, dévoué, et de ne pas craindre le labeur. « J’ai commencé à travailler à la ferme très jeune. Je gagnais un dollar de l’heure. J’étais fier ! »

Le garçon d’une dizaine d’années cultive déjà sa fibre entrepreneuriale. Il est le chef d’un groupe de gamins à qui on a confié la tâche de sortir quelque 30 000 dindons dans les champs durant les chaudes semaines estivales. Ce leadership s’enracine dans la discipline. « Être fermier impose un style de vie très exigeant. On n’a pas de vacances ! impossible de retarder le travail : les animaux doivent manger deux fois par jour. Je crois que les gens élevés sur une ferme acquièrent de la flexibilité. » Une aptitude qui sera fort utile au futur patron de BRP.

En attendant, le jeune homme féru de mécanique qui conduit des tracteurs et des camions de quarante pieds fait ses études en génie à l’université de Sherbrooke. L’entreprise où il a réalisé ses deux stages d’études lui offre un emploi dès qu’il a son baccalauréat en poche. Cette PME de Boucherville fabrique des cotons-tiges, des pansements adhésifs et des tampons démaquillants… un domaine à des lieues de la machinerie agricole. « Pourquoi je suis allé travailler là ? Parce qu’assez tôt, j’ai compris que j’aimais l’ingénierie mais que je voulais surtout voir plus large. J’ai grandi dans le monde des affaires, je voulais voir l’ensemble des activités d’une entreprise. J’ai débuté comme ingénieur aux services techniques, mais j’avais l’intention de compléter ma formation en administration. »

L’erreur, le prix de l’apprentissage

Le jeune ingénieur cumule rapidement les responsabilités dans cette petite entreprise, où il restera cinq ans. « Dès la première année, mon patron m’a proposé l’administration générale de l’entreprise en plus des services techniques, à condition de suivre une série de cours du soir à l’université McGill, notamment en finance et en ressources humaines. J’étais gagnant, car j’améliorais mon anglais par la même occasion. »

Lorsque la petite entreprise est absorbée par une multinationale britannique, José Boisjoli se sent appelé ailleurs. Il achète alors une PME de Drummondville avec un partenaire. Toutefois, il lui faut peu de temps pour se mettre à douter de son choix. « Mon associé et moi n’étions pas sur la même longueur d’onde. Nous avions des vues divergentes à propos de la gestion de l’entreprise », explique-t-il. L’homme d’affaires décide rapidement de vendre ses parts, mais il lui faudra un an pour trouver un acheteur. Cette expérience lui servira de leçon sa carrière durant. « Je n’avais pas fait les vérifications nécessaires. C’était une erreur et j’en ai payé le prix. Mais c’est l’expérience qui m’en a le plus appris, notamment sur l’importance de faire scrupuleusement ses devoirs avant de prendre une décision. »

Par la suite, il aura l’occasion de rassembler des partenaires qui se complètent pour réaliser des projets dont chacun tirera profit. Il est tout particulièrement fier d’une de ces aventures. À l’époque, il est déjà au service de Bombardier. Un vendredi après-midi, il apprend que la firme Baron Caoutchouc, qui fournit plus de quatre cents pièces pour les motoneiges Ski-Doo et pour les motomarines Sea-Doo, est en faillite. Pour éviter d’arrêter la chaîne de montage, José Boisjoli convoque son équipe : « J’ai prévenu les responsables de ne pas arrêter la production et que s’il y avait des frais, je compenserais. Ensuite, nous nous sommes concentrés sur la recherche d’une solution. »

Dans cette quête d’un bon partenaire d’affaires capable de relancer l’entreprise en faillite, Gilles Soucy, un entrepreneur de Drummondville, lui-même gestionnaire d’opérations hors pair, est retenu. « J’ai appelé Gilles le samedi matin afin de lui expliquer pourquoi il avait intérêt à acheter Baron Caoutchouc. Je lui ai aussi proposé une manière de le soutenir financièrement dans la transaction, en allégeant les coûts pendant une certaine période, le temps qu’il s’ajuste et qu’il puisse nous offrir un prix compétitif. Le mardi midi, il m’a téléphoné pour me dire qu’il venait d’acheter Baron Caoutchouc ! » tout le monde y a trouvé son compte : Baron Caoutchouc a pu vendre à bon prix avant de devoir déclarer faillite, Gilles Soucy a connu une expansion remarquable et José Boisjoli a réglé les problèmes d’approvisionnement de BRP sans avoir à stopper la chaîne de montage.

Au rythme de l’innovation

Aujourd’hui retraité, Jean Simon a travaillé chez BRP comme vice-président aux opérations. C’est un homme pour qui José Boisjoli éprouve un profond respect, notamment parce qu’il a contribué à établir quelques principes fondamentaux inhérents à la vision du dirigeant de BRP. D’une exigence scrupuleuse et d’un soutien indéfectible, Jean Simon avait pour règle de ne jamais arrêter une chaîne d’assemblage. « il disait ceci : “Ça brise le rythme.” Et si tu acceptes de l’arrêter une fois, tu trouveras toujours une raison de le faire par la suite. » José Boisjoli se souvient d’ailleurs de ce vendredi matin où le fournisseur d’un matériau essentiel à la fabrication de coques carrossées avait installé de l’équipement neuf qui ne fonctionnait pas. « Nous risquions de manquer de coques carrossées. Alors Jean m’a dit : “tu ne reviens pas si tu n’as pas une solution.” C’était aussi simple que ça! Il disait toujours ceci:  “trouve les moyens, l’argent n’est pas un problème.” Durant la fin de semaine, nous avons trouvé de l’équipement aux États-Unis, l’avons acheté et fait livrer par camion. L’équipement était à l’usine le lundi : la chaîne n’a pas été arrêtée! »

C’est Jean Simon qui a eu le flair d’engager José Boisjoli en 1989. D’abord réticent lorsqu’un recruteur l’a appelé pour lui parler d’un poste chez Bombardier, l’ingénieur de formation s’est finalement laissé convaincre : « Je m’étais volontairement éloigné d’un parcours trop technique parce que j’avais un intérêt pour la notion d’entreprise globale. Un poste de directeur des achats Sea-doo, avec trois employés, je trouvais ça un peu compartimenté. » Mais lorsque Jean Simon lui a fait visiter l’usine…

« C’est venu me chercher jusque dans l’âme! » des souvenirs d’une enfance passée à sillonner les sentiers en motoneige et en motocross auraient-ils ressurgi à ce moment-là? Peut-être. Et pourtant, confie José Boisjoli, « ça ne m’avait jamais traversé l’esprit de travailler chez BRP. À l’époque, mon père était actionnaire de la compagnie Skiroule, compétiteur direct de Ski-Doo! ».

José Boisjoli connaîtra une ascension constante dans cette entreprise dont il parle toujours avec passion et dont il a pris les rênes en 2003. Sa stratégie de départ était simple : élargir et diversifier la gamme de produits initiale afin d’attirer les meilleurs concessionnaires du monde entier. Aujourd’hui, BRP offre huit gammes de produits distinctes et collabore avec 4500 concessionnaires dans 127 pays. L’entreprise exploite une douzaine d’usines en Amérique, en Europe et en Australie.

Et même en contexte de pandémie, la croissance est toujours de la partie. L’homme d’affaires explique que c’est le désir d’innover qui a toujours soutenu le développement de BRP. Par exemple, au tournant des années 2000, quand l’équipe de José Boisjoli s’est mise à travailler au prototype de la motoneige REV, qui devait révolutionner l’ergonomie de conduite et offrir un meilleur confort au pilote grâce à une position radicalement modifiée, les réactions furent d’abord mitigées : « À l’interne, la moitié des gens disaient : go! l’autre moitié croyait qu’on était fous. Il nous a fallu trois ans pour concevoir le nouveau véhicule. Au fur et à mesure qu’on avançait, les sceptiques se sont ralliés, parce qu’on proposait un meilleur produit. Lorsque nous avons introduit le REV, en 2003, nous avons gagné treize points de part de marché », raconte avec enthousiasme le PDG de BRP.

Intarissable, José Boisjoli relate ensuite une histoire similaire à propos de la conception d’un frein destiné aux motomarines, une idée qui semblait complètement farfelue à l’époque. « Plusieurs de nos projets constituent des risques en soi. Mais nous avons bâti BRP sur cette conviction : il est toujours possible d’aller plus loin. Après tout, Joseph-Armand Bombardier a lui-même été une figure marquante de l’innovation : il a créé des outils qui n’existaient pas. C’était un inventeur extraordinaire qui faisait reculer les limites. »

Les 5 clés du leadership selon José Boisjoli

  • Écouter avec humilité
  • Évaluer consciencieusement les effets d’une décision
  • Motiver ses troupes à se dépasser en leur donnant les moyens de le faire
  • Innover entre le risque et la rigueur
  • Planifier à long terme et cultiver la patience

L’optimisme prudent

Toutefois, le risque exige un système rigoureux en matière de suivi. « Nous avons une gouvernance flexible qui s’appuie sur un processus de conception de produits dans lequel nous faisons preuve d’une grande discipline. Et moi, j’assiste à toutes les réunions de développement de nos produits », confie José Boisjoli. Visiblement emballé, il lance ceci : « nous sommes capables de faire plus que n’importe quel compétiteur ! » pourquoi ? Grâce, selon lui, à des employés motivés qui ont envie de se dépasser : « parce qu’on engage les meilleurs, qu’on leur fournit les meilleurs outils et qu’on les guide en leur laissant de la latitude. »

Passionné, audacieux et ambitieux, José Boisjoli est pourtant un homme qui a les deux pieds sur terre et qui ne craint pas d’affronter la tempête lorsque le vent se lève. Les scénarios catastrophes, très peu pour lui. D’ailleurs, avec sagesse, il rappelle que la vie est imprévisible. Devant un problème, on se débrouille pour trouver une solution. Et comme il aime bien les anecdotes, il y va de celle-ci : « nous avions un bon fournisseur dans le nord de l’Italie qui a vu le plancher de son usine être littéralement scindé en deux lors d’un tremblement de terre. Si on m’avait dit qu’une telle chose pouvait arriver, j’aurais répondu que c’était impossible. Malgré tout, on a trouvé une manière de continuer. Si je pensais à tout ce qui peut aller de travers, je ne dormirais pas », conclut-il en riant.

José Boisjoli dort très bien et semble être né sous une bonne étoile. Évidemment, pas plus qu’un autre, le grand patron de BRP n’avait prévu le bouleversement causé par la pandémie actuelle. Il n’envisageait pas non plus la hausse marquée des ventes que cette crise apporterait à l’entreprise de véhicules récréatifs, « des produits parfaits pour la distanciation physique », comme il aime les qualifier. Alors que les industries du voyage, des croisières et des parcs d’attractions se sont effondrées, elles ont laissé dans les poches des consommateurs un budget disponible pour les rénovations domiciliaires ainsi que pour l’achat de piscines et de produits récréatifs. Brp a ainsi vu ses ventes grimper de 40 % de mai à juillet 2020, dont la majorité à de nouveaux clients, que l’entreprise a bien l’intention de retenir : « après le confinement, lorsque les gens se sont rendu compte qu’ils ne pourraient pas voyager, ç’a été la folie. En deux mois, nous avons vendu tout notre inventaire de motomarines partout à travers le monde », s’exclame José Boisjoli.

Pour cette entreprise qui connaissait déjà une croissance soutenue avant la crise du coronavirus, cette manne inespérée impose une cadence à plein régime à ses usines. Devant l’éventualité de vagues successives de CoVid-19, José Boisjoli s’en remet à un protocole sanitaire qui, jusqu’ici, fonctionne bien : « Bien sûr, on a eu des problèmes ici et là, mais on tient la route », soutient avec pragmatisme le dirigeant. Quant au climat d’incertitude qui pourrait affecter ses troupes, une communication régulière et honnête est la ligne que le PDG a toujours suivie.

Évidemment, dès mars 2020, lors de cette pause planétaire, le patron de BRP a réduit les dépenses afin de protéger la flexibilité financière de l’entreprise : gel de l’embauche, arrêt de la production des moteurs hors-bord Evinrude (un modèle peu rentable), réductions salariales, le PDG renonçant lui-même à son salaire de base annuel. Cependant, depuis le début d’août, l’entreprise réinvestit à grande vitesse pour profiter des occasions qui se présentent. Quoiqu’il demeure prudent, José Boisjoli a raison d’être optimiste.

Positif et calme, José Boisjoli est également un homme de décision. Il ne revient jamais en arrière. Une décision prise est assumée pleinement, quels qu’en soient les coûts. C’est peut-être ce qui lui donne la liberté d’esprit d’aller toujours de l’avant. Fier d’avoir réussi à diversifier l’offre de produits de BRP, de l’avoir enracinée dans une reconnaissance solide auprès de ses partenaires et d’avoir un taux d’engagement global du personnel de 89 %, le PDG porte de grandes ambitions. « L’objectif, c’est d’atteindre un chiffre d’affaires d’environ dix milliards de dollars d’ici les prochaines années. Nous allons continuer à grandir. Nous entrons dans de nouveaux marchés, comme celui des bateaux. Les technologies électriques pourront peut-être nous permettre d’accéder à de nouveaux créneaux, différents de celui des moteurs à propulsion. En 2003, nous n’avions que deux gammes de produits. Aujourd’hui, nous en avons huit. Est-ce qu’on peut espérer en avoir quinze ou vingt ? Je pense que oui. »


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Qualifié de leader de proximité par son entourage, José Boisjoli sait que BRP a un avantage de taille : l’attachement très personnel aux produits. « Nous avons des produits excitants. Chaque employé a un oncle, un frère, un ami propriétaire de nos véhicules. Ça met de la pression, parce qu’on veut toujours se dépasser pour satisfaire notre entourage, pour faire la différence. Les gens ont des tatouages Ski-Doo sur les bras », conclut en riant l’éternel chercheur d’aventures. Amateurs de véhicules récréatifs, inutile de taper sur le casque de José Boisjoli : il est à l’écoute!

BRP

En 1937, Joseph-Armand Bombardier obtient un brevet pour la conception d’un premier véhicule pouvant se déplacer sur la neige. Il crée sa compagnie en 1942, L’Auto-Neige Bombardier limitée. En 1959, il lance le Ski-Doo, un produit qui mènera à la création d’un nouveau sport.

Filiale de Bombardier, BRP est devenue une entreprise indépendante en 2003.

BRP, dont le siège social est situé à Valcourt, en Estrie, a clos son premier appel public à l’épargne en 2013.

BRP en bref :

  • Huit gammes de produits, dont les motoneiges Ski-Doo et Lynx, les motomarines Sea-Doo, les véhicules hors route et sur route Can Am ainsi que les bateaux Alumacraft, Manitou, Quintrex, Stacer et Savage.
  • Partenaire de 4 500 concessionnaires dans 127 pays.
  • Douze usines dans six pays (Canada, États-Unis, Mexique, Autriche, Finlande et Australie).
  • Plus de 12 600 employés.

Photo : Martin Girard