Photo : Martin Girard

Article publié dans l'édition Automne 2020 de Gestion

Cynthia Garneau est aux commandes de Via Rail depuis mai 2019. Après avoir à peine eu le temps de prendre le pouls de l’organisation, la première femme à diriger cette société de la Couronne devait déjà conduire ses troupes à travers deux crises majeures. Heureusement, la riche expérience de son parcours l’avait bien outillée.

Durant les mois qui ont suivi son arrivée à la tête de Via Rail, la nouvelle présidente et cheffe de la direction s’est imprégnée de la culture de cette entreprise publique en parcourant le Canada. Une occasion inestimable, selon elle, de comprendre les inquiétudes et les attentes des employés du transporteur ferroviaire… et de se nourrir de leur fierté. Cynthia Garneau en avait bien besoin : très rapidement, elle a dû affronter les remous du blocage de voies ferrées par des membres des premières nations, puis ceux de la pandémie de COVID-19.


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Ce n’était certes pas la première mésaventure du rail canadien, dont la riche histoire a contribué à forger le pays. Le transport ferroviaire canadien, partagé à une lointaine époque entre le Canadien pacifique (CP) et le Canadien national (CN) notamment, tous deux voués avant tout au transport de passagers, a connu un déclin marqué après la deuxième Guerre mondiale. Il a par la suite connu moult ajustements dans sa quête de viabilité financière. C’est au milieu des années 1970 que le gouvernement fédéral a décidé de créer la société Via rail, puisque le CP et le CN se détournaient progressivement du service aux voyageurs afin de se consacrer exclusivement au lucratif transport de marchandises. Aujourd’hui, Via Rail exploite plusieurs liaisons ferroviaires qui relient les grandes villes du Canada, ce qui permet à cinq millions de passagers de parcourir le pays tous les ans. Et Cynthia Garneau a bien l’intention de faire de l’entreprise qu’elle dirige une locomotive de la mobilité durable.

Un esprit curieux et décidé

Enfant volontaire, la petite Cynthia relevait spontanément les défis qu’on lui lançait. « Ma mère était une femme forte, solide. Elle a toujours été un exemple d’autonomie et d’indépendance. Elle me disait souvent : “Quand on s’y met, il n’y a rien qu’on n’est pas capable de faire” », confie la PDG de Via Rail, qui a toujours essayé de trouver une façon de réaliser les choses par elle-même. « Lorsque je suis allée vivre en appartement, je demandais un coffre d’outils ou une perceuse à Noël pour assembler mes meubles toute seule! »

Cynthia Garneau se souvient que ses camarades de classe faisaient appel à elle lorsqu’ils ne parvenaient pas à attirer l’attention d’un enseignant, lui confiant naturellement le rôle de messagère, ce qu’elle acceptait volontiers. « J’avais de la facilité à m’exprimer, à me mettre à l’avant-scène. Encore aujourd’hui, c’est avec plaisir que je vais vers les gens, que je parviens à prendre le pouls », explique cette rassembleuse-née.

Tout aussi curieuse que déterminée, la jeune femme aimait tenter des expériences et essayer de nouvelles activités, autant d’occasions de faire des rencontres captivantes. Elle a suivi les voies qui se sont ouvertes à elle, toujours à l’écoute et encline à la découverte. « À différentes périodes de ma vie, des gens m’ont inspirée, ont piqué ma curiosité, m’ont encouragée à essayer des choses, à aller plus loin. Ils ont, à leur manière, contribué à tracer mon parcours. Mais chaque fois, je m’arrête, je me questionne, et si c’est intéressant et opportun, je me lance. Pour autant, je n’ai jamais eu de plan de carrière défini. »

Après son cours collégial, Cynthia Garneau s’oriente en adaptation scolaire. Son père est enseignant au secondaire, et la facilité de la jeune femme à prendre la parole la mène naturellement dans ce domaine. Mais le droit l’attire. « Un peu, certainement, en raison de l’image des avocats au cinéma et à la télévision : une habileté à bien s’exprimer, à présenter ses idées, à débattre. Et puis, j’avais des amis à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke, qui jouxtait celle de l’éducation. » À la fin de son stage en enseignement, indécise quant à son avenir, la jeune femme s’inscrit en droit. C’est le coup de foudre.

Le droit mène à tout

Cynthia Garneau se souvient clairement de son premier cours de droit : « C’était un cours de procédure civile. Le déclic a été instantané. Je me sentais à l’aise dans cet environnement. » L’approche méthodologique et la rigueur ont tout pour lui plaire, elle qui se décrit comme une personne analytique. Sur le terrain, elle apprécie également cette occasion d’aider les gens. Son stage pour le Barreau, effectué au Bureau d’aide juridique de Victoriaville, une municipalité où sa famille est enracinée, lui permet d’explorer de multiples facettes du droit. Entre, d’un côté, les dossiers criminels et les rencontres avec des prisonniers en instance de procès et, de l’autre, les dossiers civils et leur lot de divorces et de demandes de pension alimentaire, la jeune avocate rédige aussi un mémoire pour la Cour d’appel. Bref, un passage marqué par la polyvalence, mais de courte durée. En effet, son oncle, en poste chez Bombardier, lui raconte qu’il côtoie des avocats qui participent à des négociations de contrats importants, transigent avec des multinationales et voyagent dans le monde entier. « “Tu devrais essayer ça”, m’a-t-il dit. » Pour la jeune femme avide de découverte, l’appel – on s’en doute – est irrésistible.

Embauchée par Bombardier aéronautique en 1995, plus précisément au service des approvisionnements, l’avocate qui, à la Faculté de droit, n’a rien appris au sujet des bons de commande ou de la logistique de la chaîne d’approvisionnement s’immerge dans ce nouveau domaine d’activité. « Je me suis donné tout ce qu’il fallait pour être en mesure de comprendre et je me suis jointe à l’équipe de négociation de contrats. Puis, on m’a offert un poste de gestionnaire », raconte Cynthia Garneau. Elle restera une dizaine d’années au service de cette entreprise, dont deux ans à Tucson, en Arizona, à l’usine spécialisé dans les intérieurs d’avions d’affaires privés. Une décennie chargée où elle explore en profondeur l’industrie aéronautique. « Peu après mon retour des États-Unis, j’étais prête pour une autre expérience. J’avais fait le tour. Et chez Bell Helicopter Textron Canada, il y avait ce poste affiché qui, à mon avis, était taillé sur mesure pour moi ! J’ai appelé le recruteur, et c’est exactement ce que je lui ai dit : “Je suis votre candidate.” » peu de temps après, elle se joint à l’équipe de Mirabel, au nord de Montréal, à titre de directrice aux contrats et à la conformité. Puis, en janvier 2016, elle se hissera à la présidence de l’entreprise.

Qu’il s’agisse d’avions à voilure fixe ou d’hélicoptères à voilure rotative, la dirigeante se sent tout à fait à son aise dans l’univers de l’exploitation, de la construction, bref, dans un univers de bâtisseurs. Entourée d’ingénieurs, de mécaniciens et de financiers, l’avocate croit que sa formation initiale lui a permis d’acquérir de bons réflexes, qu’il s’agisse de stratégie commerciale ou d’approche lors de situations critiques. « À une ère comme la nôtre, où la réglementation, les certifications ainsi que les nombreuses exigences en matière de conformité, de sécurité et d’éthique sont omniprésentes, les organisations bénéficient de compétences forgées par le droit. » Cette seconde nature la servira encore dans ce nouveau secteur d’activité vers lequel elle se dirige.

Avant les crises, la rencontre

Après plus de vingt ans dans l’aéronautique, désireuse de poursuivre sa carrière en terrain inconnu et fidèle à sa nature curieuse, Cynthia Garneau se sent prête à faire le grand saut dans un nouvel environnement, toujours pour apprendre davantage. En mai 2019, elle fait son entrée dans l’industrie du rail, dont elle ne connaît pratiquement rien. Elle s’est donné pour mission de serrer la main de chaque membre du personnel et elle s’accorde plusieurs mois pour observer et comprendre l’entreprise qu’elle dirige. Elle prend également le temps de faire connaissance avec les membres du conseil d’administration dont elle relève. « C’était nouveau pour moi, et c’était quelque chose que je désirais expérimenter. Nous avons un conseil diversifié, majoritairement féminin et dirigé par une femme impressionnante, Françoise Bertrand. C’était très important pour moi de m’engager pleinement dans la relation avec cette équipe, et ce temps consacré à discuter de notre entreprise m’a beaucoup appris », confie la PDG de Via Rail.

Ces mois d’investissement dans les rencontres humaines lui auront insufflé l’énergie et la force d’aborder avec sensibilité et clairvoyance l’instabilité qu’ont créée le blocus ferroviaire et la pandémie du coronavirus. « Une bonne compréhension de l’entreprise facilite la gestion de crise. Cela permet de voir à quel point nous sommes prêts, d’évaluer les forces de l’équipe de direction et de jauger la résilience des gens. En février 2020, le fait d’avoir dû cesser toutes nos activités en moins de vingt-quatre heures sur l’entièreté du réseau canadien en raison des manifestations des premières nations, et ce, sans incident, en dit long sur la maturité de nos processus », raconte fièrement la dirigeante.

À peine un mois plus tard, après s’être remise sur les rails, l’entreprise a dû reconstituer sa cellule de crise et réduire massivement les services sur son réseau, cette fois-ci à cause de l’urgence sanitaire. « Nous avons maintenu des services minimaux dans notre corridor qui couvre les régions de Québec, de Montréal, d’Ottawa et de Toronto. En juin dernier, nous avons procédé à une reprise graduelle avec des adaptations destinées à assurer la sécurité de tous. » en juillet, Via Rail prenait la difficile décision de mettre à pied temporairement environ 1 000 employés.

La force tranquille que dégage Cynthia Garneau a cependant contribué à inspirer ses troupes. « Je crois qu’un leader doit être à la fois calme et très agile. Mais surtout, la gestion de crise nécessite des contacts fréquents : écouter, poser des questions, rassurer. Et, pour que tout se cela passe bien : être transparent. Dans la tempête, les gens aimeraient avoir des solutions, entendre des prédictions, mais parfois, on n’en a pas. Il faut continuer à avancer, à faire rouler des trains, malgré l’incertitude. »

Les 5 clés du leadership selon Cynthia Garneau

  • Écouter, se renseigner, consulter
  • Communiquer avec transparence
  • Créer de l’harmonie entre ses valeurs, ses paroles et ses actions
  • S’entourer de talents et les développer
  • Construire un environnement de confiance où le processus est aussi important que le résultat.

Mobilité durable

Loin de plonger la dirigeante dans l’inquiétude, l’incertitude semble, d’une certaine manière, la stimuler. « L’obligation de se mettre sur pause à cause de la pandémie nous a permis de prendre un peu de recul. Pour notre équipe de gestion, ç’a été l’occasion d’imaginer dans quel environnement la vie normale pourrait reprendre et, surtout, de réfléchir à ce qu’on pourrait réaliser pour bâtir ce futur qui, inévitablement, exigera des modifications dans nos plans », explique-t-elle.

Un objectif, par ailleurs, s’avère plus pertinent que jamais : la mobilité durable. « C’est notre mandat : créer aujourd’hui l’avenir de la mobilité, pour les Canadiens, pour ma fille de 13 ans, Gabrielle, pour que tous puissent voyager en utilisant efficacement les ressources, en prenant le train plutôt que leur voiture. » Au cours des prochaines années, Cynthia Garneau espère davantage d’infrastructures, davantage de trains et encore plus de passagers. Elle explique ainsi sa préoccupation d’assurer les déplacements des passagers de leur point de départ à leur point d’arrivée : « Nous offrons des trajets intercités. Mais comment les voyageurs se déplaceront-ils de chez eux jusqu’à la gare ? Puis, une fois arrivés à la gare, jusqu’à leur destination finale ? » Selon la dirigeante, il s’agit d’un véritable projet de société qui, pour se concrétiser avec succès, doit favoriser l’intégration de tous les services de transport dans leur globalité grâce au partenariat et à la concertation. Ainsi, depuis un moment, Via Rail est en pourparlers avec Metrolinx, l’organisme responsable des transports dans la région du Grand Toronto et propriétaire d’infrastructures dont Via Rail est locataire. L’objectif commun ? Réfléchir à un service grâce auquel les passagers pourront se déplacer en étant gagnants sur toute la ligne.

Animée par cette volonté de bâtir aujourd’hui en vue de demain, Cynthia Garneau évoque deux projets d’envergure. Il y a tout d’abord la nouvelle flotte de Via Rail, essentiellement destinée à remplacer les trains qui roulent dans le corridor Québec-Toronto et dont la livraison débutera en 2022. Si prendre le train est déjà un geste de mobilité durable, les nouveaux véhicules ferroviaires permettront d’atténuer l’empreinte écologique grâce à des technologies énergétiques avancées. Ensuite, il y a le train à grande fréquence (TGF), qui a pour but de transformer le transport ferroviaire de voyageurs au Canada en créant de nouveaux services sur des voies réservées entre les grands centres urbains. « Présentement, nous fonctionnons avec des infrastructures dont nous sommes majoritairement locataires : nous n’en possédons que 3 %, soit quelques sections seulement du corridor Québec-Toronto, une infrastructure que nous partageons avec les trains de marchandises. » une coexistence, comme l’explique la PDG, qui exige beaucoup d’ajustements. Le projet de TGF permettra de décongestionner certaines zones d’activité de Via Rail et, par conséquent, de renforcer l’autonomie de cette entreprise ferroviaire, une liberté qui favorisera une offre plus étendue et une meilleure qualité de service en matière de fréquence des trains, de ponctualité et de rapidité. Voilà, entre autres, comment Via Rail contribue à construire la mobilité durable.

Via Rail

  • Une flotte de 73 locomotives et de 430 voitures
  • Plus de 400 collectivités canadiennes reliées par un réseau ferroviaire de 12 500 km, dont 3 % sont détenus par Via Rail
  • 454 départs par semaine
  • Plus de cinq millions de passagers en 2019
  • Près de 1,7 milliard de kilomètres parcourus au Canada ; 96 % des déplacements sont effectuées entre les villes, 3 % sont des liaisons long parcours et 1 % sont des liaisons régionales
  • 121 gares et quatre centres de maintenance
  • 9 bureaux : 1 siège social, 6 bureaux régionaux, 2 bureaux satellites

Un magnifique trousseau de clés

Après un peu plus d’un an à la barre de Via Rail, Cynthia Garneau affirme être encore en phase d’apprentissage. Toutefois, la dirigeante s’appuie sur ce qu’elle considère comme l’essence du leadership : l’écoute. Tout particulièrement lors d’une entrée en fonction. « Écouter, se renseigner, consulter, que ce soit auprès du personnel, des clients ou des partenaires. Être à l’écoute de son environnement afin de s’y adapter », fait-elle valoir. Si certains estiment que la consultation constitue un processus long et fastidieux, elle y voit un investissement qui facilite l’introduction de changements.

On l’aura compris : pour Cynthia Garneau, le leadership se construit non seulement grâce à une communication honnête et continue mais aussi par la volonté de s’entourer de collaborateurs prêts à s’investir dans une participation ouverte. « J’ai très peu de patience avec les gens qui fonctionnent en vase clos. Je prône le leadership partagé, parce que c’est une force qui va beaucoup plus loin. Le leader n’est que la courroie de transmission. » en ce sens, la dirigeante s’offre le plaisir de rencontrer les futurs membres de la direction, recrutés ou promus, sans exception, tout en se réservant un droit de veto. « C’est important pour moi de faire connaître mes attentes et de comprendre ce qui les anime. » Il lui est tout aussi essentiel de développer les talents : à son avis, un gestionnaire devrait consacrer le tiers de son temps à dénicher, à former et à coacher la relève. « Prenons l’exemple des ingénieurs de locomotives. Il y en a peu, et si nous voulons exploiter davantage de trains, ces compétences sont essentielles. L’an dernier, nous avons lancé le programme d’apprentissage pour mécaniciens de locomotives afin de recruter de futurs mécaniciens et de futurs ingénieurs, que nous accompagnerons jusqu’à leur certification. C’est un investissement à long terme, et ce sont de beaux emplois que nous désirons faire connaître auprès des jeunes. »

Occupée à construire un avenir durable pour l’unique transporteur ferroviaire intercités de passagers au Canada, Cynthia Garneau maintient le cap sur les défis qui l’attendent, elle qui a toujours su rebondir grâce à une capacité d’adaptation dont elle est fière. « Parfois, ça n’avance pas comme on le voudrait. Il faut chercher une manière de passer à la prochaine étape, d’apprendre. L’apprentissage, c’est quand ça fait mal », avoue-t-elle en riant. Puis, d’une voix profonde, elle ajoute qu’il est important de faire confiance à ce qui nous a menés là où nous sommes. « Les décisions prises, les problèmes résolus, nos valeurs et la manière dont nous abordons notre vie nous ont conduits à des succès et nous permettent de nous propulser vers l’avant. C’est la meilleure garantie. »


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Et quand, à l’occasion, Cynthia Garneau doute, elle jette un coup d’œil sur l’énorme trousseau de clés qui se trouve sur son bureau, un cadeau offert par une amie qui lui avait dit : « “Tu as un trousseau de clés inestimable, alors sache l’utiliser. Les portes que tu ne sais pas ouvrir, quelqu’un de ton réseau, lui, sait.” Ce trousseau, je l’apporte dans mes rencontres avec mes gestionnaires pour leur dire : “Vous n’êtes pas seuls, et vous êtes la clé de quelqu’un d’autre !” Quant à moi, tant dans mon travail que dans ma vie personnelle, je sais que devant un problème, il y a dans mon trousseau quelqu’un qui a la solution. »