Lorsqu’elle vous reçoit dans son bureau, Sylvie Vachon, PDG du port de Montréal, vous mène directement aux immenses fenêtres qui donnent sur le fleuve Saint-Laurent. En plein hiver, on peut y observer le ballet des glaces qui accompagnent les manoeuvres des navires ainsi que l’audace des renards qui se risquent près des berges. Avec chaleur et naturel, elle vous transporte dans un univers méconnu, celui d’une industrie qui a le vent en poupe.

En 2009, dans la tempête d’une récession mondiale qui affecte lourdement les échanges commerciaux et qui réduit de 10 % le trafic de marchandises dans la métropole québécoise, Sylvie Vachon prend la barre de l’administration portuaire de Montréal (APM). Les situations de crise, semble-t-il, ne l’empêchent pas de dormir. « J’ai été nommée à ce poste presque avec une paire de ciseaux dans les mains », confie la PDG. Pourtant, dans les corridors administratifs de l’APM, les collègues de Sylvie Vachon sont unanimes à témoigner de sa force mobilisatrice. Depuis longtemps, elle a appris à motiver son équipage.

Les 5 clés du leadership selon Sylvie VachonFemme rassembleuse

À la fin des années 1980, Sylvie Vachon a travaillé pendant une courte période au chantier maritime Vickers, à Montréal, un passage qui, selon elle, aura probablement été le moment le plus marquant de sa carrière. En plus de représenter son premier contact avec l’industrie du transport maritime, cet emploi lui a en effet permis d’apprendre une foule de choses sur… ce qu’il ne faut pas faire. L’entreprise avait de sérieux problèmes en matière d’investissements, d’engagement et de communication, autant d’écueils qui peuvent mener au naufrage.

Recrutée pour relancer cette société en situation précaire, elle est bientôt informée de l’inévitable par ses patrons : Vickers fermera ses portes. C’est, en quelque sorte, un soulagement : « depuis des mois, on pataugeait. Au moins, la situation devenait claire. Et une chose que j’ai apprise, c’est l’importance de donner l’heure juste. Que ce soit positif ou négatif, les employés veulent savoir », affirme Sylvie Vachon, qui applique toujours ce principe avec conviction aujourd’hui. Plus encore, malgré un contexte éprouvant, elle réussit à motiver ses troupes chez Vickers afin de réaliser les derniers contrats grâce à un système de récompenses affiché sur un grand tableau. « Les personnes assignées au reclassement des travailleurs me disaient : “tu leur nuis ! Tu les empêches de se chercher un autre emploi, parce qu’ils veulent absolument voir le thermomètre grimper !” Je leur répondais : “Moi aussi, je travaille encore pour cette entreprise, et moi non plus, je n’ai rien qui m’attend ensuite !” »

L’actuelle PDG du port de Montréal, qui a choisi l’option ressources humaines lors de son parcours universitaire en administration à Sherbrooke, sa ville natale, croit profondément en l’être humain, véritable fondement du succès. Après la fermeture de Vickers, en 1989, elle est embauchée par l’administration portuaire de Montréal. Pur caprice du destin. « Il y avait un mandat en ressources humaines. Je n’avais aucune connaissance de cette organisation. J’avais même du mal à délimiter le port ! En arrivant, j’ai été plutôt déçue : je n’aimais pas le style de gestion autoritaire », se souvient Sylvie Vachon.

Heureusement, grâce à quelques séances de remue-ménage organisationnel, le contexte change rapidement et lui permet de trouver sa place : en peu de temps, de chef des ressources humaines, elle est promue à la direction, puis à la vice-présidence. Ce dernier poste créé sur mesure témoigne de son implication grandissante dans la gestion stratégique de l’APM.

Bientôt, son rôle est décuplé : en plus de la vice-présidence RH, on lui confie celle des finances, qui inclut aussi la gestion de l’immobilier, des technologies, de l’approvisionnement et de l’amélioration continue. « En général, c’est le gars des finances qui ramasse les RH lors des fusions. Là, c’était la fille des RH! Et je n’ai jamais coupé le budget des ressources humaines. J’ai toujours cru en l’importance des employés, c’est sans doute ma plus grande conviction : ce sont les employés qui font le succès, qui décident de donner leur génie à l’entreprise, d’inventer, de proposer. »

Le port sous la gouverne de Sylvie VachonFemme de changement

Sylvie Vachon progresse ainsi dans la hiérarchie de l’APM et s’enracine dans cette industrie maritime dont elle a exploré les multiples ramifications depuis lors. Dès son arrivée au sein de cette entreprise publique fédérale, elle est perçue comme un agent de changement, une caractéristique déterminante, selon elle, qui mène à sa nomination au poste de PDG en 2009. Mais attention : « Il ne s’agit pas de changer pour changer mais plutôt de changer pour progresser », tient-elle à préciser. Puis elle ajoute ceci : « Se réinventer : voilà une expression qui me plaît. »

Elle raconte alors l’histoire… des bas bleus. « Un de mes premiers emplois d’étudiante a consisté à travailler au rayon des enfants d’une boutique de vêtements. Je me souviens de ces dames qui demandaient des bas bleus d’une taille bien précise. Mais dans l’arrière-boutique, c’était le fouillis, un véritable chaos. » Les autres vendeuses abdiquaient l’une après l’autre, atterrées par la complexité d’une tâche qui aurait pourtant dû être élémentaire. « J’ai suggéré à ma patronne d’implanter un système afin de récupérer aisément les mises de côté… et les bas bleus », poursuit la PDG du port de Montréal avec un sourire malicieux. « J’ai proposé un système simple, par ordre alphabétique, avec une manière précise d’étiqueter et d’accrocher la marchandise. » Sylvie Vachon n’avait alors que seize ans, et le jour où elle a démissionné, sa patronne de l’époque a vécu un moment de grand découragement.

Quant à la jeune femme, elle obtient son baccalauréat à vingt ans à peine, elle qui avait amorcé son primaire à cinq ans sans faire sa maternelle et sauté la septième année. Elle est courtisée : malgré une récession difficile, trois grands commerces de détail lui offrent un emploi. Elle choisit Sears, parce que le poste est à Granby, près de chez elle, et que la Sherbrookoise ne se sent pas prête à s’exiler à Québec ou à Montréal. Elle quittera Sears après un an et demi : elle perçoit rapidement qu’il n’y a guère de possibilités d’avancement.


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Il est vrai qu’en sortant de l’université, elle se voyait déjà directrice des ressources humaines. « Durant notre formation, on nous parlait exclusivement des postes de direction, jamais d’agents ou de conseillers RH. Mais ce n’est pas ce qui arrive quand tu as 20 ans : il faut faire quelques détours ! » Malgré la récession du début des années 1980, la jeune femme prend le risque de donner sa démission et part pour Montréal. Cadette d’une fratrie de cinq enfants, choyée par ses grandes sœurs, autant de sœurs-mères qui l’ont stimulée et lui ont donné confiance en elle, Sylvie Vachon a grandi avec le sentiment qu’elle pouvait tracer son chemin comme elle l’entendait.

Une fois arrivée dans la métropole, elle est embauchée comme agente de projet au ministère de la Main-d’œuvre afin de s’occuper des demandes d’entreprises qui souhaitent obtenir des subventions pour la création d’emplois. « Ce poste m’a passionnée. Pour une fille qui aime créer et réinventer, c’était formidable! Il y avait des dossiers dont personne ne voulait s’occuper, c’est souvent à moi qu’on s’adressait. J’étais volontaire, j’aimais ce genre de défis. » D’ailleurs, elle fait vite ses preuves et devient experte-conseil au bureau régional. Mais elle quitte cet emploi au bout de quelques années, car une carrière de fonctionnaire ne l’intéresse pas. Elle préfère aller sauver l’impossible, chez Vickers.

Femme engagée

Sylvie vachonD’aussi loin qu’elle se souvienne, Sylvie Vachon a sollicité les responsabilités. À la petite école, on lui confiait des tâches ; plus tard, elle s’est impliquée au sein des associations étudiantes. Enfant, elle se plaisait à organiser des activités pour ses nombreux amis. Le garage de son père était alors monopolisé pour des séances de bricolage et pour l’exposition des chefs-d’œuvre des jeunes du quartier. « Ma mère nous fournissait les macaronis qui servaient à composer les bricolages, je m’occupais de tout. Et mon père devait renoncer à son garage! » se rappelle-t- elle en riant. Petite fille organisée, certes, « mais pas seulement organisée : j’avais des idées et j’étais déjà mobilisée ». Aujourd’hui, la dirigeante siège à de nombreux comités et à divers conseils d’administration.

À la question de savoir si elle a le don d’ubiquité, elle répond qu’elle possède une grande énergie et qu’elle juge essentiel de participer aux échanges qui déterminent l’existence de tout un secteur d’activité. « Il y a des postes que j’occupe dans certains organismes que je considère comme faisant partie de mon travail. Siéger au conseil d’administration de l’association des administrations portuaires canadiennes va de soi, selon moi. D’autres postes me permettent d’apprendre, d’offrir une plus grande contribution. En s’impliquant auprès de diverses associations, on porte implicitement le message selon lequel tous les acteurs sont importants et qu’on peut les aider à être entendus. » En effet, pour la PDG du port de Montréal, tous les joueurs du secteur sont étroitement reliés : en étant « au service d’une industrie, nous participons à une chaîne logistique qui se veut efficace, et ce, au bénéfice d’un très grand nombre d’entreprises québécoises ».

Dans cet ensemble, Sylvie Vachon veille à ce que le port de Montréal, cet acteur incontournable du développement économique de la région et du pays tout entier depuis près de quatre siècles, demeure solide et vivant. Sa vision à long terme – à très long terme – du développement durable met en évidence une ambition claire : être encore là dans cent ans. Au strict minimum. À une époque où l’instantanéité impose ses diktats, peu de dirigeants peuvent se vanter de porter concrètement une stratégie d’avenir de cette envergure.

Ainsi, la volonté de protéger l’environnement de ce port urbain qui compte 26 km de quais est soutenue, notamment, par un comité interne de développement durable qui propose des mesures concrètes. Plantation de 375 arbres, électrification des quais, locomotives multigénératrices, portail du camionnage facilitant la planification des déplacements vers les terminaux et contribuant à réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) sur le territoire du port : autant de façons de limiter l’empreinte environnementale. En 2016, le port a ainsi réduit de 12 % les émissions de GES par tonne de marchandises manutentionnée par rapport aux activités des quatre dernières années1.

« Notre portail du camionnage nous a valu d’être qualifiés de smart port », souligne fièrement la PDG de l’APM. Ce projet a d’ailleurs attiré l’attention de ChainPORT, un groupe sélect d’administrations portuaires créé à l’initiative du port de Hambourg, en Allemagne, afin de travailler sur l’intelligence artificielle, et qui a invité le port de Montréal à se joindre à lui en mars 2017. « En ce moment, nous élaborons un modèle prédictif qui émettra des données en temps réel avec l’objectif de réduire encore davantage les émissions de GES », explique Sylvie Vachon avant de conclure : « C’est ça, se réinventer. Et ça donne un sens au travail de toute l’équipe. »

Femme d’influence

Sylvie Vachon sur les quais du portSe réinventer, toutefois, n’est pas une mince tâche. Il a fallu bien des efforts pour qu’évolue la culture d’entreprise. « Nous nous sommes positionnés comme moteur de développement économique, notamment par les emplois créés et par les retombées économiques de nos activités. Nous ne nous limitons pas à gérer des infrastructures. Notre efficacité et nos innovations permettent aux entreprises d’être propulsées dans l’import-export. Ce n’est pas nous qui importons ou exportons, ce n’est pas nous qui gérons les bateaux. Mais c’est nous qui mettons en place un système performant où tout doit être réglé avec minutie… pour retrouver rapidement les bas bleus ! », précise Sylvie Vachon en faisant un clin d’œil. Exigeante envers elle-même, elle encourage son équipe à se dépasser et favorise les initiatives de ses employés. Ouverte à tout projet réaliste et réalisable, elle incite les gens à donner le meilleur d’eux-mêmes.

C’est un leadership d’influence que Sylvie Vachon exerce entre les murs de l’APM et qu’elle déploie à l’extérieur en étant à l’écoute de son industrie et en rassemblant ses joueurs. C’est ce qu’elle fait notamment auprès de Cargo M, la grappe métropolitaine de logistique et de transport de Montréal, qu’elle a contribué à mettre sur pied en 2012 et dont elle préside le comité exécutif. « Le plus difficile, c’est de s’assurer que tout le monde partage la même vision. Vous comprenez, je suis PDG, mais je ne me sens pas toujours seul maître à bord, parce que nos clients et nos partenaires jouent un rôle dans la chaîne logistique. Alors, comment les rallier tous ? C’est à la fois stimulant et exigeant. »


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Sa manière d’y parvenir passe par une analyse profonde de son milieu et par une compréhension fine des divers points de vue. Fondamentalement terre à terre, Sylvie Vachon pose des questions. Beaucoup de questions. « Notre degré de compréhension du milieu, de notre marché, de nos clients, c’est ce qui nous permet de prendre les bonnes décisions au bon moment. Plus encore, je veux que les employés aient une vue d’ensemble sur l’aboutissement de ce qu’ils font au quotidien. “Pourquoi je dois souder cette pièce à cette vitesse-là ? où va cette pièce dans l’ensemble ?” C’est la raison pour laquelle nous avons affiché les schémas détaillés des machines à construire. »

Cette administratrice chevronnée qui n’a de cesse de multiplier les démarches pour mobiliser ses employés et pour construire des ponts entre les joueurs de l’industrie maritime veut désormais faire connaître ce secteur d’activité auprès du grand public. « C’est un défi d’un autre ordre, parce qu’il y a peu de gens qui font le lien entre leur ipad, l’huile d’olive ou la fleur de sel, tous ces produits que nous consommons, et le port de Montréal. Comment et par quels chemins arrivent-ils jusqu’à nous ? Ce n’est pas connu », lance-t-elle. La PDG de l’administration portuaire de Montréal estime qu’il est aujourd’hui nécessaire que le port soit connu et reconnu. « Comme voisin industriel de notre communauté, dans un contexte de développement durable ou par besoin d’intéresser les jeunes à nos emplois, il est temps d’ouvrir nos clôtures. »

le port de Montréal en quelques chiffres

Femme d’équilibre

Sylvie Vachon devant une maquette du portAyant réussi à se hisser aux plus hauts échelons d’un milieu traditionaliste et à y acquérir une grande influence, Sylvie Vachon contribue, grâce à son rôle et à ce qu’elle incarne, à l’avancement de la cause des femmes. Elle-même inspirée par Louise Roy, administratrice reconnue et référence en matière de leadership et de gouvernance2, elle a suivi sa carrière avec intérêt : « Elle évoluait dans un milieu inhabituellement dirigé par une femme sans que cela semble être un obstacle. » Si Sylvie Vachon se dit consciente du défi d’être une femme dans un milieu masculin, elle ne l’a jamais perçu comme un frein à ses ambitions.

Elle a pourtant dû démontrer sa capacité à occuper la fonction de PDG. « Il y a des préjugés tenaces sur la disponibilité réelle des femmes et sur leur intérêt à poursuivre une carrière : je les ai entendus à mon sujet ou à propos d’autres femmes. J’ai parfois senti ce questionnement dans un milieu d’hommes : “Qui est cette fille qui est souvent avec le PDG ? Sa secrétaire ?” Je me le suis déjà fait demander. Quand j’ai été nommée PDG, certains ont été vraiment surpris. » Néanmoins, malgré les obstacles, elle entrevoit plusieurs avantages à être une femme dirigeante : « Ça ouvre les portes différemment, ça permet une manière de faire et un discours différents et ça change le ton, qui devient plus respectueux. C’est vrai que ce n’est pas gagné, et il faut continuer à offrir des modèles, à ouvrir les horizons et à dire aux femmes que c’est possible ! »

Dans son cas, son cheminement a reposé sur la recherche de l’équilibre. Entre sa vie professionnelle et sa vie personnelle, avant toute chose. « Il a toujours été clair pour moi que ma famille est ma priorité », affirme Sylvie Vachon, mère de deux jeunes adultes. « J’avais une bonne organisation… et une bonne gardienne ! » Consciente d’avoir à faire des choix et les assumant pleinement, elle avance en visant la perfection mais en acceptant que rien ne soit parfait. « Le leadership, aussi vaste soit-il, est avant tout une question d’équilibre entre la tête et le cœur. »


Notes 

1 Pour en savoir davantage, voir le rapport sommaire des réalisations en matière de développement durable de 2016 de l’Administration portuaire de Montréal.

2 Pendant sa carrière, Louise Roy a siégé à de nombreux conseils d’administration et occupé plusieurs postes de direction, notamment ceux de vice-présidente de l’Association internationale du transport aérien (IATA), de vice-présidente de la division Amériques d’Air France et de PDG de la Société de transport de la Communauté urbaine de Montréal. Depuis 2008, elle est chancelière de l’Université de Montréal.