Article publié dans l'édition automne 2017 de Gestion

Femme d’affaires accomplie et philanthrope acharnée, Joey Adler n’a l’esprit tranquille que si chaque soir elle a amélioré la vie d’au moins une personne. D’ailleurs, l’ex-PDG de Diesel Canada aime citer cet ancien proverbe chinois : un voyage de mille lieues commence toujours par un pas. Triptyque Joey AdlerLe 26 août 2001, Joey Adler entre dans une période de turbulences qui marquera un tournant décisif dans sa vie. Son mari, Lou Adler, entre à l’hôpital : il est atteint d’un cancer rare et foudroyant. On lui donne à peine quelques jours. Il vivra encore 17 mois, grâce notamment au combat et au soutien indéfectible de son épouse. Cette femme d’affaires déterminée qui a évolué avec succès dans le domaine de la mode pendant 35 ans aux côtés de l’homme de sa vie poursuit dès lors son chemin, transformant le deuil avec l’optimisme inébranlable qui la porte et la volonté de changer le monde au moyen d’un nouveau modèle de philanthropie adapté au milieu des affaires.

Le courage du trajet intérieur

Joey-Adler-faceQuelques moments déterminants jalonnent chaque existence humaine, offrant ainsi l’occasion à la personne qui les vit de poursuivre ou de bifurquer. Dans le cas de Joey Adler, il y a certes eu le décès de son mari, qui l’a menée sur la voie active de la philanthropie. Et il y a aussi eu ce retour sur les bancs d’école, lorsqu’elle a décidé, au début de la cinquantaine, de se consacrer à l’obtention d’un MBA pour cadres.

Qu’est-ce qui pouvait bien motiver cette femme d’affaires accomplie – Joey Adler a été PDG de Diesel Canada pendant près de trois décennies – à se plier à un programme de cette exigence? «Je pourrais évoquer plusieurs raisons, toutes vraies! La curiosité, le plaisir d’apprendre et d’aller à l’école… Mais au fond, la véritable explication, c’est le désir de faire quelque chose pour moi-même. Pendant une dizaine d’années, après la mort de mon mari, j’ai vécu pour tout le monde. Sauf pour moi-même», confie simplement Joey Adler.

Commence alors une traversée personnelle à la rencontre d’émotions muselées depuis bien longtemps, un temps d’arrêt entre les murs d’une université, parmi de nouveaux collègues, une période intensive de proximité où il faut se raconter, écouter, s’ouvrir. «La première semaine, Laurent Lapierre, professeur émérite à HEC Montréal, nous a littéralement déconstruits : il nous a apporté, à nous étudiants, quelque chose dont il ne se doutait peut-être pas ! Je me rappelle également être assise avec un haut dirigeant qui m’a raconté avec honnêteté les aléas de sa propre vie. Et j’ai compris que nous portions tous une histoire, que nous sommes tous des êtres humains», raconte calmement Joey Adler, précisant que malgré ce profond désir d’aller vers l’autre, elle a alors pris conscience de s’être refermée sur elle-même.

Dans l’urgence de la survie, devant la tragédie de la maladie et de la mort de celui qui était et demeure sa plus grande inspiration, Joey Adler avait verrouillé ses émotions comme recours ultime de protection de soi. «Ç’a été une telle catastrophe pour moi ! Et à son départ, sans prendre le temps du deuil, parce qu’il fallait faire rouler la business, parce qu’il y avait tant d’emplois en jeu, parce que je ne voulais pas que des gens coulent, j’ai géré notre entreprise seule, à 100 milles à l’heure.»

En 2011, étudiante au MBA pour cadres, elle reprend son souffle et entame une réflexion sur elle-même et sur une approche humaine du leadership. Elle se rend compte qu’elle a vécu les dix dernières années sans avoir accepté la mort de son mari. Elle décide aussi que désormais, tous ses projets auront une composante sociale. «I started to feel again», s’exclame Joey Adler dans sa langue maternelle. Ce périple intérieur, certains l’amorcent, mais d’autres vont jusqu’au bout de leur vie en passant à côté. «Parce qu’on arrive à le faire seulement si on est assez brave.» Le regard brillant des yeux de Joey Adler, oscillant entre l’ambre et le vert, vous met au défi d’y réfléchir.

À la recherche de l’être humain

Le 11 septembre 2001, en rentrant de l’hôpital où son mari lutte de toutes ses forces, Joey Adler ressent un profond désespoir devant les images diffusées en boucle d’un New York dévasté. «Entre les séquences d’immeubles qui s’effondraient, il y a eu un message publicitaire dans lequel on voyait un enfant africain larmoyant qui chassait les mouches», se souvient-elle, racontant qu’à ce moment précis, elle a compris, triste lucidité, que chaque vie humaine vaut bien peu de chose. «Nos décisions sont prises selon leur poids économique. La vie de mon mari, la vie de ces milliers de gens qui sont morts ce jour-là, la vie de cet enfant en Afrique avaient exactement la même valeur : zéro. En Afrique, où je suis souvent allée, mon cellulaire fonctionne au milieu de nulle part, mais il n’y a pas d’eau pour les enfants.» Devant cette désolation, elle se fait alors la promesse solennelle de consacrer le reste de sa vie à faire prendre conscience de la valeur de chaque vie humaine. L’idée est semée.

Par la suite, Joey Adler entreprend de nombreux voyages, notamment en Éthiopie et au Rwanda, où elle constate les besoins criants en eau potable. En 2005, elle fonde ONEXONE, une oeuvre caritative qui soutient des projets liés à l’approvisionnement en eau, à la santé, à l’éducation et à l’alimentation, non seulement dans des pays en développement mais aussi au Canada et aux États-Unis. Une manière de transformer la vie de bien des gens, où qu’ils soient, une personne à la fois. Avec autant d’assurance que d’humilité, elle relate le rôle de ONEXONE lors du tremblement de terre à Haïti en 2010, qui a été la première organisation civile à poser le pied dans l’île ravagée. En sept semaines, Joey Adler a fait huit allers-retours. Au fil des missions, ONEXONE aura apporté un vaste soutien sur le terrain en plus d’une dizaine de millions de dollars en biens, en médicaments et en équipement médical.

Cette humaniste est également habitée par le respect de la dignité des sinistrés. «Lors des inondations de 2008 en Haïti, un jour où une de nos équipes sillonnait les rues dans un camion des Nations unies, les débris flottaient partout, les familles se réfugiaient sur le toit de leur maison. Nous avions nos caméras pour mobiliser le reste du monde. Perché sur une toiture, un jeune homme d’environ 14 ans nous a regardés passer en nous faisant un doigt d’honneur. Ce qu’il nous signifiait était clair : “Ça fait des semaines qu’on vit comme ça, qu’on n’a rien à manger, et vous arrivez avec vos caméras ? Voyeurs !” Par la suite, je n’ai jamais rapporté ma caméra», confie celle qui est pourtant passionnée de photographie.

Le goût d’aider, Joey Adler l’a toujours eu. Mais entre signer des chèques et s’investir concrètement sur le terrain, il y a ce rendez-vous avec l’être humain. «Faire un don pour faciliter l’accès à de l’eau potable en Afrique, c’est déconnecté. On veut aider, mais on n’est pas émotionnellement investi. Prendre un avion et atterrir à Addis-Abeba, en Éthiopie, puis se rendre dans un village éloigné pour voir un puits qui donne de l’eau, c’est du concret. Et ça vous transforme à tout jamais.» C’est la voie que cette entrepreneure sociale a choisie.

De Diesel à Department of Good

Dans une boutique de Rome, au milieu des années 1980, Joey et Lou Adler découvrent une collection de jeans et décident d’en devenir les distributeurs canadiens exclusifs. Ils en feront une marque forte et reconnue, tenant solidement les rênes ensemble, prenant des risques et travaillant côte à côte sans compter les heures. En 2006, bien des choses ayant changé, la femme d’affaires vend 70 % de son entreprise à des Italiens et devient la seule partenaire de Diesel. Carriere de Joey Adler

Six ans plus tard, elle part définitivement, consternée par la compétition à outrance qui, à ses yeux, ronge le capital humain de l’entreprise par le biais d’une gestion négative. «Quand j’ai vendu la part majoritaire de Diesel, je ne pouvais plus gérer comme je le voulais. Le bottom line, c’était toujours l’argent. En affaires, on a besoin de trois choses : people, processes and technology. Mais qu’est-ce qui compte le plus ? Les gens !», soutient Joey Adler. En ce sens, elle a véritablement observé, au cours de cette période, les fondements de la culture d’entreprise : «Une entreprise n’est pas statique, it’s a living, breathing organism ! Son âme se fait sentir de haut en bas dès que la réceptionniste décroche pour répondre à un client…» Devant ce constat, Joey Adler ira construire son rêve ailleurs.

Après ONEXONE, convaincue que l’avenir de toute entreprise passe par l’intégration d’une forme de volet social à son modèle d’affaires, l’entrepreneure crée Industrial Revolution II. Capitalisant sur son expérience dans le milieu de la mode, elle fonde à Port-au-Prince, en Haïti, une usine de fabrication de vêtements éco-socio-responsable dont la moitié des profits est réinvestie dans la communauté de diverses manières. Et, comme si elle était propulsée par un don d’ubiquité, Joey Adler multiplie les projets. Elle décide de financer l’idée de deux jeunes entrepreneurs passionnés et devient ainsi la PDG de Carve Bar, une entreprise qui porte le nom d’un nouveau produit alimentaire qui, selon elle, va révolutionner le concept du casse-croûte. Son objectif : la distribution mondiale. «Go big or go home», dit-elle avec un sourire radieux, ajoutant du même souffle ceci : «Une personne est une marque, d’une certaine façon, et la sorte de personne que vous êtes dans la vie, c’est votre marque.»

La philanthropie du 21e siècle

Lorsque Joey Adler s’est retirée de Diesel, elle rêvait grand : changer le monde. Le principe qui la guidait ? Les problèmes de pauvreté et d’inégalités dans le monde ne peuvent se résoudre que par une approche microéconomique. «Toutefois, il n’y a pas assez d’aide pour les petits entrepreneurs avec des idées, et 92 % de ces idées ne se rendent pas jusqu’au marché. Les consommateurs y perdent, tout le monde y perd.» De là naît le concept d’une plateforme qui réunit consommateurs et détaillants tout en faisant circuler l’argent dans la communauté. Joey Adler lance alors une nouvelle entreprise : Department of Good.


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Véritable écosystème soutenu par des artisans locaux du monde entier, Department of Good a pour raison d’être un réinvestissement permanent dans les communautés grâce à chaque produit vendu. Ayant observé pendant des années, sur le terrain, la précarité du modèle actuel de la philanthropie, l’entrepreneure sociale le réinvente en donnant du pouvoir aux communautés. Par exemple, la marque From Africa with Love consacre une partie de ses profits à la protection des éléphants et des rhinocéros en Afrique. Une autre collection est associée à la promotion de la sauvegarde de l’océan en Californie, alors qu’une gamme de produits pour chiens sert à fournir du soutien à des sans-abri. En montrant sa plateforme web en construction, Joey Adler rayonne : «C’est beau, n’est-ce pas ? Ici, ce sont des chandelles fabriquées par des handicapés intellectuels dans un atelier de Venice, à Los Angeles : un pourcentage des ventes permettra d’aider ce groupe.», explique la femme d’affaires, qui se définit comme «une capitaliste avec un cœur». En effet, selon elle, «nous ne sommes pas un corps avec une âme mais plutôt une âme entourée d’un corps».

«Une communauté à la fois : c’est ce qui va transformer le monde. Dans dix ans, j’espère que Department of Good sera présente un peu partout dans le monde et entraînera le succès de petites entreprises qui, à leur tour, vont susciter de l’entraide au sein de leurs communautés.» Puis, pour s’assurer que son interlocuteur a bien compris le potentiel de changement de petits gestes à la portée de tous, Joey Adler donne un exemple concret : «Prenez une compagnie de taxis qui réserve une heure par semaine et par voiture pour aider des personnes âgées. L’effort est minime, mais l’effet dans la communauté est immense !»

Une question de leadership

Leadership selon Joey-AdlerEn souhaitant rendre aux communautés, c’est de leadership que parle intrinsèquement cette entrepreneure sociale. «J’ai toujours voulu donner du pouvoir à ceux qui m’entourent. Je pense que c’est ça, être un leader : être honnête et intègre, tenter de vivre sa vie en donnant l’exemple. Avoir une vision et être capable d’en mettre les grandes pièces en place», fait valoir Joey Adler, qui a longuement réfléchi à la question du leadership. Elle tient d’ailleurs à la différence fondamentale entre un gestionnaire et un leader, le premier acceptant de matérialiser la vision du second. Le leader, quant à lui, doit savoir transmettre et être un mentor. «Un vrai leader s’entoure de gens qui ont le potentiel de le déloger !» s’exclame-t-elle, ajoutant qu’un leader doit savoir reconnaître les employés visionnaires, c’est-à-dire ceux qui semblent avoir l’esprit de contradiction nécessaire pour porter des idées fécondes grâce à leur capacité à voir autrement et à remettre les choses en question. «La pire erreur, c’est de répondre : “Ça, on a déjà essayé !” Peut-être que ce n’était ni le bon moment ni le bon contexte. Essayez de nouveau !»

Avouant qu’elle se sent loin d’avoir toutes les réponses, elle s’appuie néanmoins sur son vécu, sur ses propres détours, sur les risques énormes qu’elle a pris en tant qu’entrepreneure et sur les leçons que la vie lui a offertes. Et qu’elle a saisies. Déjà, enfant, elle avait ce tempérament actif et frondeur, préférant la compagnie des garçons avec qui elle jouait au hockey dans les ruelles de Montréal. «Je dictais les règles, je voulais tout diriger», confie-t-elle, sourcils froncés. Difficile de croire que cette femme d’une écoute si généreuse, aussi dynamique et aussi bouillonnante soit-elle, puisse avoir été cette petite fille qui bousculait tout. «J’ai évolué ! C’était mon défi : prendre ces caractéristiques et les humaniser.»

Joey Adler avance, malgré ses peurs. «Ce que la vie m’a appris de plus important, c’est d’être dans le moment présent. Parce que l’avenir n’existe pas encore, et le passé est passé. Nous sommes obsédés par les buts, les objectifs. Mais c'est le trajet qui compte.»