Article publié dans l'édition Hiver 2022 de Gestion

Solidement enraciné dans la richesse de ses origines et dans la rigueur des valeurs qu’on lui a transmises, Fady Dagher est entré dans la police avec l’intention sincère d’être utile, un idéal qui l’anime toujours après 30 ans de carrière. Sa réflexion sur la société, sa vision audacieuse du corps policier qu’il veut transformer et sa capacité à voir le meilleur en chacun donnent foi en l’être humain.

Dans l’invitant bureau du chef de la police de Longueuil, la décoration évoque l’héritage lointain et chaleureux de Fady Dagher. On y découvre entre autres cette immense main africaine sculptée dans du bois exotique. Une main tendue vers l’autre en signe d’accueil bienveillant, une main qui s’ouvre sur les possibles. Benjamin d’une fratrie de trois, Fady Dagher a grandi en Côte d’Ivoire. Son père, Libanais d’origine, s’est très tôt expatrié à Abidjan, où vivait une importante communauté libanaise, pour exploiter une usine de fabrication de bicyclettes. Profondément attaché au Liban, ce «pays du bonheur» où il passe tous ses étés, Fady Dagher va encore régulièrement en pèlerinage dans ces villages où subsistent tant de souvenirs heureux. Le rituel est invariablement le même : directement de l’aéroport, un ami d’enfance l’emmène manger du mouton grillé sur du charbon de bois, toujours au même restaurant, avant de le conduire au monastère de Saint-Charbel. Ensemble, dans un silence absolu, ils se recueillent. Un moment de contemplation et de réflexion.

Les châtiments stériles

Au grand dam de son père, qui tient la discipline en haute estime, Fady Dagher se fait renvoyer de trois écoles primaires avant d’aboutir, au secondaire, dans une école jésuite d’Abidjan. En réalité, même s’il se fait fréquemment réprimander, le garçon n’est pas une canaille : il ne supporte tout simplement pas d’être mis dans un cadre et de ne pas pouvoir en sortir. «J’avais un copain qui avait le même tempérament que moi, et on nous punissait en nous envoyant dans le coin de la classe, bras croisés, mains sur les oreilles, obligés de faire des flexions de jambes pendant une heure sans cesser de murmurer “Je ne recommencerai pas”. Évidemment, on se révoltait ! Un jour, nous avons mis des punaises sur la chaise de la maîtresse. Une autre fois, nous avons versé du sucre dans son réservoir d’essence», raconte l’actuel chef de police en éclatant de rire.

Amusante courbe du destin : qui aurait pensé que ce jeune rebelle ferait un jour partie des forces de l’ordre et en viendrait même à les incarner ? De l’avis du principal intéressé, «on ne naît pas criminel : on peut le devenir sur sa trajectoire, selon les événements». Mais surtout, il retient très tôt que toute répression absurde a des répercussions qui peuvent s’avérer néfastes et qu’on doit éviter à tout prix, un principe qui le guide encore aujourd’hui.

Heureusement pour Fady Dagher, les jésuites abidjanais ont canalisé son esprit indépendant vers le sport, notamment le soccer et les arts martiaux. À l’âge de 17 ans, au moment où il émigre en sol canadien pour rejoindre son frère aîné afin de poursuivre ses études en administration, il est assez solide pour traverser avec succès les années exigeantes qui l’attendent. «Cinq années sans voir mes parents à une époque où il n’y avait que les lettres et les appels interurbains, qui coûtaient cher ! Cette période a été grise, extrêmement difficile. Ma famille me manquait, la Côte d’Ivoire et le Liban me manquaient. Et, tout à la fois, j’appréciais cette liberté.»

Les 5 clés du leadership, selon Fady Dagher 

  • Courage
  • Confiance
  • Patience
  • Résilience
  • Pardon

Fady le protecteur

Le jeune homme trouve un ancrage auprès des mamans libanaises de son quartier d’adoption. «J’ai souvent dit que je n’ai pas immigré au Canada, ni au Québec, mais à Montréal et, surtout, à Saint- Laurent, que la forte population libanaise désigne du surnom de mini-Beyrouth», confie Fady Dagher. Il raconte que son emploi de maître-nageur à la piscine du complexe d’habitation où il vivait lui a permis de gagner la confiance des mères qui y emmenaient leurs enfants : «Je m’amusais avec les petits, et je les sauvais aussi parfois!» Un soir, en rentrant de ses cours, il trouve des plats libanais à sa porte. L’odeur réconfortante de cette nourriture de chez lui et la gentillesse de celles qui lui demandent «Qu’est-ce que tu aimerais pour demain soir?» suscitent chez lui un fort sentiment communautaire.

Cumulant les emplois, l’étudiant est aide-gérant dans une lunetterie du centre-ville de Montréal. C’est là qu’il a la révélation qui va le faire bifurquer du chemin tout tracé vers la reprise de l’affaire familiale en Côte d’Ivoire. Un jour, un policier entre dans le commerce. Impressionné, Fady, curieux, aborde ce client en uniforme en lui posant une question de but en blanc : «Est-ce que vous avez du plaisir à être policier?» La réponse plaît au jeune homme, qui accepte l’invitation de l’agent à patrouiller avec lui dans le quartier, une possibilité créée par le programme COBRA1. «Je suis embarqué dans le véhicule, j’ai suivi le policier durant son quart de travail. À partir de là, c’était décidé. Je voulais avoir cet effet bénéfique auprès de la population, aider, protéger», explique aujourd’hui le directeur du Service de police de l’agglomération de Longueuil (SPAL).

C’est plus tard qu’il a réalisé cette ambition qu’il nourrissait depuis longtemps : d’après une vieille anecdote que ses parents lui ont racontée, vers l’âge de neuf ans, le garçon aurait sauté à l’eau sans hésitation pour sauver une fillette tombée dans une piscine d’Abidjan. «Vous savez, Fady, en arabe, signifie “protecteur”.»

Une profonde motivation

Accepté à l’École nationale de police de Nicolet, Fady Dagher reçoit son diplôme le 8 novembre 1991, un jour de grande fierté pour lui, président de cette promotion de 220 jeunes policiers, alors qu’il avance en tête de sa cohorte. Aujourd’hui accroché au mur de son bureau, ce diplôme témoigne «d’un comportement remarquable dans les relations avec la communauté». Il forgera inlassablement ce leadership prometteur à mesure qu’il gravira les échelons. Au cours des quatre années suivantes, il est agent double à la Section des stupéfiants de la Division du crime organisé du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). L’aventure frappe l'imaginaire : flirtant chaque jour avec le danger, endossant son rôle avec brio grâce aux atouts de ses origines, il fait preuve d’une endurance physique et d’une résistance au stress remarquables. En outre, sa force morale est mise à l’épreuve ; tous ceux qui ont côtoyé Fady Dagher peuvent témoigner de sa droiture. «De l’autre côté de la clôture, j’ai rencontré ces humains qui avaient suivi de mauvaises trajectoires. J’ai vu les ravages de la drogue chez les jeunes. On ne naît pas criminel… Pourtant, nous les avons tous arrêtés. Je n’ai eu aucun remords : je ne pouvais pas supporter le mal qu’ils semaient.»

Au fil des affectations, il atterrit bientôt dans le quartier montréalais de Saint-Michel, qu’il connaît bien pour l’avoir infiltré. Encore aujourd’hui, il parle de ce passage avec émotion : «J’ai vu la misère et la violence. J’ai vu des enfants de huit ans faire le guet à vélo, payés par des gangs de rue, y laissant leur innocence.» À grand renfort d’activités sportives et de démarches de concertation avec les parents et les intervenants du milieu, le jeune chef de police et son équipe transforment ce quartier classé parmi les plus défavorisés au pays. «C’était l’endroit le plus pourri. Aujourd’hui, c’est devenu une référence : on y trouve les plus beaux HLM au Québec. Ça nous a pris des années de persévérance. Mais tout est possible», affirme Fady Dagher, qui confie avoir pleuré lors de son départ de Saint-Michel, en 2010.

Petit à petit, le jeune policier prend conscience de la puissance de l’ambition. Il comprend qu’il -peut participer à des changements de société, contribuer à rendre le monde meilleur. Lui-même issu de l’immigration, il s’est déjà fait fouiller et interroger à maintes reprises en raison de ses origines ; par conséquent, il n’aura de cesse de lutter contre le profilage racial et social et contre l’exclusion. Après avoir exploré tous les rouages du SPVM, il est nommé directeur du SPAL en 2017. Afin de créer une nouvelle police, il a l’intention ferme d’encourager une culture de proximité avec la population chez ses policiers, envers et contre tous… mais surtout avec eux.

Quelques jalons sur le parcours de Fady Dagher

1991 – Fady Dagher obtient son diplôme de l’École nationale de police du Québec, à Nicolet.

De 1992 à 2017 – Après son embauche au Service de police de la Ville de Montréal, il est successivement policier, patrouilleur, agent d’infiltration, enquêteur, superviseur et gestionnaire. Il est aussi l'auteur de la première politique au Canada en matière de profilage racial et social. Il a participé à la conception du Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence.

2012 – Il complète un EMBA McGill-HEC, une expérience marquante qui, dit-il, «a fait exploser son intellect».

2013 – Il est nommé «personnalité de l’année» par le quotidien The Globe and Mail.

2017 – Il prend la barre du Service de police de l’agglomération de Longueuil en se distinguant grâce à son approche avant-gardiste du travail policier.

2020 – Il obtient la Médaille de la paix 2020 de la Fondation des YMCA du Québec.

De la répression à la concertation

Pour accéder à ce poste de hautes responsabilités, le garçon à l’esprit libre a appris à respecter le conformisme et les codes du corps de police… jusqu’à un certain point. Fady Dagher porte l’uniforme à sa manière. Au poignet, il a toujours quelques bracelets de billes noires. Et si vous le rencontrez, un conseil : jetez un bref regard sur ses souliers. «Mes lacets ne sont jamais, jamais attachés. Personne ne peut m’attacher nulle part.»

Ce qui le différencie – qui a bien peu à voir avec ses origines –, cette manière d’aborder le monde, de penser le rôle de la police, a souvent été lourd à porter. Pour autant, le chef du SPAL ne trébuche pas : il avance avec ce qu’il est, incarnant sa vision profonde. Et on le suit. « Je suis tout le temps avec les policiers sur le terrain. Je travaille avec eux. Je réponds aux appels, je patrouille avec eux. Mon vestiaire est ici, près de mon bureau, mais je me change toujours en bas avec eux. Demandez-leur : ils vous diront qu’ils n’ont jamais eu un chef aussi proche de la base », insiste-t-il avant d’ajouter ceci : «C’est crucial, sinon vous êtes mort. Si vous demeurez à votre étage de direction, si vous vous déconnectez des hommes et des femmes qui travaillent jour, soir, nuit et fin de semaine pour protéger les citoyens, vous perdez toute crédibilité.»

Cette crédibilité permet au chef de transformer une culture très conservatrice, de mettre au rancart cette vieille conception d’une police répressive afin d’aller vers les citoyens, de les comprendre et de s’imprégner des questions de santé mentale, une réalité qui teinte désormais la majeure partie du travail des policiers. Ainsi, il y a deux ans, le chef du SPAL a lancé le projet «Immersion», auquel il réfléchissait depuis un bon moment. Ce projet ambitieux, complètement à l’opposé de la structure traditionnelle de la police, proposait d’envoyer des policiers en civil, sans leur arme, afin qu’ils prennent part à la vie quotidienne de la communauté pendant cinq semaines. «Pour un policier, enlever l’uniforme est inconcevable, précise Fady Dagher. Je suis passé dans tous mes groupes, je leur ai expliqué le projet en ajoutant que tout le monde allait devoir réaliser cette expérience : aller à l’épicerie et cuisiner avec une famille participante, aller reconduire l’enfant autiste de ces parents à l’école, comprendre la réalité des personnes plus vulnérables au quotidien. Dans un bassin de 280 employés, j’ai demandé qui seraient les premiers volontaires et 108 d’entre eux ont levé la main! Vous savez pourquoi? Parce que j’étais crédible.» Grâce à son expérience sur le terrain, pas simplement en s’appuyant sur des statistiques, ce chef de police atypique et visionnaire sait que plus de 70 % des appels reçus ont un lien direct avec la santé mentale. Quand il explique qu’il est temps de changer les façons de faire, on l’écoute. Ses employés emboîtent le pas avec lui dans cette voie audacieuse.

La police de concertation du SPAL

Un changement de culture qui se décline en huit volets :

  • révision des profils des candidats;
  • refonte du système de pointage qui sert à l’analyse des candidatures;
  • intégration des recrues grâce au programme «introduction aux réalités de l’agglomération de Longueuil : expérience du terrain» (santé mentale, itinérance, pauvreté, diversité culturelle);
  • affectation d’agents formateurs auprès des recrues;
  • mise sur pied du programme de développement professionnel «Immersion»;
  • révision des processus afin qu’aucun élément ne nuise au jugement ni aux interventions des policiers;
  • découverte et sélection de la relève.

L’honnêteté et l’empathie, vecteurs de changement

En trente ans, au SPAL, personne n’a été évalué pour un autre motif que l’obtention éventuelle d’une promotion. «Si, pendant cinq ou dix ans, tu ne montes pas en grade, tu ne sais pas si tu fais une bonne job ou non!» Fady Dagher a donc implanté le projet «Périscope», qui consiste en une évaluation de rendement sur onze compétences dont les deux tiers ont un rapport direct avec l’intelligence émotionnelle. En soi, il s’agissait d’un véritable bouleversement interne qu’il allait déployer avec force.

Comme il l’explique, un tel changement de culture doit être nourri à la source : «Ça doit commencer par le recrutement. Nous avons donc complètement revu le profil des recrues. Oui, de l’expérience dans le milieu militaire ou dans le domaine de la sécurité donne des points. Mais quand on a travaillé dans un hôpital psychiatrique, quand on a fait du travail social en milieu communautaire, ça vaut encore plus de points!» D’ailleurs, le directeur du SPAL et son équipe travaillent actuellement à produire une vidéo promotionnelle destinée à ceux qui veulent faire partie du service de police : on y traitera notamment d’intervention, qui demeure un aspect fondamental du travail des policiers. Mais surtout, on y présentera l’immense détresse liée à la santé mentale, désormais étroitement imbriquée dans les tâches des agents de la paix. Le chef de police s’adressera directement à la caméra pour interpeller les candidats : «En gros, je vais leur dire ceci : “Après ce que tu viens de voir, si tu as ce qu’il faut et si tu es intéressé, j’ai besoin de toi. Mais si ce que tu as vu ne t’intéresse pas, ne pose pas ta candidature au SPAL.” Je veux que les règles soient claires, que ceux qui souhaitent se joindre à nous sachent en quoi consiste l’engagement exigé», insiste Fady Dagher. Son équipe a essayé de l’en dissuader, arguant qu’un tel message limiterait le nombre de demandes. «Exactement! C’est la stratégie. C’est honnête : les candidats qui se présenteront seront les bons.» À une époque où les policiers sont sous la surveillance constante d’une population à cran qui filme le moindre dérapage et qui exige des changements à coups de manifestations, Fady Dagher déclare ceci : «Nous, ça fait déjà quatre ans qu’on a amorcé notre transformation!»

Dans cette lignée d’une culture policière marquée au sceau de la proximité, de la prévention et de la concertation, un autre projet lui tient particulièrement à cœur : la police RESO2. Cette équipe de policiers qui ont sciemment choisi de faire prendre un virage à leur carrière créera des liens dans les communautés vulnérables. Elle sera informée des problèmes récurrents de détresse humaine afin de soutenir les familles grâce à son solide réseau de ressources. L’idée, c’est que les services aillent vers les familles, pas l’inverse. «Vers toute la famille, pour qu’elle sache qu’elle n’est pas seule. Je le répète à mes policiers : aidez les individus qui souffrent et assurez-vous que les parents, la sœur, le cousin, la grand-mère, eux aussi touchés, obtiennent du soutien», précise Fady Dagher.

Le temps de la marche, le pouvoir du pardon

Fady Dagher déborde d’énergie. Comme du temps où il était enfant, l’activité physique apaise son corps et aiguise son esprit. Le chef de police fait environ 25 000 pas chaque jour. Une fois chaque trois semaines, il se lève à l’aube pour se rendre au travail à pied : quatre heures et demie à l’aller, autant au retour. Lors de ces très longues balades, il alimente sa vision. C’est ainsi qu’il a conçu le projet «Immersion». «J’écoute le vent dans les arbres, les oiseaux. Seul avec moi-même, je trouve mes meilleures idées, la détermination, la résilience, la patience.»

Il raconte avoir beaucoup pardonné, s’inspirant de Nelson Mandela, de Martin Luther King, de Gandhi, du dalaï-lama. «Pardonner et ne jamais céder à la vengeance me permet de dormir tranquille, lance-t-il avec un sourire. Je choisis toujours de voir le meilleur : il y a du bon en chacun, même dans le plus méchant. Certains appellent ça de la naïveté...» Peut-être est-ce aussi la source de la lumière que Fady Dagher a au fond des yeux. Il s’agit certes d’une formidable manière de se rallier les gens. À plusieurs reprises dans sa carrière, on lui a planté un couteau dans le dos. À certaines occasions, il a eu à discipliner des policiers sous sa gouverne. Dans tous les cas, il s’est fait un point d’honneur de montrer du respect, de l’humilité, et de pardonner. «Tous, au fil du temps, sont venus s’excuser», confie l’homme, tranquille.

Malgré tout ce qu’il a côtoyé d’inacceptable, Fady Dagher demeure farouchement déterminé à rendre plus humain le monde où il vit. «Quitte à être impopulaire, je continue en dépit des critiques. Ça requiert le courage de se tenir debout.»

Afin de nourrir cette force, il écrit et lit beaucoup, retenant des citations qui l’inspirent, dont celle-ci de Saint-Exupéry : «Nous n’avons pas le choix : rayonner ou s’éteindre. Tant de gens sont déjà morts avant de mourir. Ce n’est pas la mort qui est terrible, le plus terrifiant est une existence qui ne vibre plus.» Fady Dagher n’a pas l’intention de s’éteindre. Et lorsqu’on lui demande ce qu’il lui reste à accomplir, il répond tout de go : «Ça ne fait que commencer!»


Notes

1- Le programme COBRA («Connaissance opérationnelle de base renouvelée annuellement») avait été instauré à l’époque par le Service de police de la Ville de Montréal.

2- RESO : Réseau d’entraide sociale et organisationnelle.