Les temps de crise peuvent nous amener à observer la réalité autrement. Lorsqu’il s’agit de la gestion des organisations, et particulièrement d’organisations à vocation sociale, les apprentissages qu’on fait en temps de tempête peuvent nous servir à construire de nouvelles réalités. Il suffit parfois d’explorer d’autres manières de faire pour mieux comprendre les organisations, et pourquoi pas, de repenser notre rapport à l’avenir.

Certaines approches de gestion conçoivent l’organisation comme une machine inerte, soit un système qui, grâce à l’action consciente et contrôlée des gestionnaires, peut devenir un objet de précision mathématique. Ainsi, on véhicule alors la croyance qu’on peut contrôler, et même déterminer le futur de l’organisation. Les gestionnaires passeront alors beaucoup de temps dans la création – et la justification de la pertinence – des plans stratégiques les plus détaillés. 

Cette approche sert souvent à nourrir deux types de sentiments :  

  • Le sentiment d’avoir le contrôle. La planification, plus que d’être une réponse aux enjeux de l’organisation, est un moyen de répondre à l’anxiété de l’inconnu, au manque de repères ainsi qu’à la recherche d’une reconnaissance de distinction. Le gestionnaire pense alors qu’il sera perçu comme celui qui maîtrise la situation.  
  • Le sentiment d’avoir un pouvoir. Au-delà d’être une solution palliative permettant de lutter contre l’anxiété ou d’être un type de reconnaissance basée sur la distinction, le contrôle peut devenir une fin en soi. Il peut être grisant de sentir que les autres font ce qu’on veut et que tout fonctionne selon ce qui sort de notre tête. Le sentiment d’exister peut faussement se nourrir de la jouissance de se sentir comme le sauveur ou l’architecte de la réalité. 

On mise donc sur des plans stratégiques qui donnent l’illusion, par certains moments, de contrôle total. Cependant, ce qui arrive, dans la réalité, ce sont des dépassements constants des plans (changements, négations, modifications de la signification). Parfois, ces dépassements sont expliqués par les gestionnaires, mais ils restent plus souvent inavoués autant par les gestionnaires que par tous les acteurs de l’organisation. S’installe ainsi le jeu du faire semblant : le plan, qui est la référence pour les actions, arrive finalement à ne pas représenter la réalité, mais tous doivent faire semblant de l’inverse. Les personnes de l’organisation passeront donc une bonne partie de leur temps à justifier le plan, surtout aux yeux de celui qui veut le contrôle et qui a le pouvoir.  

Le sens du passé  

L’une des caractéristiques qui distinguent les êtres vivants, c’est la capacité de donner un sens aux actions qu’ils accomplissent. Cette construction de sens se fait dans le moment présent avec un certain souci des possibles conséquences, et se fait aussi grâce aux lunettes qu’on porte comme résultat de nos expériences vécues. En plus, l’être humain a la capacité de donner un sens à son parcours de vie, c’est-à-dire à son passé. Les événements désordonnés, absurdes ou aléatoires qui composent notre existence passent par notre filtre « donneur de sens » pour former un récit plus ou moins cohérent, plus ou moins ordonné, parfois très ordonné. Il faut souligner qu’on n’arrive pas réellement à organiser la réalité, on arrive plutôt à créer un récit plus ou moins structuré de notre existence en partie chaotique. On a la capacité de créer des représentations très cohérentes d’un passé qui ne l’est pas autant. C’est notre nature hypersociale qui nous a d’ailleurs permis d’avoir cette capacité de créer des représentations.

Une autre gestion, une autre création de sens 

D’autres formes de gestion sont possibles si on tient compte de cette idée de création de sens. Pour cela, il faut s’ouvrir à une autre compréhension de l’organisation que celle d’une machine de précision mathématique. Il faut l’observer plutôt en tant que phénomène vivant, comportant une complexité qui dépasse celle des machines (un système vivant de troisième type1). Une des tâches du gestionnaire, dans cette compréhension de l’organisation, est de collaborer à la création d’un sens plus ou moins partagé. Plutôt que de se concentrer sur la planification du futur, il se questionne sur la tension entre le passé et le présent afin que les membres de son équipe puissent prendre les meilleures décisions et poser les bonnes actions.  

Cette réflexion est une invitation à concevoir l’idée de la « planification du passé ». On observe clairement l’oxymore (deux termes contradictoires mis l’un à côté de l’autre). Il faut alors comprendre la chose suivante : une fois qu’une action est réalisée, elle rentre en interaction avec le monde et se transforme, tout en transformant également le monde. On en perd donc le contrôle! La crise du coronavirus de 2020 nous l’a démontré dans toute son évidence.

Dans cette planification, le gestionnaire s’avoue et avoue aux autres qu’il ne peut pas avoir le contrôle sur le futur (on accepte donc l’autonomie de l’organisation et des personnes). En revanche, en raison de la place qu’il occupe dans l’organisation, le gestionnaire doit être soucieux de percevoir le sens qu’il construit, d’aider à la négociation des différentes significations et de partager ses propres interprétations de la réalité de l’organisation, afin de créer un sens global, plus ou moins stable, sur ce qu’était et ce qu’est l’organisation.


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Il n’est pas question de ne pas décider ou de ne pas agir quant au futur de l’organisation. Il s’agit, au contraire, d’agir en tenant compte d’une compréhension poussée du sens créé par l’organisation, de sa place dans la société et de l’autonomie de ses dynamiques internes. On accepte alors l’incertitude comme étant un élément propre de toute réalité. Le défi est certes de créer un cadre de référence ancré dans la réalité organisationnelle, et non pas dans l’idéal de contrôle de l’avenir organisationnel. La « planification du passé » est un mode de gestion qui tient compte de la complexité organisationnelle. 

Ce type de compréhension et de pratique de planification du passé se fait de manière plus organique dans les organisations engagées dans la concertation, la participation et le partage d’information. La planification du passé suppose une ouverture à la sérendipité : la capacité de trouver ce qu’on n’a pas cherché, grâce à un œil attentif qui s'interroge sur le sens des actions et sur la possibilité d’interagir sans plan ou objectif précis, sans chercher à instrumentaliser les relations.

Finalement, il ne faut pas tomber dans le piège de croire qu’une planification du futur dite stratégique nous donnera la clé du contrôle. Contrairement à ce qu’elle promet, cette clé vient souvent avec une perte d’autonomie, de solidarité et d’efficacité.


Note

1. Notion développée par Edgar Morin. Un système de troisième type est composé de sujets autonomes dotés de conscience qui, ensemble, interagissent avec une certaine régularité, constituant ainsi un être autonome qui interagit à son tour avec le monde.