Peut-on profiter des avantages de la pensée de groupe?
2024-12-01
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2024-12-09
Peut-on profiter des avantages de la pensée de groupe?
Management , Ressources humaines
La pensée de groupe n’a pas bonne presse. Elle aurait joué un rôle important dans des catastrophes comme l’explosion de la navette Challenger et la guerre du Vietnam. Donc, quand un professeur lui trouve des côtés positifs, cela retient l’attention!
Le Dr Te Wu est professeur associé à la Montclair State University, au New Jersey, PDG de PMO Advisory et coprésident du Project Management Institute. En avril 2024, il a publié dans le magazine américain Psychology Today un article1 sur ce qu’il appelle les «avantages contre-intuitifs de la pensée de groupe».
«Gérer des humains est complexe et peu de choses dans ce domaine, y compris la pensée de groupe, sont complètement bonnes ou mauvaises, affirme-t-il. Cela dépend souvent de la situation dans laquelle on se trouve.»
La paternité du terme «pensée de groupe» revient au sociologue et journaliste William H. Whyte, mais c’est surtout le psychologue Irving Janis, de l’Université Yale, qui en a développé le concept. Au point où l’on appelle maintenant ce phénomène «l’effet Janis».
Ce dernier désigne le fait, pour des individus, de se rallier à la position ou au jugement d’un collectif sans égard à leur propre opinion. La volonté de s’intégrer à un groupe dont les membres sont très unis l’emporte sur l’évaluation réaliste et individuelle des propositions. Le groupe n’étudie donc pas les idées et les opinions différentes, ce qui réduit la qualité de ses prises de décision et l’empêche de bien percevoir certains risques ou problèmes.
Avantageux dans l’urgence
Le Dr Te Wu soutient cependant que dans certaines circonstances, cette cohésion que certains pourraient qualifier d’«extrême» s’avère très utile, voire nécessaire. «Une équipe a parfois besoin de se mettre très rapidement sur la même longueur d’onde», explique-t-il.
Il affirme que la pensée du groupe peut servir à construire une vision unifiée dans les premières étapes d’un projet. Elle aide à solidariser rapidement les membres et à augmenter leur engagement et leur productivité, en plus de permettre éventuellement d’améliorer l’exécution des tâches. «Elle est utile, par exemple, lorsqu’on participe à une course pour arriver les premiers sur le marché avec une innovation», ajoute le professeur.
Dans les projets très urgents et de haute importance, la formation rapide d’un consensus devient primordiale. La cohésion peut alors aider à agir plus vite.
Le Dr Te Wu estime en outre que les consensus qui émergent de la pensée de groupe confèrent une légitimité aux décisions et renforcent le moral des troupes. De telles ententes sont souvent préférables à la suranalyse, qui risque de paralyser les membres de l’équipe et de diminuer l’enthousiasme.
Cette approche aide aussi à réagir à des menaces ou à des occasions subites, ce qui exerce une pression importante sur les membres d’une équipe. «L’urgence constitue un facteur majeur qui peut rendre un certain niveau de pensée de groupe utile», affirme le professeur.
Enfin, la pensée de groupe peut jouer un rôle dans le renforcement de la culture et des valeurs d’une équipe, notamment grâce à des processus de prise de décision et de résolution de problème plus fluides.
Aveuglement collectif
Cette vision ne fait toutefois pas l’unanimité. Estelle M. Morin et Marine Agogué, deux professeures titulaires au Département de management de HEC Montréal, estiment que le phénomène de pensée de groupe est intrinsèquement négatif.
«Le terme “pensée de groupe” désigne des processus de décision sous-optimaux et représente donc en soi un jugement négatif sur la manière dont un collectif travaille une idée ou prend une décision, affirme Marine Agogué. Lorsqu’il est question d’obtenir un consensus positif et rapide, on parle d’adhésion à une idée, ce qui n’est pas la même chose.»
Ainsi, ceux qui craignent la pensée de groupe ne prétendent pas pour autant que chaque prise de décision doit faire l’objet de discussions interminables, de crises de nerfs en public ou de suranalyse. «Il s’agit plutôt d’éviter de se retrouver avec un groupe si uniforme que plus personne n’ose émettre des idées différentes, ce qui dissout la pensée critique et rationnelle, explique Estelle M. Morin. Une telle équipe ne se remet plus en question, et c’est là qu’elle risque de prendre de mauvaises décisions.»
Dans un article publié dans la revue Applied Psychology Opus, la chercheuse YiLin Lee rappelle que l’on considère un processus de décision défectueux lorsqu’il affiche au moins l’une des caractéristiques suivantes : l’incapacité de prévoir des plans de contingence, une faible recherche d’informations, une évaluation biaisée des coûts et des bénéfices ou une prise en compte incomplète de l’ensemble des options. Or, la pensée de groupe augmente le risque que ces quatre caractéristiques apparaissent au sein d’une équipe.
Aux sources du problème
La pensée de groupe peut se manifester pour plusieurs raisons. La présence d’un meneur ou d’un petit groupe de meneurs forts (formel ou informel) peut avoir tendance à réduire le reste de l’équipe au silence. «Dans ma pratique, je vois souvent des équipes aspirées par un leader ou un gestionnaire, souligne le psychologue organisationnel de Sherbrooke, Sébastien Jacques. Quand ils sont dans la pièce, personne n’ose les contredire ou émettre des idées différentes.»
Il rappelle que la diversité des opinions et ce qu’il appelle des «conflits créatifs» sont des éléments importants d’une prise de décision efficace. «La pensée de groupe ne mène pas toujours à de mauvaises décisions, mais ça les rend plus probables», précise-t-il.
La pensée de groupe surgit plus aisément dans des équipes ou des organisations où tout le monde se ressemble. «On a tendance, souvent sans s’en rendre compte, à embaucher des gens qui nous ressemblent ou à composer une équipe avec des personnes très semblables», souligne Dre Marie-Pier Dufour, psychologue organisationnelle à Croissance Nordique, en Abitibi-Témiscamingue.
Elle invite par ailleurs à se méfier de ce qui peut sembler, de prime abord, des aspects positifs de la pensée de groupe. «En apparence, ces équipes peuvent paraître harmonieuses et capables de décider rapidement, mais c’est parce que certaines personnes se censurent, prévient-elle. C’est donc artificiel. Et si tout le monde pense vraiment pareil, la cohésion est peut-être là, mais le processus décisionnel n’est pas de grande qualité.»
L’intervention des gestionnaires
Les gestionnaires ont un rôle important à jouer pour éviter que la pensée de groupe s’installe. Ils peuvent déployer des méthodes d’animation qui facilitent l’expression d’idées divergentes. Marie-Pier Dufour suggère, par exemple, de faire des «tempêtes d’idées» écrites plutôt qu’orales et de lire les suggestions de manière anonyme. Cela aide à juger les idées en fonction de leurs mérites plutôt que de l’identité de la personne qui les émet. Cela permet aussi de connaître l’opinion des gens qui n’osent pas s’exprimer devant le groupe.
«Les gestionnaires doivent prendre conscience de leur propre impact sur le groupe et de leur capacité à accepter la dissension, ajoute Sébastien Jacques. Il est important de laisser les autres s’exprimer avant soi, de bien réagir lorsque nos propositions sont remises en question ou encore de savoir se faire l’avocat du diable quand tout le monde semble d’accord.»
La diversité d’un groupe peut également aider à éviter ce piège. «Mais on doit s’assurer d’avoir une certaine masse critique et pas juste une diversité de façade, souligne Estelle M. Morin. Les gens doivent sentir que leur différence est accueillie et qu’ils peuvent réellement contribuer.» Attention aussi à la taille des équipes. Des études ont montré que plus un groupe est grand, plus la pensée de groupe risque de s’y installer.
De son côté, Marine Agogué invite les gestionnaires à distinguer les cas relativement simples ou qui exigent un consensus rapide des situations plus complexes qui commandent une réflexion en profondeur. «Les organisations doivent développer des méthodes pour que leurs équipes soient capables d’aller au fond des choses et de laisser des idées différentes s’affronter, tout en gardant une cohésion et une vitesse d’exécution acceptables», affirme-t-elle.
Article publié dans l’édition Hiver 2025 de Gestion
Note
1 - Wu, T., «Rethinking groupthink», Psychology Today, 18 avril 2024.
Management , Ressources humaines