Le management évolue sans cesse, au gré des besoins des employés qui changent et des crises qui frappent le monde du travail. Les gestionnaires doivent maintenant affiner, voire réimaginer, leurs pratiques en faisant preuve de créativité. Autrement dit, ils doivent agir non seulement comme des praticiens, mais aussi comme des concepteurs du management.

Si le management de la créativité est un phénomène bien connu dans les organisations, la créativité en management reste en quelque sorte dans un angle mort. Prenons pour exemples les objectifs de toute formation en management. On les classe souvent en trois catégories : le développement du savoir théorique, celui du savoir-faire et celui du savoir-être. Il n’est jamais vraiment question de savoir-innover, de savoir créer ou encore d’oser-faire.

Quand on est gestionnaire, il n’est pas toujours facile d’être créatif et de tester de nouvelles pratiques managériales. Les exigences sur le plan de l’efficacité, l’urgence d’agir et le rythme effréné du travail entravent notre capacité à imaginer la gestion autrement. Et même quand les contraintes organisationnelles sont levées, être créatif n’est pas toujours simple, car nos représentations de ce qu’est le management freinent notre aptitude à concevoir des façons originales de l’exercer.

Intuition et raisonnements contrôlés

Le raisonnement créatif est loin d’être un processus spontané et facile. Les recherches en psychologie de la créativité proposent plutôt de le voir comme la résultante d’un double processus où s’affrontent des intuitions et des raisonnements contrôlés. Les idées naissent en effet de l’interaction entre des pensées automatiques rapides (que l’on appelle aussi «heuristiques») et des schèmes mentaux lents et élaborés.

Lauréat du prix Nobel d’économie en 2002, le psychologue Daniel Kahneman[1] a conduit plusieurs recherches qui l’ont amené à distinguer le raisonnement intuitif et heuristique (appelé «Système 1») de l’opération mentale délibérée et analytique (appelée «Système 2»). Le Système 1 serait un ensemble de raccourcis mentaux que nous utilisons pour résoudre des problèmes et prendre des décisions de façon intuitive. Le Système 2, plus lent et plus réfléchi, permettrait quant à lui d’affronter des situations souvent plus complexes. Lorsque notre raison semble connaître des moments d’errance et ne sait plus trop comment innover, ce ne sont pas nos compétences logiques qui font défaut, mais notre capacité à bloquer les réponses intuitives automatiquement générées par le Système 1.

Ainsi, lorsqu’on fait face à une situation qui exige de la créativité, des schèmes de pensées entrent en ligne de compte de façon automatique, en fonction de nos propres connaissances sur le sujet (Système 1). Nous avons alors tendance à suivre le chemin de la moindre résistance et à élaborer des idées qui s’inspirent de ces connaissances automatiquement activées. Le fait que ces heuristiques soient aisément accessibles peut nous amener à limiter considérablement nos capacités créatives et à nous enfermer dans des solutions peu originales ; c’est ce qu’on appelle «l’effet de fixation». Lorsque nous cherchons à être créatifs, nous sommes biaisés, et la possibilité d’imaginer d’autres solutions (Système 2) nécessite alors un effort cognitif important.

Des heuristiques en management

Abordons une première illustration de la manifestation concrète de nos heuristiques en ce qui concerne le management : quand un employé devient gestionnaire, son langage et sa posture risquent de se transformer. En effet, comme l’ont démontré les recherches ethnographiques menées dans différentes usines à travers le monde[2], les ouvriers qui décrochent un poste de gestionnaire pour la première fois font des efforts très visibles pour parler une «langue correcte», et ce, dès le premier échelon hiérarchique. À la suite d’une promotion, l’ancien ouvrier cesse d’utiliser le jargon, les sacres et les jurons qui parsèment habituellement les échanges au sein des équipes. Le nouveau gestionnaire adopte alors un nouveau «langage managérial».

Ce type de changement peut prendre différentes formes selon les professions exercées, comme les infirmières qui changent de tenue quand elles deviennent cheffes d’équipe ou les professeurs qui endossent un veston lorsqu’ils sont promus à la direction d’un département dans une université. Ces comportements témoignent de la représentation mentale que l’on se fait du «gestionnaire type» dans une organisation et qui nous dicte comment il doit alors s’exprimer, s’habiller et se comporter – alors que l’on pourrait s’interroger sur la nécessité de tels changements pour bien exercer des fonctions managériales. L’anecdote peut paraître caricaturale, mais souligne justement à quel point nos heuristiques peuvent nous conduire à des raccourcis simplistes et se manifester très concrètement dans notre rapport au management.

Dans un autre ordre d’idées, prenons le cas d’un outil de gestion qui sous-tend tout effort de design organisationnel : l’organigramme. La plupart des entreprises québécoises, qu’elles soient publiques ou privées, utilisent cet outil de gestion qui représente schématiquement les liens fonctionnels et hiérarchiques qui existent entre les employés. L’organigramme a pour objectif de délimiter les fonctionnements décisionnels et les périmètres de responsabilité de chacun des membres de l’équipe, mais il donne aussi une représentation mentale de ce qu’est l’organisation. Lorsqu’on cherche à (ré)imaginer cette dernière, on travaille toujours à partir de cette représentation initiale pour recréer les liens organisationnels.

Or, la nature même de cet outil managérial est rarement remise en question : qu’il soit hiérarchique, matriciel ou cellulaire, ce schéma visuel est statique et représenté en deux dimensions. Les individus y sont toujours identifiés de la même façon. Leurs relations de commandement et de subordination sont invariablement désignées au moyen de traits. La représentation que l’on se fait de ce que doit être un organigramme nous empêche probablement d’imaginer sous une forme nouvelle les rôles, les tâches et les responsabilités de chacun au sein du collectif.

Par exemple, il est difficile de représenter les mécanismes de partage de connaissances tacites au sein d’un organigramme, alors que cette information pourrait être structurante pour bon nombre d’organisations et même se trouver au cœur de l’avantage concurrentiel de certaines entreprises.

Des freins à la créativité

Lorsque nous cherchons à régler un problème de gestion, notre conception de ce qu’est et de ce que doit être le management teinte notre raisonnement et étouffe alors notre pensée créative. La façon dont nous avons expérimenté l’exercice du management et la manière dont il est dépeint dans l’actualité et dans les œuvres de culture populaire – livres, séries, films – peuvent aussi teinter notre jugement. Depuis les premiers films de Disney[3] – où le travail était généralement contrôlé par des individus fourbes et manipulateurs qui prétendaient être attentionnés et compatissants – jusqu’aux populaires séries comme La casa de papel[4] ou Game of Thrones[5], qui figurent aujourd’hui dans les manuels d’enseignement de la gestion, nous sommes constamment exposés à des allégories du management qui influent sur notre imaginaire. Ces analogies peuvent malheureusement activer nos biais inconscients, comme l’effet de fixation, et devenir un frein à notre capacité à gérer de manière créative.

Des pistes de solution

La première solution pour contrer les effets de fixation – comme tout biais inconscient – est de reconnaître l’existence de tels préjugés. En ce sens, notre capacité à être réflexifs et à faire preuve de curiosité à l’égard de nos propres pensées devient indispensable pour nous évaluer comme gestionnaire et pour mieux saisir les représentations du management qui peuplent notre propre imaginaire.

Le deuxième levier consiste à s’exposer à une diversité de métaphores du management, dans la vie réelle comme dans la fiction, afin de multiplier les heuristiques disponibles et d’éviter de regarder la réalité avec des œillères.

La troisième possibilité pour développer la créativité managériale est finalement d’expérimenter différentes formes de management, de façon délibérée, consciente et collective, en s’appuyant sur des mécanismes de collaboration avec des membres de sa communauté professionnelle.

Article publié dans l'édition Été 2023 de Gestion


Notes

[1] Kahneman, D., Thinking, Fast and Slow, New York, Macmillan, 2011, 512 pages.

[2] Aktouf, O., «La parole dans la vie de l’entreprise : faits et méfaits», Gestion HEC Montréal, vol. 11, n° 4, novembre 1986, p. 31-37.

[3] Griffin, M., Harding, N., et Learmonth, M., «Whistle while you work? Disney animation, organizational readiness and gendered subjugation», Organization Studies, vol. 38, n° 7, juillet 2017, p. 869-894.

[4] Szpirglas, M., Comprendre le management avec La casa de papel, Caen, Éditions EMS, 2023, 228 pages.

[5] Agogué, M., et Sardais, C., Petit traité de management – Pour les habitants d’Essos, de Westeros et d’ailleurs, Montréal, Éditions JFD, 2019, 218 pages.