Article publié dans l'édition Été 2021 de Gestion

La pandémie de COVID-19 n’a pas seulement bouleversé nos vies et fragilisé l’économie : elle a aussi bousculé les chaînes de valeur mondiales, exposant du même coup certaines de leurs faiblesses. Mais ces faiblesses sont-elles vraiment à l’origine des pénuries de biens essentiels que nous avons connues au printemps 2020? Retour sur les événements et analyse.

Dès les premiers mois de 2020, les chaînes de valeur mondiales (CVM) se sont retrouvées sous pression alors que la production manufacturière était interrompue presque partout sur la planète. Très rapidement, la sévère pénurie d’équipement de protection individuelle – masques, gants, blouses – nous a rappelé à quel point nous étions tributaires d’autres pays pour nous approvisionner en biens subitement devenus essentiels.

Selon certains analystes, c’est la trop grande complexité des CVM et leur incapacité à s’adapter à un paysage géopolitique changeant qui sont responsables de cette situation. Les solutions proposées? Relocaliser la production à l’intérieur de nos propres frontières et diversifier les réseaux d’approvisionnement pour réduire notre dépendance par rapport à la Chine. Or, dans les faits, la réponse devrait être beaucoup plus nuancée.

Des stratégies pour se protéger

Il n’y a pas que les approvisionnements en matériel de protection individuelle qui ont connu des ratés en 2020. À l’été, on a aussi dû faire face à la rareté des bicyclettes, compte tenu de leur forte popularité; l’hiver dernier, ce phénomène s’est reproduit pour les skis, les raquettes, etc. Ce constat peut sembler anecdotique, mais ce qui l’est moins, c’est la mise sur pause des activités du constructeur Fiat Chrysler en février 2020 parce que son usine de Serbie ne recevait plus les pièces nécessaires en provenance de Chine. Ce cas illustre bien de quelle façon les chocs en provenance de l’étranger peuvent se répercuter tout au long d’une CVM.

Et ces soubresauts ne sont pas uniques à la pandémie de COVID-19. Divers secteurs d’activité en ont déjà subi plusieurs autres au fil des ans, au gré des guerres commerciales ou des catastrophes naturelles. Par exemple, le tsunami de 2011 au Japon a provoqué l’arrêt de la production de diverses pièces qui entrent dans la fabrication d’ordinateurs et dans la construction d’automobiles, entraînant ainsi des difficultés et la hausse des prix de ces biens dans le monde entier. En 2019, la mise au ban de la firme Huawei par les États-Unis a également entraîné de profondes perturbations dans la chaîne d’approvisionnement du géant chinois des télécommunications.

Pour toutes ces raisons, on comprendra que les entreprises n’aient pas attendu la pandémie pour prendre des mesures visant à protéger leurs CVM. Ainsi, elles ont élaboré des modèles sophistiqués de gestion des risques, notamment en diversifiant leurs fournisseurs pour pouvoir demeurer agiles. Elles ont aussi accru leurs capacités de production et ont stocké des réserves suffisantes de pièces nécessaires à la fabrication de leurs produits. De plus, bien avant que les récents conflits commerciaux sino-américains n’éclatent, plusieurs avaient aussi adopté le « China Plus One », une stratégie commerciale qui consiste à éviter de concentrer toute sa production dans l’empire du Milieu. L’objectif visé : ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier afin de réduire sa vulnérabilité à des chocs en provenance de l’étranger.

Pénurie de masques

Certes, la pandémie nous a plongés dans une situation sans précédent où tous les facteurs ont été réunis pour mettre nos chaînes d’approvisionnement à l’épreuve. Rappelons-nous qu’au cours des premiers mois de la crise, les mesures de confinement instaurées par les gouvernements ont entraîné l’interruption de la production manufacturière dans le monde entier. À cela se sont ajoutés des transports mondiaux plongés dans la tourmente, alors que des flottes d’avions étaient clouées au sol. Malgré tout, non seulement les CVM n’ont pas révélé de graves problèmes structuraux, mais elles ont aussi démontré leur capacité d’adaptation et leur résilience.

D’ailleurs, la rareté de certains biens comme les masques N-95 ne peut pas être attribuée à des CVM devenues trop complexes et tentaculaires, comme l’ont fait valoir certains experts. Cet argument ne tient pas la route. La cause tient plutôt dans l’incapacité des entreprises locales et étrangères d’accélérer rapidement la production pour répondre à une croissance phénoménale et inattendue de la demande mondiale. En effet, le masque N-95 est constitué d’un maillage de fibres de polymère produites par un procédé de fusion-soufflage. Ce matériau constitue le cœur du masque et lui confère ses propriétés de filtration des particules dangereuses. Le nombre limité d’installations de fusion-soufflage sur la planète n’a pas permis de faire face à la hausse fulgurante de la demande, ce qui a créé un goulot d’étranglement. En janvier et février 2020, même la Chine – le plus gros exportateur d’équipement de protection individuelle – a dû augmenter massivement ses importations pour se procurer ce maillage de fibres de polymère.

Il est vrai que plusieurs gouvernements ont imposé des restrictions à l’exportation de masques au printemps 2020, mais ces contraintes n’ont exacerbé que de façon marginale la pénurie de masques N-95. En mars, les États-Unis et l’Allemagne, entre autres, ont forcé leurs entreprises à obtenir une approbation gouvernementale pour vendre à l’étranger du matériel de protection tel que des masques et des gants. Heureusement, ces restrictions n’étaient que temporaires et comportaient beaucoup d’exceptions. Le Canada et le Mexique, par exemple, n’ont pas été touchés par les mesures américaines. Notons que des obstacles identiques sont survenus pour les vaccins, un problème crucial pour le Canada, qui ne les produisait pas sur son territoire.

Un facteur qui a particulièrement aggravé la pénurie de masques est le manque de préparation des autorités et l’insuffisance criante des stocks. Certains chercheurs suggèrent que la pénurie a résulté d’un échec politique, non pas d’un échec du marché1. Entre 2015 et 2018, par exemple, la Belgique a détruit 22 millions de masques N-95 dont la date de péremption était dépassée et ne les a pas remplacés afin de réduire ses dépenses. La situation actuelle force à se demander si, par mesure de précaution, les diverses instances sanitaires ne devraient pas songer à faire des réserves et à mettre au point des plans d’urgence en cas de future pandémie.

Des ruptures d’approvisionnement à éviter

Pour éviter que de telles situations se reproduisent, des chercheurs2 ont proposé une piste de solution intéressante et créative : faire passer des tests de résistance (stress tests), un peu dans le même esprit que ceux imposés aux banques après la récession de 2008-2009. Concrètement, les gouvernements devraient travailler main dans la main avec les producteurs de produits essentiels pour évaluer la capacité de leurs pays à répondre à la demande si celle-ci venait à croître rapidement. Ces tests tiendraient compte à la fois des stratégies nationales de stockage, de la vitesse à laquelle la production locale et les importations pourraient augmenter, de la diversification des sources d’approvisionnement externes ainsi que des répercussions potentielles des restrictions imposées aux importations étrangères. Avec ces données en main, les autorités et les entreprises pourraient œuvrer ensemble à élaborer une chaîne d’approvisionnement pour les biens essentiels qui soit à la fois plus flexible et résiliente.

D’autres experts avancent que la relocalisation de la fabrication de produits essentiels à l’intérieur des frontières nationales constitue la solution par excellence pour cesser d’être dépendant des autres pays. Or, le fait de produire un bien dans son propre pays ne signifie pas forcément qu’il sera plus rapidement accessible et en quantité suffisante. Force est d’admettre qu’à bien des égards, la capacité de la Chine d’accélérer rapidement sa production demeure inégalée. Selon le ministère du Commerce chinois, le pays aurait d’ailleurs exporté 220 milliards de masques en 2020.

De plus, une telle stratégie n’est pas sans susciter des effets pervers. Une récente étude de l’OCDE3 a en effet démontré que la relocalisation de la production peut nuire à l’économie nationale au lieu de la stimuler, dans la mesure où la fabrication locale d’un bien coûte plus cher et exerce une pression à la hausse sur les prix. En outre, on ne peut pas exclure totalement qu’il faudra continuer à se procurer certaines pièces à l’étranger. Plus grave encore, toujours selon cette étude, les pays qui miseraient sur cette stratégie seraient davantage vulnérables aux soubresauts du commerce mondial. Au bout du compte, le remède semble donc pire que le mal…

Faire partie de la solution

Malgré certaines faiblesses révélées au cours des derniers mois, les chaînes de valeur mondiales sont loin d’être fragiles et incapables de s’adapter aux revirements de situation. En effet, loin d’avoir mis en lumière des lacunes rédhibitoires, la pandémie a plutôt démontré à quel point les CVM ont su faire preuve de flexibilité, et ce, malgré les conditions exceptionnelles d’une crise sanitaire sans précédent.

Lorsque la pandémie sera derrière nous, l’incertitude fera encore partie de nos vies, puisque nous évoluons désormais dans ce qu’on appelle le monde VUCA (volatility, uncertainty, complexity and ambiguity). Depuis des années, les entreprises œuvrent déjà à échafauder des solutions, notamment en réduisant leur dépendance par rapport à certains marchés et en diversifiant leurs sources d’approvisionnement. Ainsi, elles se dotent d’usines situées dans des pays différents pour pouvoir s’adapter à des circonstances imprévues, par exemple la flambée de la valeur de la monnaie locale ou la réduction de la production. Elles choisissent ces endroits non seulement pour réduire les coûts mais aussi pour être en mesure d’augmenter leur capacité de production.

Plutôt que de considérer les CVM comme une partie du problème, voyons-les au contraire comme si elles faisaient partie de la solution. Pensons aussi en fonction de la résilience et d’une meilleure préparation aux crises – qu’elles soient sanitaires ou d’un autre ordre – qui ne manqueront sûrement pas de survenir à l’avenir.

Article écrit en collaboration avec Emmanuelle Gril, journaliste


Notes

1 Gereffi, G., «What does the COVID-19 pandemic teach us about global value chains? The case of medical supplies», Journal of International Business Policy, vol. 3, n° 3, septembre 2020, p. 287-301.

2 Simchi-Levi, D., et Simchi Levi, E., «We need a stress test for critical supply chains» (article en ligne), Harvard Business Review, 28 avril 2020.

3 Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), «Shocks, risks and global value chains: insights from the OECD METRO model» (document en ligne), juin 2020, 18 pages.