Article publié dans l'édition Printemps 2021 de Gestion

Le monde appartient-il vraiment à ceux qui se lèvent tôt? Pas nécessairement. Certains sont au sommet de leur forme le matin, d’autres le soir. Pour optimiser la performance des organisations, on a d’ailleurs intérêt à tenir compte du rythme circadien du personnel.

Lorsqu’il était étudiant, Stefan Volk confesse qu’il avait un horaire infernal. Il étudiait la nuit parce qu’il était incapable de tout faire le jour. C’est seulement au petit matin, après avoir suffisamment étudié, qu’il allait enfin au lit. « Puisque je suis une personne qui fonctionne bien le soir, c’était mon meilleur moment pour plonger dans mes livres, mais cela a complètement détruit ma vie sociale », raconte M. Volk, aujourd’hui professeur à l’école de commerce de l’Université de Sydney, en Australie.

Codirecteur du groupe de recherche Body, Heart and Mind in Business, il s’intéresse entre autres, dans ses travaux, à la manière dont les différences entre les rythmes circadiens du personnel peuvent affecter la performance des équipes.

Mais un tel objet d’étude n’est-il pas quelque peu ésotérique dans une école de commerce? « En 2017, le prix Nobel de physiologie ou médecine a été accordé aux chercheurs qui ont découvert le mécanisme moléculaire qui synchronise l’horloge biologique des plantes, des animaux et des êtres humains avec la période de rotation de 24 heures de la Terre, indique M. Volk. Depuis lors, plus personne ne pense que c’est ésotérique. La plupart des gens ne sont pas très informés sur ce sujet et n’ont pas du tout conscience du fait que le rythme circadien varie d’une personne à l’autre. »

Matinal ou vespéral?

Le rythme circadien, aussi appelé « horloge biologique », est un cycle d’environ 24 heures au cours duquel fluctue l’énergie d’un individu. Lorsqu’une personne est très énergique, elle peut puiser plus facilement dans ses ressources afin de réaliser des choses physiquement et mentalement exigeantes. Quand l’énergie diminue, cette personne devient moins vigilante et a davantage tendance à s’endormir. Le chronotype, c’est donc la tendance énergétique naturelle des gens : sont-ils plus alertes le matin ou le soir?

Le chronotype varie avec l’âge. « Les bébés n’ont pas encore un rythme circadien établi et se réveillent en pleine nuit parce qu’ils ont faim, explique le chercheur. En grandissant, ils commencent à se réveiller à des heures normales. La plupart des enfants sont au sommet de leur forme le matin. Puis, on voit qu’ils passent à l’adolescence lorsqu’ils commencent à se lever tard : ils deviennent alors de type “soir”. »

C’est pourquoi plusieurs voix s’élèvent afin que les adolescents entreprennent leur journée à l’école plus tard que les élèves du primaire. « En Australie, ils commencent maintenant l’école vers 9 h, indique M. Volk. Leur demander d’être en classe autour de 7 h comme on le voit dans certains pays est complètement contre nature pour eux. »

À partir de l’âge de 50 ans, la plupart des gens ont tendance à redevenir des personnes matinales. C’est donc entre 20 et 50 ans qu’on peut vraiment observer des différences marquées entre les chronotypes des individus. « À l’époque lointaine où les êtres humains vivaient en petits groupes dans un environnement hostile, il était crucial que certains individus se réveillent très tôt et que d’autres demeurent éveillés tard la nuit pour faire le guet et pour alerter les autres en cas de danger, raconte le chercheur. Les gens entre 20 et 50 ans ont la forme physique nécessaire pour aider leur groupe, contrairement aux enfants et aux personnes âgées. Ce n’est qu’une théorie, mais elle est plausible. »

Les oiseaux de nuit ont la vie dure

S’il y a certes des personnes qui fonctionnent mieux le matin et d’autres le soir, le rythme dominant de la société est davantage établi en fonction des gens matinaux. « On n’a qu’à penser aux examens à l’université, qui ont généralement lieu le matin, tout comme les entrevues d’embauche et les réunions importantes au travail, énumère Stefan Volk. Les gens matinaux sont à leur meilleur à ces moments-là, contrairement aux gens du soir, qui doivent faire plus d’efforts pour être performants. » De plus, les individus de type vespéral, contrairement aux matinaux, ont souvent de la difficulté à se coucher très tôt. « Toutefois, comme ils doivent se lever de bonne heure en raison de l’école, du travail, etc., ils se retrouvent en déficit de sommeil, ce qui nuit davantage à leur efficacité », explique-t-il.

Le professeur Volk fait remarquer que la plupart des gens sont très peu conscients de ce décalage horaire social. « Les matinaux pensent généralement que nous sommes tous comme eux et plusieurs d’entre eux ont des idées très arrêtées sur la façon dont les choses devraient fonctionner, souligne-t-il. C’est un peu normal : lorsqu’ils arrivent au travail à 7 h, ils sont très productifs, puis ils voient les gens de type “soir” arriver vers 9 h. Quand les gens du soir restent plus tard au travail, personne ne le remarque ; de ce fait, ils sont moins bien perçus. »

Une étude1 publiée dans le Journal of Applied Psychology a d’ailleurs montré que les employés matinaux ont de meilleures évaluations de performance que ceux qui sont au sommet de leur forme en soirée.

Puisque tout semble plus simple pour les personnes du matin, bien des gens du soir en viennent à vouloir modifier leur chronotype. « On me demande souvent comment devenir une personne du matin. Le problème, c’est que le chronotype est défini essentiellement par l’hérédité, explique Stefan Volk. Le corps s’adapte lorsqu’il est soumis à des extrêmes, par exemple un décalage horaire. C’est beaucoup plus compliqué quand on souhaite simplement se coucher plus tôt. Des mécanismes s’enclenchent d’eux-mêmes pour qu’on se sente fatigué, notamment la sécrétion de mélatonine, et c’est très difficile de les changer intentionnellement. »

Les bons côtés des chronotypes

Si on ne peut pas modifier son chronotype, on peut toutefois essayer d’en tirer profit dans son environnement de travail. On peut ainsi avoir recours à plusieurs stratégies, selon la tâche à réaliser.

« Par exemple, pour un pilote d’avion, l’idéal consiste à lui attribuer des vols lorsqu’il est au sommet de sa vigilance, donc en respectant son chronotype, indique M. Volk. C’est la même chose pour les équipes de chirurgiens : une personne efficace le soir ne devrait pas opérer tôt le matin, parce qu’on la veut à son meilleur. On peut aussi former une équipe de gens performants le matin qui passe ensuite le relais à un groupe composé de gens au plus fort de leur énergie en soirée. »

Cependant, laisser les gens suivre leur chronotype n’est pas toujours la meilleure solution. L’équipe de Stefan Volk a ainsi mené une étude au printemps 2020 à Singapour, où le confinement pendant la pandémie de COVID-19 a été particulièrement strict. Les chercheurs ont étudié plusieurs couples en télétravail, dont l’horaire était donc assez flexible. L’objectif? Vérifier si la reprise de leur rythme biologique naturel pouvait être bénéfique à ces personnes, notamment en leur permettant enfin de dormir suffisamment. Au bout du compte, les choses n’étaient pas aussi simples.

« Dans les couples composés d’une personne de jour et d’une personne de soir, cette flexibilité créait une forte tension, raconte M. Volk. Celui qui se couchait tôt n’aimait pas que l’autre reste debout et cela pouvait provoquer un conflit. Le lendemain, ils étaient de mauvaise humeur, et cela suscitait des comportements contre-productifs au travail. »

Conclusion : si la possibilité de suivre notre rythme naturel peut favoriser notre dynamisme au travail, elle peut nuire grandement à notre vie personnelle. « Un peu comme moi lorsque j’étais étudiant, se souvient M. Volk. J’étais très malheureux, même si je respectais mon chronotype. »

À la recherche de l’équilibre

Sans inviter les gestionnaires à se servir des chronotypes pour chambouler les horaires de travail, Stefan Volk croit qu’ils gagneraient à prendre conscience du fait que ce n’est pas tout le monde qui excelle au même moment de la journée. « Ainsi, ils pourraient mieux comprendre pourquoi certaines personnes ont l’air moins motivées ou sont moins performantes dans les réunions matinales », indique-t-il.

Par ailleurs, une meilleure compréhension de cette réalité permettrait certainement d’atteindre un meilleur équilibre dans les horaires afin de tirer profit des forces de tout le monde. « En tenant compte des différents chronotypes au sein d’une même équipe, on est moins porté à juger les autres et on peut trouver des façons de mieux travailler ensemble, affirme M. Volk. S’il faut tenir une réunion, pourquoi ne pas la prévoir en mi-journée, de façon à ne discriminer aucun chronotype? En faisant en sorte que tous les participants aient un bon degré d’énergie et de motivation, l’équipe sera nécessairement gagnante. Il y a aussi quelque chose de rassurant pour les gens lorsqu’on parle de chronotypes parce qu’on met enfin des mots sur ce qu’ils ressentent chaque jour. »


Note

1 Yam, K. C., Fehr, R., et Barnes, C. M., « Morning employees are perceived as better employees: employees’ start times influence supervisor performance ratings », Journal of Applied Psychology, vol. 99, n° 6, novembre 2014, p. 1288-1299.