Comment s’assurer qu’un dirigeant tienne compte de la performance sociale de son entreprise au moment de prendre des décisions? Le premier réflexe consiste à envisager un incitatif financier, par exemple un boni, qui dépend du résultat de l’entreprise dans un indicateur de performance sociale. Il y a toutefois une façon plus simple de procéder.

De manière générale, lorsque des actionnaires veulent inciter le dirigeant de leur entreprise à gérer celle-ci de façon socialement responsable, ils ont recours à un indice de performance sociale ou environnementale. Ces indices peuvent être assez complets : certains d’entre eux tiennent compte d’une centaine de facteurs différents.

Des solutions pas toujours efficaces

Toutefois, ces indices de performance sociale souffrent de plusieurs limites. Ils ne sont pas exhaustifs, puisque certaines actions sociales et environnementales sont difficilement mesurables. Ils sont souvent inadaptés à la réalité de chaque entreprise. Enfin, ils peuvent encourager certains dirigeants à prendre des décisions inefficaces dans le seul but d’améliorer leur classement en rehaussant les facteurs de performance les plus faciles aux dépens de ceux qui sont socialement plus utiles.

On utilise généralement ces indices dans le cadre de deux systèmes de rémunération. Dans le premier, la firme et le dirigeant concluent une entente comportant des objectifs précis ainsi qu’une clause stipulant qu’il recevra un montant d’argent prédéterminé dans un certain nombre d’années, à condition que l’indice ait atteint un niveau donné. Dans le second, on fonctionne de façon plus discrétionnaire : ici, le conseil d’administration tient simplement compte du niveau et de l’évolution de l’indice au moment de déterminer le boni que touchera le dirigeant.

Dans mon article intitulé « Managerial Compensation and Firm Value in the Presence of Socially Responsible Investors1 », j’ai cependant démontré qu’il serait plus efficace d’orienter les intérêts du dirigeant en fonction de ceux des actionnaires afin que leur entreprise se comporte de manière socialement responsable. Mais comment faire ? C’est tout simple : il s’agit de rémunérer le dirigeant en fonction du cours en Bourse de l’action de son entreprise. On peut par exemple lui accorder des actions qu’il pourra vendre seulement après une certaine période, qui va d’habitude de trois à cinq ans, une fois que les effets de ses décisions se seront reflétés dans le cours boursier.

On a longtemps cru que si des actionnaires voulaient inciter un dirigeant à atteindre deux objectifs précis, c’est-à-dire maximiser les profits et favoriser la responsabilité sociale de l’entreprise, il fallait absolument privilégier une rémunération fondée sur deux indicateurs différents : le niveau de profits et un indice de performance sociale. Cependant, même si des actionnaires ont des préférences quant à ces deux dimensions du comportement d’une entreprise, il peut être suffisant de rémunérer un dirigeant en fonction d’une seule dimension, soit le cours boursier de l’action de l’entreprise, pour que ce même dirigeant maximise à la fois les profits et la performance sociale de l’entreprise. Et il le fera de façon optimale en fonction des préférences des actionnaires.

Les valeurs des actionnaires aux premières loges

Lorsque les actionnaires sont socialement responsables, le cours boursier de l’action reflète la performance non seulement financière mais aussi sociale de l’entreprise. C’est donc un indicateur de rendement qui prend automatiquement en compte la performance sociale de l’entreprise, dans la mesure où celle-ci est valorisée par les actionnaires. Si un dirigeant est rémunéré en fonction du cours de l’action en Bourse, il se souciera naturellement des conséquences de l’allocation des ressources de son entreprise sur la valeur boursière de ses actions. Et puisque le prix de l’action reflète les préférences des actionnaires à l’égard des profits et de la responsabilité sociale, rémunérer un dirigeant en fonction du cours boursier de l’action permet de s’assurer que celui-ci respectera ces choix lorsqu’il prendra des décisions.

Bien sûr, il découle de cette façon de faire qu’un dirigeant ne prendra des décisions socialement responsables que si les actionnaires valorisent de telles décisions. Si les investisseurs qui déterminent le cours boursier de l’action d’une entreprise désirent que celle-ci maximise uniquement ses profits, c’est ce que le dirigeant aura naturellement tendance à faire.

Récalcitrants s’abstenir !

Une entreprise publique qui serait par exemple incitée par le gouvernement ou par une nouvelle réglementation à agir de façon plus responsable socialement que ce que préfèrent les actionnaires devrait opter pour un autre système de rémunération, comme celui établi selon un indice de performance sociale, afin d’atteindre les objectifs fixés.

L’importance des valeurs partagées

Ce modèle démontre également qu’il est optimal pour les entreprises d’embaucher un dirigeant dont les préférences sociales correspondent aux leurs. En effet, il est plus facile d’orienter les intérêts d’un dirigeant avec ceux des actionnaires lorsque ces deux parties obtiennent la même satisfaction d’une action socialement responsable.

Ce résultat est important : il montre en effet qu’une firme doit choisir ses dirigeants en fonction de leurs préférences personnelles en ce qui a trait à la responsabilité sociale. Par ailleurs, si les gestionnaires d’une entreprise n’éprouvent pas de contentement à agir de manière socialement responsable, leur rémunération doit être davantage tributaire de leur performance. En d’autres termes, si le dirigeant ne prend pas personnellement plaisir à « faire le bien » et n’a donc pas de motivation intrinsèque en ce sens, son entreprise doit s’assurer que sa rémunération relève davantage de sa performance sociale, sans quoi il sera insuffisamment incité à valoriser celle-ci.

Les valeurs sociales des jeunes actionnaires

Le sondage annuel de la firme U.S. Trust démontre depuis 2014 l’intérêt croissant des jeunes investisseurs pour la performance sociale et environnementale des entreprises ou des fonds dans lesquels ils placent leur argent. Les données indiquent qu’un schisme est en train de se dessiner entre les milléniaux et leurs prédécesseurs. En tant qu’actionnaires, les jeunes nés entre 1981 et 1996 ont beaucoup plus tendance à détenir ou à envisager des investissements qui tiennent compte des répercussions sociales de leurs décisions.

Possèdent ou envisagent des investissements socialement responsables

Personnes envisageant des investissements socialement responsables

Ont réévalué leur portefeuille pour tenir compte de la performance sociale de leurs investissements

personne ayant réévalué leur portefeuille pour tenir compte de la performance sociale de leurs investissements

En désaccord avec leurs parents quant à l’importance de la performance sociale de leurs investissements

personnes en désaccord avec leurs parents quant à l’importance de la performance sociale de leurs investissements

Source : le sondage 2017 U.S. Trust Insights on Wealth and Worth, auquel ont répondu 808 Américains qui détiennent des investissements d’au moins trois millions de dollars. U.S. Trust définit les générations ainsi : les milléniaux sont nés entre 1981 et 1996, les X entre 1965 et 1980 et les baby-boomers entre 1946 et 1964.

Pas qu’une question de profit

Ce thème est fondamental parce qu’il est de plus en plus normal, pour un actionnaire, de vouloir non seulement qu’une entreprise maximise ses profits mais aussi qu’elle se comporte de façon socialement responsable, et ce, même si ses profits en sont affectés. En effet, les résultats du sondage annuel mené auprès de riches investisseurs américains par la firme d’investissement U.S. Trust indiquent que les milléniaux (soit les gens nés entre 1981 et 1996) tiennent compte des répercussions sociales et environnementales de leurs investissements.

Cette situation amène un peu de fraîcheur dans la discussion sur la responsabilité sociale et sur les incitatifs en gestion, qui tourne depuis longtemps autour de l’article « The Social Responsibility of Business Is to Increase its Profits », publié par l’économiste américain et Prix Nobel Milton Friedman dans le New York Times Magazine en 1970. Il y avançait l’argument un peu étroit qu’il serait illégitime pour un gestionnaire de poursuivre tout autre objectif que la maximisation des profits. D’autres points de vue existent, notamment celui du chercheur norvégien Ivar Kolstad, qui estime que les entreprises ne devraient pas être gérées exclusivement en fonction de l’intérêt des actionnaires. Selon lui, il est parfois souhaitable et préférable de se préoccuper d’autre chose que des profits.


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Mais ce que mon analyse démontre de manière contrastée par rapport à ces deux points de vue, c’est qu’une firme gérée en fonction de l’intérêt d’actionnaires qui valorisent la responsabilité sociale maximisera non seulement ses profits mais aussi sa performance sociale. Il n’est donc pas toujours justifié de croire, comme le Nobel d’économie français Jean Tirole, que les incitatifs financiers encouragent nécessairement les gestionnaires à consacrer l’essentiel de leurs efforts à l’accroissement des profits.

Cette analyse est aussi utile d’un point de vue juridique. Aux États-Unis et au Royaume-Uni, il n’est pas clair qu’il soit légal pour une entreprise de mener des projets socialement responsables en raison de l’obligation fiduciaire qu’ont les administrateurs et les dirigeants d’agir dans le meilleur intérêt des actionnaires. Or, j’ai démontré que les actionnaires socialement responsables ont tout intérêt à prévoir des contrats de rémunération qui pousseront les dirigeants à allouer des ressources à l’augmentation de la performance sociale de la firme. Pour une entreprise, encourager la performance sociale est donc une avenue qui peut être tout à fait cohérente avec le principe de maximisation de la richesse des actionnaires.

Article écrit en collaboration avec Simon Lord, journaliste, publié dans l'édition printemps 2018 de Gestion


Note

1 Voir Chaigneau, P., « Managerial Compensation and Firm Value in the Presence of Socially Responsible Investors », Journal of Business Ethics, mars 2016, p. 1-22.