Le qualificatif «perfectionniste» est régulièrement utilisé dans notre langage courant, ainsi que dans nos milieux organisationnels, notamment dans les entrevues d’embauche, pour évoquer un défaut convenable. Or que signifie réellement «être perfectionniste»?

Thomas Curran, professeur en psychologie à la London School of Economics, au Royaume-Uni, et auteur du livre The Perfection Trap: Embracing the Power of Good Enough1 paru en 2023, définit le perfectionnisme comme la combinaison d’une recherche de la perfection et d’une tendance à nous autoévaluer de manière critique.

Le perfectionnisme est un problème plus profond qu’il n’y paraît, car il «ne consiste pas à perfectionner des choses ou des tâches ni à s'efforcer d'atteindre des normes élevées. [...] Il s'agit de se perfectionner ou, plus exactement, de perfectionner notre moi imparfait; de traverser la vie en mode défensif, en dissimulant la moindre imperfection, le moindre défaut et la moindre faille à ceux qui nous entourent2». En d’autres mots, ce mécanisme de l’ego tente de nous protéger inconsciemment de la peur et de la honte de ne pas être «suffisants» pour mériter la considération et l’amour des autres. Cela affecte alors la façon dont nous nous percevons par rapport aux autres.

Le perfectionnisme n’est pas à confondre avec l’ambition, la quête du succès ou le désir d’atteindre de hauts standards dans notre vie. À ce sujet, la Société canadienne de psychologie nous rappelle que le perfectionnisme est «un modèle de comportement inadéquat, qui peut entraîner un grand nombre de problèmes», alors que «la poursuite du succès ou l’attitude consciencieuse impliquent des attentes appropriées et tangibles (souvent des objectifs très difficiles, mais réalisables) et produisent un sentiment de satisfaction et une récompense»3. Il s’agit d’ailleurs d’un facteur de vulnérabilité qui est susceptible d’engendrer des effets importants sur la santé psychologique (stress, anxiété, dépression, troubles obsessionnels compulsifs, épuisement, etc.) et sur la santé physique (troubles alimentaires, problèmes du sommeil, problèmes cardiovasculaires…).

Un état nuancé et variable

Nul n’est perfectionniste à 100 % ou à 0 %. Le perfectionnisme gagne à être abordé comme un spectre dont l’intensité peut varier en fonction du contexte et de la personne. En effet, nous pouvons avoir une tendance perfectionniste plus forte dans certaines sphères de notre vie et moindre dans d’autres. D’ailleurs, les professeurs en psychologie Paul Hewitt et Gordon Flett ont proposé l’«échelle multidimensionnelle du perfectionnisme» en 1991, qui demeure à ce jour un modèle incontournable pour illustrer, nuancer et préciser les tendances perfectionnistes que nous portons en nous. Ils proposent trois grandes dimensions qui coexistent : 

1 - Perfectionnisme orienté vers soi ou vers l’intérieur. Cette première dimension implique qu’il faut être parfaits, et rien d’autre que parfaits. Nous nous imposons des normes personnelles très élevées et nous autoévaluons de manière critique nos performances ou toute apparence d’imperfection.

2 - Perfectionnisme orienté vers l’autre ou vers l’extérieur. Cette deuxième dimension implique la croyance que les autres doivent être parfaits. Nous soutenons des normes irréalistes pour les autres et nous évaluons ces derniers sévèrement pour leurs imperfections.

3 - Perfectionnisme prescrit socialement. Cette troisième dimension repose sur la perception que les autres exigent la perfection de nous-mêmes. Nous percevons alors des attentes, des jugements et des pressions sociales visant à ce que nous soyons parfaits.  

Pour vous aider à cerner et conscientiser vos propres tendances, il est possible de réaliser gratuitement le Multidimensional Perfectionism Test de Hewitt et Flett (en anglais seulement).

Une épidémie cachée

Les recherches de Thomas Curran et d’Andrew P. Hill ont permis de mesurer une hausse des trois dimensions du perfectionnisme au cours des dernières décennies. La dimension socialement prescrite démontre d’ailleurs la hausse la plus importante, soit une augmentation stupéfiante de 40 % sur une période de 28 années4. L’individualisme exacerbé par le néolibéralisme, la méritocratie et les médias sociaux seraient d’ailleurs des facteurs d’influence particulièrement importants.

En considérant le perfectionnisme comme un comportement inadéquat et un facteur considérable de vulnérabilité en matière de santé psychologique et physique, cette hausse généralisée s’avère particulièrement préoccupante. Le chercheur Gordon Flett et ses collaborateurs invitent d’ailleurs les autorités à reconnaître le perfectionnisme socialement prescrit comme un problème important de santé publique et à déployer d’urgence des mesures en conséquence. Pour sa part, le psychologue Thomas Curran soutient que le perfectionnisme n’est rien de moins que l’épidémie cachée de notre société contemporaine, sévissant tout particulièrement chez les jeunes.

Perfectionnisme au travail : quelles conséquences?

La montée du perfectionnisme n’échappe évidemment pas aux milieux de travail au sein desquels la recherche de la perfection est fortement valorisée. Cette pression peut d'ailleurs se manifester sous le couvert d’autres concepts «acceptables», tels que la gestion de la performance – notamment alimentée par un discours méritocratique – et le développement professionnel, dont l’injonction principale nous incite à toujours «faire mieux» ou «être mieux».

Selon une vaste étude sur le sujet5, certains aspects du perfectionnisme au travail peuvent se révéler bénéfiques. Il serait notamment source de motivation individuelle et pousserait le travailleur à réaliser une tâche plus consciencieuse. Or, ces traits risquent de se transformer rapidement en une rigidité psychologique pouvant entraîner plusieurs conséquences néfastes, en particulier sur la santé des individus (p. ex. : augmentation des niveaux de stress, d’anxiété et d’épuisement professionnel). Mentionnons par ailleurs que le perfectionnisme serait un frein à la recherche de sens et au sentiment de satisfaction au travail, de même qu’à l’atteinte d’un sain équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle6

Et qu’en est-il de la performance? Ironiquement, les efforts déployés pour atteindre la perfection ne se traduiraient pas par une amélioration de l’excellence des employés. En effet, la performance au travail et le perfectionnisme ne seraient pas des variables liées l’une à l’autre. Par ailleurs, le perfectionnisme au travail serait une faiblesse beaucoup plus importante que nous le supposons7. En d’autres mots, gestionnaires et professionnels des ressources humaines, la prochaine fois qu’un candidat dévoilera qu’il est «perfectionniste» lors d’une entrevue, soyez bien avertis!

Cultiver le «suffisamment bon»

Nous sommes tous et toutes susceptibles de tomber dans le piège du perfectionnisme. Accueillir cette possibilité représente un premier pas important en vue de reconnaître et accueillir avec bienveillance nos vulnérabilités humaines.

Pour tempérer nos tendances perfectionnistes, Thomas Curran nous invite à adopter une posture du «suffisamment bon» (good enough), notamment en acceptant les imperfections et les échecs comme des éléments naturels de la vie. Finalement, il mentionne que les trois principaux remèdes au perfectionnisme sont l'ouverture d'esprit, la chaleur humaine et la considération inconditionnelle.

Allons-y! Osons dire et démontrer aux autres (ainsi qu’à nous-mêmes) qu’ils comptent dans ce monde, et qu’ils méritent pleinement notre déférence et notre accueil!


Notes 

1- Curran, T., The Perfection Trap: Embracing the Power of Good Enough, Scribner, New York, 2023, 288 pages.

2 - Ibid, p. 26.

3 - Société canadienne de psychologie, série «La psychologie peut vous aider» : Le perfectionnisme (article en ligne), 18 septembre 2020. https://cpa.ca/fr/psychology-works-fact-sheet-perfectionism/

4 - Curran, T., et Hill, A. P., «Perfectionism is increasing over time: A meta-analysis of birth cohort differences from 1989 to 2016», Psychological Bulletin, 145(4), 2019, p. 410-429. https://doi.org/10.1037/bul0000138

5 - Harari, D. et coll., «Is perfect good? A meta-analysis of perfectionism in the workplace», Journal of Applied Psychology, 103(10), 2018, p. 1121-1144. https://doi.org/10.1037/apl0000324

6 - Ocampo, A. C. G., Gu, J., et Heyden, M., «The Costs of Being a Perfectionist Manager» (article en ligne), Harvard Business Review, 7 septembre 2022. https://hbr.org/2022/09/the-costs-of-being-a-perfectionist-manager  

7 - Swider, B. et coll., «The Pros and Cons of Perfectionism, According to Research» (article en ligne), Harvard Business Review, 27 décembre 2018. https://hbr.org/2018/12/the-pros-and-cons-of-perfectionism-according-to-research.