Jusqu’en mars dernier, nombre d’entreprises de tous les secteurs d’activités déploraient une véritable pénurie de main-d’œuvre, à un point tel que certaines devaient même refuser des contrats par manque de bras. La pandémie a-t-elle radicalement inversé la tendance ?

Petit retour en arrière : en février 2020, le Québec affichait son plus bas taux de chômage depuis 1976, soit 4,5 %. Autrement dit, un quasi-plein emploi, une sorte d’état de grâce où ceux qui souhaitaient trouver du travail en dénichaient sans trop de difficulté. Quelques semaines plus tard, ce taux a pratiquement doublé, gonflé par les effets désastreux de la pandémie, alors que des pans entiers de l’économie se sont littéralement effondrés.

Aujourd’hui, le concept de pénurie de main-d’œuvre semble bien loin derrière nous. Mais ce n’est peut-être pas aussi vrai qu’on pourrait le croire, témoignent des praticiens sur le terrain. Un constat que vient étayer Anne Bourhis, professeure titulaire au Département de gestion des ressources humaines à HEC Montréal. État des lieux.

Un défi qui perdure

Avant ce renversement brutal de situation, les employeurs avaient souvent fort à faire pour recruter de la main-d’œuvre. « Le marché de l’emploi était très agressif, il fallait se montrer créatif et multiplier les approches de recrutement, traditionnelles ou pas », témoigne Pierre-François Devaux, directeur, acquisition de talents chez Intact Corporation financière. Un avis partagé par Dominique Duguay, conseillère principale, développement organisationnel et expérience employé chez Desjardins, qui rappelle que divers enjeux – comme le vieillissement de la population et la pénurie de compétences-clés – causaient déjà des maux de tête aux employeurs.

Ces témoignages constituent un cruel contraste avec la situation actuelle, alors que le taux de chômage a explosé et qu’il pourrait bien repartir à la hausse avec les vagues successives de COVID-19. En a-t-on fini avec la pénurie de main-d’œuvre pour autant? Pas nécessairement. Car la pandémie n’a pas réglé le problème de fond et n’a pas non plus éliminé ce qui causait la pénurie : le vieillissement de la population active, qui réduit le bassin de travailleurs disponibles et accroît les besoins dans certains secteurs.

« Globalement, cette situation va subsister, même si la réalité ne sera pas la même dans tous les secteurs. Ainsi, certains domaines connaîtront un manque, alors que d’autres afficheront des surplus. Donc, le marché du travail ne sera pas homogène, mais dans l’ensemble, la pénurie va demeurer », estime Anne Bourhis. Elle cite en exemple la santé et les services sociaux, où le manque de ressources a été aggravé par la crise, et, par contraste, la restauration et l’hôtellerie, où le confinement et les fermetures qui pourraient s’en suivre vont assurément créer du chômage.

Un constat que confirme Lucy Rodrigues « Chez nous, la pénurie existait déjà avant la crise et celle-ci n’a fait qu’exacerber le problème. D’ailleurs, soulignons qu’avec la Prestation canadienne d’urgence, plusieurs candidats se désistaient des processus. On a donc dû travailler fort pour recruter », explique-t-elle.

Elle ajoute que cette situation a généré une importante pression sur l’entreprise. « Lorsqu’on manque de personnel, il est plus difficile de continuer à donner un bon service à la clientèle, de garnir les tablettes en produits, par exemple. Actuellement, nos équipes en magasin sont fatiguées et elles ont hâte qu’on leur amène de la relève. Avec la hausse de ventes en ligne, nos équipes de cybercommerce auront permis de diminuer la pression dans nos magasins », indique-t-elle.

« Les enjeux restent les mêmes qu’auparavant et cela va même s’accélérer, en particulier pour les métiers critiques, en marketing ou pour les métiers de la donnée, par exemple. Nous avons besoin de ressources pour soutenir la transformation numérique, notamment. Il y a aussi l’émergence de nouveaux métiers pour lesquels nous aurons besoin d’employés », mentionne Dominique Duguay.

Adaptation des stratégies

Dans ces conditions, les stratégies de recrutement sont plus que jamais d’actualité pour les organisations qui œuvrent dans les secteurs épargnés par la crise, et même pour les autres, puisque tôt ou tard, elles finiront par reprendre leurs activités. « Le fonctionnement des entreprises revient progressivement à la normale, nous avons beaucoup de mandats depuis le mois d’août 2020 », témoigne d’ailleurs Laura Parent, directrice stratégie marketing RH chez sept24, une agence de marketing RH dont plusieurs de ses clients œuvrent en services essentiels.

Pour Pierre-François Devaux, pas question de mettre la recherche de ressources humaines sur pause. « Nous maintenons le cap sur une variété d’approches, ce qui nous permettra d’identifier et d’attirer les meilleurs talents. Les entreprises ont gardé en tête l’importance et le rôle crucial que jouent les employés, et pour nous, la pandémie a constitué l’occasion de réfléchir à de nouvelles façons de faire. Je la perçois d’ailleurs comme une occasion à saisir », affirme-t-il.

Chez Desjardins, on compte aussi rester en mode de recrutement actif. « On évalue nos besoins en nombre et en compétences, et nous allons chercher des gens tant à l’interne, par le biais du développement des employés par exemple, qu’à l’externe », indique Dominique Duguay. Sa collègue, Jennifer O’Donoughue, directrice principale du Centre d’acquisition de talents, souligne d’ailleurs qu’à cet égard, Desjardins a développé une campagne de visibilité efficace et structurée. « Par exemple, nous avons une stratégie de prospection et de recrutement proactif dans les différents établissements de formation », illustre-t-elle.

Pour sa part, Anne Bourhis conseille aux organisations qui peinent à combler des postes de se tourner vers les secteurs qui ont écopé. « Elles devraient faire des campagnes de recrutement très ciblées en identifiant des bassins potentiels. Ainsi, en commerce de l’alimentation, on pourrait regarder vers le domaine de la restauration. Ou encore, quelqu’un qui travaillait en entretien dans le domaine hôtelier pourrait effectuer une transition vers un établissement de santé », mentionne-t-elle. Bien sûr, le transfert d’un champ d’activité à un autre ne sera pas toujours possible. Ainsi, un serveur ne pourra pas se reconvertir en préposé aux bénéficiaires du jour au lendemain. Cela nécessiterait des efforts d’adaptation et de formation. Néanmoins, des transferts restent possibles et plusieurs avenues pourraient se dessiner à l’avenir.