Article publié dans l'édition printemps 2016 de Gestion

Lorsqu’ils sont en position dominante, les leaders d’un secteur sont souvent incapables de se remettre en question, même lorsqu’un produit concurrent vient tout bouleverser. Les diamants artificiels qui font leur apparition sur le marché apportent encore une fois la preuve de l’inutilité de cette résistance au changement.

Dans un article qui fait autorité1. Joseph L. Bower et Clayton M. Christensen expliquent que l’un des comportements les plus constants en affaires est l’incapacité des leaders d’un secteur donné de maintenir leur position dominante lorsque survient une rupture majeure dans les technologies et dans les comportements des marchés qui y sont associés. Ces entreprises procèdent toujours de la même façon. Elles offrent à leurs clients des versions de plus en plus élaborées de leurs produits ou services et elles ne voient absolument pas venir la menace de produits de substitution, souvent moins sophistiqués et moins performants mais fabriqués à moindre coût et donc offerts à des prix plus faibles. Les deux auteurs en tirent le grand principe suivant : quand une technologie de rupture satisfait les besoins en performance d’une majorité de consommateurs-acheteurs, ces derniers l’adoptent rapidement, même si cette nouvelle technologie est inférieure à celle qui l’a précédée et qu’on cherche inlassablement à améliorer.


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Dépasser les attentes à moindre prix

La grave erreur commise par les leaders d’une industrie existante consiste à toujours comparer la nouvelle technologie à l’ancienne sur le strict plan des performances, sans tenir compte des attentes de la clientèle. Or, il arrive très souvent que ce qu’offrent les anciennes technologies dépasse totalement les attentes des clients actuels, quitte d’ailleurs à les dépasser au sens propre du terme. Le jour où la nouvelle technologie rencontre et finit par dépasser les attentes des clients, un vif mouvement de bascule s’installe parce que les clients découvrent rapidement qu’ils peuvent obtenir ce dont ils ont vraiment besoin, sans plus et à prix moindre.

Les exemples sont multiples. Prenons celui de la puissance sans cesse croissante des appareils photo numériques, qui ont mis à mal le marché des appareils photo avec pellicule argentique. Kodak n’a rien vu venir. Il en est de même pour l’automobile avec la percée de certains constructeurs comme Hyundai et Kia, qui forcent maintenant les grandes marques allemandes de luxe (Mercedes, BMW et Audi) à mettre en marché des modèles plus accessibles. Et ainsi de suite…

Ce qui est le plus désolant, c’est que l’histoire se répète sans cesse. Cela veut dire que les dirigeants n’apprennent pas et continuent de souffrir d’une sorte de myopie chronique devant le changement.

Dans notre monde actuel, ce phénomène est non seulement toujours présent mais il s’est aussi accéléré de façon toute naturelle compte tenu du taux d’apparition ultrarapide des nouvelles technologies. La course effrénée à l’innovation multiplie les exemples de leaders qui sont incapables de se renouveler et qui, dès lors, perdent pied. C’est là tout un paradoxe alors que l’innovation est portée aux nues. Elle est la garantie première de la compétitivité de l’entreprise moderne. Elle est d’une très grande exigence. Et surtout, elle requiert une compréhension totale de ce phénomène qui consiste à savoir prendre la vague à temps quand elle arrive afin de pouvoir surfer dessus plutôt que de se faire submerger à tout jamais, en prenant l’eau et en disparaissant au fond de l’océan du renouveau.

360 000 carats de diamants artificiels

Tous les éléments se mettent en place actuellement pour nous fournir un exemple de plus – voire de trop – en ce qui concerne l’implication de ce principe de renversement d’un marché par une technologie disruptive qui, au départ, était inférieure à celle qui existait déjà. C’est l’apparition des diamants fabriqués en usine en dix semaines, produits grâce à des fours industriels à micro-ondes2.

Un nouveau marché s’ouvre en direct sous nos yeux. Il est maintenant possible de fabriquer des diamants artificiels dont la structure moléculaire est parfaite, le tout en quelques semaines. D’ores et déjà, des entreprises proposent ces diamants à la vente, et ce, à des prix qui, tout en restant élevés, sont de véritables affaires par rapport à ceux des diamants obtenus par l’extraction minière.

La plus grande entreprise au monde, Walmart, ainsi que Warren Buffett, par le truchement de la société Helzberg Diamonds, ont déjà commencé à entreposer des diamants artificiels. On en a produit 360 000 carats en 2014 et les chiffres sont en hausse constante.

Or, la réaction des plus grands diamantaires de la planète, notamment ceux d’Anvers, est typique. Ils minimisent l’affaire, et s’ils admettent qu’il y aura sans doute une substitution entre les diamants naturels et artificiels, ils croient que celle-ci sera minime. De Beers aurait mené une étude qui les conforte, car elle démontre que les consommateurs sauraient bel et bien différencier les diamants naturels et artificiels.

Pour enfoncer encore plus fort les clous du cercueil de ces nouveaux arrivants, ils affirment que rien ne viendra remplacer l’attachement « spirituel » unique relié à la formation historique d’un diamant et à sa portée émotionnelle… C’est ignorer l’analyse du comportement du consommateur et la profondeur spirituelle insoupçonnée des motivations d’achat.


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Ce sont les perceptions des clients qui comptent

Une fois de plus, toutes les comparaisons faites par les entreprises traditionnelles sont méprisantes, voire arrogantes. Et les attentes, les attitudes et les comportements d’achat des premiers clients de diamants artificiels sont sous-estimés. Or, les premières réactions semblent justement montrer une réalité perceptuelle très différente de ce que veulent bien en dire les diamantaires traditionnels.

Exprimer son amour envers une personne peut, selon les nouvelles générations XYZ, se faire en offrant un diamant artificiel. Seulement 45 % des consommateurs nord-américains entre 18 et 35 ans déclarent préférer des diamants naturels. Les autres sont sensibles aux problèmes environnementaux et sociaux que pose l’extraction minière des diamants naturels. Les diamants de conflit, aussi appelés « diamants du sang », sont de tristes affaires qui ont laissé des traces dans les esprits.

C’est donc ici un nouveau cas de résistance inutile au changement, nuisible aux leaders actuels. Les meilleurs dirigeants sont justement ceux qui savent adapter la théorie aux contraintes de la pratique. Il n’y a aucune excuse à faire l’autruche et à s’enfoncer la tête dans le sable. Les prévisions sont aisées. Ne pas le faire est tout simplement impardonnable en matière de gestion efficace des entreprises.


Notes

1. Joseph L. Bower et Clayton M. Christensen, « Disruptive technologies – Catching the wave », Harvard Business Review, vol. 73, n° 1, janvier 1995, p. 44-53.

2. Hanna Murphy, Thomas Biesheuvel et Sonja Elmquist, « A love that will last forever – A diamond made in 10 weeks », Bloomberg Businessweek, 27 août 2015, 2 pages.