Article publié dans l'édition Été 2019 de Gestion

Courriels, textos, discussions simultanées, visioconférences... Les progrès technologiques nous donnent accès à une foule de moyens de communication. Si cela constitue un progrès à bien des égards, d’autres enjeux émergent, notamment en ce qui concerne la gestion des réunions d’équipe, de plus en plus perturbées par l’omniprésence des téléphones intelligents.

Lundi matin, 9 h, dans l’entreprise XYZ : la semaine commence par une réunion afin d’orchestrer l’organisation du travail des prochains jours et de hiérarchiser les dossiers. Tous les participants à la rencontre ont apporté leur téléphone intelligent mais l’ont mis en mode silencieux. Au bout de 30 minutes, l’une des personnes présentes doit quitter la pièce pour répondre à un appel urgent. Une autre prend discrètement ses courriels alors qu’une troisième mène manifestement une conversation par textos. Au bout d’une heure et demie, chacun quitte la salle avec l’impression d’avoir perdu son temps et se précipite vers son bureau pour enfin pouvoir « commencer à travailler ». De son côté, l’organisateur de la réunion doute que tout le monde ait écouté attentivement et bien compris les décisions qui ont été prises.


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Ce scénario est loin d’être l’exception. En fait, il se reproduit régulièrement dans la plupart des entreprises. Certes, une mauvaise organisation des réunions – durée trop longue, participants trop nombreux ou mal choisis, objectifs mal définis, etc. – peut être en partie responsable de ce manque d’efficacité. Mais les téléphones intelligents, qui donnent aujourd’hui accès à une foule de modes de communication, se trouvent eux aussi sur le banc des accusés.

Cependant, il n’y a pas que du mauvais dans tout cela. Ainsi, ces communications parallèles nous rendent disponibles pour nos collègues qui ont rapidement besoin d’une réponse. Engager une deuxième conversation pendant une réunion peut nous permettre d’obtenir un renseignement indispensable à une décision urgente.

La multiplication des canaux

Entrer en communication avec une autre personne n’a jamais été aussi facile depuis la multiplication des plateformes d’échanges. Aux courriels, appels téléphoniques et textos s’ajoutent maintenant Skype, Facebook, WhatsApp, Snapchat, Instagram, etc.

La multicommunication, c’est-à-dire le fait d’être engagé dans plusieurs conversations à la fois, est une forme de multitâche qui a des répercussions sur le plan relationnel en plus d’avoir un effet sur les tâches elles-mêmes. La multicommunication a toujours existé : deux adultes discutant ensemble pendant que l’un d’entre eux répond aux questions d’un enfant en constitue un bon exemple. Mais les nouvelles technologies ont changé la donne et multiplié les possibilités. Ainsi, une personne peut parler au téléphone tout en consultant ses courriels ou en envoyant des textos, et son interlocuteur ne s’en rendra même pas compte.

La réduction de la performance

En milieu de travail, on peut justifier ce type de comportement par les exigences qui ne cessent de croître en matière de productivité, les employés étant poussés à en faire toujours plus. Or, quelle qu’en soit la motivation, la multi- communication n’est pas toujours souhaitable, au même titre que le multitâche. Une recherche menée à l’université Stanford démontre que les gens qui utilisent plusieurs médias en même temps affichent une moins bonne performance que les autres. En fait, ils ne mènent pas deux conversations à la fois parce qu’ils sont meilleurs que les autres mais plutôt parce qu’ils sont incapables de se concentrer sur une tâche précise. Certes, les sollicitations communicationnelles se multiplient sans arrêt. Cependant, on devrait idéalement se montrer moins réactif et réfléchir davantage avant de répondre. Au lieu de réagir à chaque bip et à chaque message, surtout quand ce n’est pas le bon moment, il est préférable de faire preuve d’un peu plus de sens stratégique.

Des problèmes de perception

En milieu de travail, les perturbations causées par la multicommunication surviennent souvent dans deux types de situations. En général, cela se produit lors de réunions de groupe; on observe plus rarement ce phénomène dans les entretiens entre deux personnes.

Au cours d’une rencontre de groupe, les personnes qui ne prennent pas la parole peuvent avoir recours à la multicommunication parce qu’elles pensent pouvoir rattraper ainsi le temps qu’elles estiment être en train de perdre.

Les conférences téléphoniques sont aussi des moments où la communication est susceptible d’être parasitée par des sollicitations externes. Cela peut être problématique, car si plusieurs participants font autre chose durant la conférence – par exemple s’ils prennent leurs courriels ou consultent leurs textos –, l’organisateur peut conclure qu’il a l’accord de tout le monde dans un dossier ou sur une proposition en particulier. En réalité, personne n’a vraiment écouté ce qui se disait, suscitant ainsi un faux sentiment d’adhésion.

Plusieurs se défendent en disant que cette attitude est parfaitement admise aujourd’hui, car les normes de communication ont changé. Des recherches scientifiques semblent toutefois indiquer le contraire.

Ainsi, dans le cadre d’une de nos études, nous avons montré aux participants deux vidéos quasi identiques d’une rencontre professionnelle entre deux personnes travaillant sur un projet. Dans une des vidéos, nous avons ajouté trois clips de cinq secondes montrant une des deux personnes en train d’utiliser son téléphone intelligent. Les participants qui ont vu cette vidéo ont relevé l’impolitesse d’un tel comportement et se sont dits peu disposés à aider cette personne dans son travail.

Repenser Les réunions

Dans ces conditions, de quelles façons les gestionnaires peuvent-ils contrer les effets pervers de la multicommunication? Certes, il est impossible de supprimer les réunions ou les conférences téléphoniques en milieu de travail. Toutefois, on peut repenser leur organisation afin de réduire les risques de démobilisation.

Ainsi, on aurait intérêt à revoir leur durée ainsi que le nombre de participants. Sans doute serait-il plus efficace de ne convoquer que les membres du personnel vraiment concernés.

Dans le cas des grandes réunions, on peut également songer à libérer les participants au fur et à mesure, lorsqu’ils ont terminé leur intervention. Ainsi, les gestionnaires doivent bien préparer ces rencontres, notamment en s’assurant de les découper en fonction des dossiers à traiter et des personnes concernées.

Par ailleurs, lorsqu’il s’agit de certaines tâches particulièrement complexes ou de réunions très importantes, il peut être souhaitable et bénéfique, notamment pour des motifs de productivité, de fermer tous les canaux de communication.

S’autoréguler intelligemment

Il y a un coût à payer en matière d’efficacité lors- qu’on est constamment interrompu en réalisant une tâche. Le temps nécessaire pour parvenir à se concentrer de nouveau peut aller de quelques secondes à quelques minutes, selon la complexité de ce qu’on était en train d’accomplir. Il est donc essentiel de réfléchir de manière stratégique et de sélectionner les bons moments pour répondre aux nombreux messages qui nous sont transmis, peu importe leur forme.


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Toutefois, on ne peut s’autoriser à fermer ces canaux que si on a prévu un moyen de parer à toute éventualité. Certaines situations requièrent en effet une réponse ou une réaction rapide, et il faut demeurer joignable même si on se trouve en réunion ou derrière la porte fermée de son bureau. On doit donc informer ses collaborateurs de la marche à suivre. Par exemple, certains téléphones intelligents permettent de ne recevoir que les appels en provenance de certains numéros bien précis ou encore de ne laisser filtrer que les appels répétés.

En tout état de cause, la proactivité devrait remplacer la réactivité. En effet, c’est à nous de contrôler les façons dont nous communiquons et les moments où nous le faisons. Le choix stratégique doit demeurer au centre de nos décisions en matière de multicommunication.

Ann-Frances Cameron est professeure agrégée au Département des technologies de l’information de HEC Montréal.

* Article écrit en collaboration avec Emmanuelle Gril, journaliste.