Se donner une raison d’être ne peut avoir d’impact dans l’entreprise et dans la société que si la gouvernance est forte, ouverte aux parties prenantes et axée sur la création de valeur à long terme.

La crise sanitaire, économique et sociale actuelle donne un coup d’accélérateur au courant encore tout récent de la purpose economy. Cette «économie du sens» invite les entreprises à repenser leur énoncé de mission pour adopter une raison d’être. Celle-ci définit la finalité de leur organisation et son utilité à l’égard de la société.

Aujourd’hui, les simples rapports de responsabilités sociales ne réussissent plus à convaincre personne, ni les clients, ni les autres parties prenantes (employés, fournisseurs, actionnaires, acteurs du territoire et de la communauté, etc.). Voilà pourquoi trouver sa raison d’être ne devrait pas être un exercice cosmétique ou agir comme un coup de communication destiné à verdir l’image de l’entreprise.

Selon l’ouvrage Vers une entreprise progressiste1, «[l]a raison d’être définit le sens que l’entreprise, avec ses parties prenantes, souhaite donner à ses activités. Elle guide ses choix stratégiques avec une double volonté : celle d’avoir une utilité spécifique à l’égard de la société au service d’un monde meilleur et celle d’apporter une contribution, unique si possible, à ses clients et à toutes ses parties prenantes.»

La raison d’être d’une entreprise a deux implications immédiates :

  • Elle constitue l’épine dorsale de la stratégie

On dit qu’un rêve sans plan ne demeurera toujours qu’un simple souhait. L’énoncé de la raison d’être, quant à lui, n’aura de sens que s’il est accompagné d’engagements. Ceux-ci doivent figurer en tête de chapitre du nouveau plan stratégique de l’entreprise, lequel doit être conçu et décliné en objectifs opérationnels et en indicateurs de performance.

  • Elle implique toutes les parties prenantes

Clients, employés, fournisseurs, actionnaires, acteurs du territoire et de la communauté doivent désormais faire partie du jeu. Ces parties prenantes contribuent d’abord à la définition de la raison d’être. Ainsi, la création de valeur s’adressera à chacune d’entre elles, et non plus aux seuls actionnaires et clients, comme le fait Amazon par exemple. Enfin, il y a aura une proposition de valeur pour les employés, une autre pour les fournisseurs et une dernière pour la société.  

Il existe une troisième implication sous-jacente aux deux premières. Elle implique la gouvernance de l’entreprise. Celle-ci est l’élément central qui fait que l’exercice de se donner une raison d’être devient une réussite. C’est la gouvernance de l’entreprise qui doit déployer la nouvelle stratégie et qui doit piloter la mise en œuvre effective de cette raison d’être et des engagements stratégiques qui en découlent.

Le moteur de la raison d’être

La gouvernance est trop souvent comprise sous l’angle de la conformité aux réglementations et aux institutions. Or, il s’agit plutôt de l’art de diriger et de prendre des décisions, dans le respect des règles ou des statuts de l’organisation, tout en ayant en tête l’horizon des décisions. Les choix à court terme ne doivent pas aller à l’encontre de la pérennité de l’organisation.

Pour construire une raison d’être et s’assurer que celle-ci soit transformative, la gouvernance doit être forte. Elle doit être capable de réorienter l’entreprise et d’assumer les engagements, par exemple en lançant de nouveaux produits et services conformes à la raison d’être, ou en abandonnant, s’il le faut, une partie du chiffre d’affaires jugé trop émetteur de CO².

La gouvernance doit être ouverte :

  • À la consultation effective des parties prenantes : cette consultation, qui servivra à la définition de la raison d’être de l’organisation, doit retenir aussi bien les critiques à l’égard de l’entreprise que les besoins, les attentes et les suggestions pour bâtir les différentes propositions de valeur.
  • Au partage de la prise de décision par de nouveaux acteurs : habituellement moins présents autour des tables de décision. Un conseil diversifié à tous niveaux démontre l’acceptation d’une autre façon de penser. Pensons à la nomination d’administrateurs salariés au sein des conseils d’administration (CA). Aujourd’hui, le succès d’une organisation est davantage basé sur le talent que sur le capital. Les actionnaires ne sont donc plus les seuls détenteurs du savoir. Le capitalisme des parties prenantes, perspective évoquée notamment au dernier forum de Davos2, ne sera une réalité que lorsque les CA, lieux de pouvoir par excellence, s’ouvriront aux parties prenantes, soit directement, soit, à minima, en tenant compte des avis d’un comité des parties prenantes
  • À l’ajustement des valeurs de l’organisation : le respect, la solidarité ou la générosité sont des guides indispensables qui permettent à l’entreprise de s’adresser à des problématiques de pauvreté, d’éducation, d’isolement, etc.

Une boussole entre les mains du CA

Si la raison d’être de l’entreprise est comprise comme étant non seulement le but de l’organisation, mais aussi la boussole de l’entreprise qui donne quotidiennement la route à suivre, alors il est clair que le gardien de la raison d’être est le CA. Son nouveau rôle vient conforter le premier, soit celui de gardien de la pérennité de l’organisation.

Axé sur le long terme, le CA doit s’impliquer totalement, tant dans l’exercice de la définition de la raison d’être que dans celui du plan stratégique. Il doit choisir et décider. L’équipe de direction doit opérationnaliser les choix, ce qui est tout un défi d’agilité et de résilience.

Cette vision d’un CA compétent et impliqué, centrée sur la raison d’être et la stratégie, débouche logiquement sur une séparation des pouvoirs entre la présidence du conseil et la direction générale. Cela semble d’ailleurs devenir la règle. En effet, près de 60% des entreprises américaines inscrites et cotées à l’indice Standard and Poor’s appliquent cette séparation des pouvoirs.

Les deux instances se complètent en termes d’horizon. Le CA n’a clairement pas à s’immiscer dans la gestion quotidienne. Son rôle «n’est pas de gérer, mais bien de formuler une vision de l’avenir», selon Michel Nadeau, cofondateur de l’Institut sur la gouvernance d’organisations publiques et privées3.

Pour une raison d’être transformative

Le Comité scientifique de la raison d’être, mis sur pied par l’association de dirigeants d’entreprises françaises engagées Entreprise et Progrès, a récemment étudié le rôle crucial de la gouvernance. Cette dernière doit s'assurer que la raison d'être soit puissante, et, surtout, qu'elle soit suivie d'effets dans l'organisation et dans les résultats. 

Cette étude originale4 est basée sur les indicateurs de gouvernance des entreprises françaises cotées en bourse (SBF 120). Elle présente une dizaine d’indices qui, s’ils sont respectés en grande partie, offre toutes les chances à la raison d’être de devenir transformative. Les calculs de corrélation et de régression effectués entre ces indices et la performance extrafinancière (ESG) des entreprises analysées montrent effectivement des variations sensibles et significatives.

Parmi ces indices, on retrouve :

  • La représentation effective des femmes au sein du CA et du comité de direction,
  • La représentation des salariés au CA,
  • La séparation entre les fonctions de présidence du CA et celle de direction générale,
  • La rémunération variable des dirigeants indexée de façon considérable sur les critères sociaux et environnementaux,
  • La coconstruction de la raison d’être avec les parties prenantes,
  • L’intégration de la raison d’être dans le plan stratégique,
  • L’alignement progressif du chiffre d’affaires avec la raison d’être,
  • Le suivi par le CA de la performance extrafinancière et de la performance financière,
  • L’adhésion des employés aux valeurs et à la raison d’être de l’entreprise,
  • L’alignement des processus et des décisions opérationnelles quotidiennes avec la raison d’être.

Ces indices sont en parfaite résonnance avec toutes les analyses publiées sur le blogue en gouvernance du professeur Jacques Grisé du Collège des administrateurs de sociétés de l’Université Laval5.

Se donner une raison d’être est un acte d’entrepreneur, puisqu’il s’agit de réimaginer l’entreprise, de la repositionner au carrefour de l’économie et de l’humanisme, de la prospérité et de l’utilité sociale.

Seule une gouvernance forte et ouverte peut donner du corps, dans la durée, à cette (re)fondation6.

L’exemple de Biocoop

biocoopLa coopérative française Biocoop, qui regroupe 700 petits magasins de proximité, propose des produits biologiques provenant de 3 400 fermes partenaires. Sa raison d’être est claire, extrêmement bien articulée et axée sur une agriculture alternative. «Notre avantage différentiel ne vient pas forcément de nos produits, mais de notre mode de gouvernance, affirme le président, Pierrick De Ronne. Les décisions prises par notre conseil d’administration, ouvert à toutes les parties prenantes, sont forcément consensuelles, et donc plus facilement mises en œuvre.»  


Notes

1 COUPET, André. Vers une entreprise progressiste. Le modèle pour basculer dans un capitalisme humaniste au service des parties prenantes, Les Éditions Paris Québec inc., 2020.

2 Le Forum économique mondial se tient chaque année à Davos, en Suisse, et réunit les plus hauts dirigeants de gouvernements et d’entreprises de la planète. Son président fondateur, Klaus Schwab, vient de publier l’ouvrage Stakeholder Capitalism : A Global Economy that Works for Progress, People and Planet.

3 NADEAU, Michel. «Musée des Beaux-arts de Montréal. Mauvaise gouvernance et gâchis énorme». La Presse (25 août 2020) 

4 «Baromètre des entreprises en progrès 2021 : 10 indices pour une raison d’être transformative», Entreprise et Progrès, 1er février 2021

5 GRISÉ, Jacques, dir. Gouvernance | Jacques Grisé – Faire la promotion d’une gouvernance exemplaire dans les sociétés, jacquesgrisegouvernance.com

6 COUPET, André, et Philippe CARPENTIER. «L’entreprise progressiste : une nouvelle façon de concevoir la gouvernance», Gestion HEC Montréal, volume 44, no 4 (2020)