Article publié dans l'édition Hiver 2019 de Gestion

Pablo Jensen - Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équations

Jensen, P., Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équations, Paris, Seuil, 2018, 336 pages.

Et si nos actions pouvaient être prédites ? Si toute la société était quantifiable ? Certains estiment que les mégadonnées rendent accessible le rêve de modélisation mathématique des réalités les plus complexes. « Illusion ! » affirme Pablo Jensen, chercheur français en physique et en sciences sociales. Démonstration.

Peut-on s’inspirer de la science physique pour comprendre la mécanique sociale? L’ambition de penser la société sur des bases empiriques solides remonte au philosophe anglais Thomas Hobbes, au 17e siècle. « Il fallait, comme Galilée l’avait fait pour la chute des objets, établir par l’observation la véritable nature humaine puis en déduire la philosophie politique appropriée », écrit Pablo Jensen. L’observation de certaines régularités statistiques – le nombre de suicides, par exemple – a ensuite laissé croire à une « mécanique sociale » aussi rigoureuse que la mécanique céleste de Laplace. Sur cette voie, des scientifiques se sont lancés dans l’aventure des statistiques avec la société pour objet d’observation. Les sondages sont apparus pour rendre intelligible ce monde opaque, ainsi que les modèles économiques, pour prédire la croissance. Mais Pablo Jensen lance une mise en garde : « Nous ne sommes pas des atomes sociaux. »

Une économie dopée aux données

La révolution numérique a-t-elle rendu l’analyse économique plus robuste ? Des sociétés virtuelles sont aujourd’hui créées pour tester des scénarios d’évolution. Cependant, « penser que la science dévoile les propriétés profondes du réel est une survivance d’une métaphysique ancienne, d’inspiration religieuse », souligne l’auteur. En cause : la science procède par généralisation jusqu’à l’abstraction d’expériences a priori uniques. Or, « l’utilisation de l’abstraction devient critiquable quand, au lieu d’enrichir l’objet, on l’appauvrit en le réduisant à cette abstraction ».


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Prédire nos achats ?

Aurons-nous plus de succès si les attentes sont plus précises, notamment pour prédire l’achat d’un produit, voire la popularité d’un tweet ou d’une publicité? Sur la méthode, les avis divergent. Faut-il partir des caractéristiques intrinsèques des internautes, de l’emplacement de la pub sur l’écran ou des mots de la requête ? Le succès d’une publication sur Twitter tient-il à la qualité du message (sujet abordé, moment de l’affichage) ou à l’expéditeur (nombre d’abonnés, quantité de tweets) ? Duncan Watt, qui dirige la recherche chez Microsoft, a analysé un milliard et demi de messages émis en février 2015. Et pourtant, aussi sophistiqués les algorithmes fussent-ils, la vie sociale semble intrinsèquement imprédictible. Les géants du web leur préfèrent encore les témoins (cookies) pour analyser nos comportements.


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L’effet du mimétisme

« Les modèles classiques postulent un agent isolé ayant des préférences fixées pour chacun des biens disponibles et une contrainte budgétaire qui va l’obliger à faire des choix pour maximiser sa satisfaction globale », écrit l’auteur. Dans la réalité, l’effet des réseaux provoque une réaction collective. Ainsi, si nos amis achètent le dernier modèle de téléphone, nous privilégierions cette option par-delà toute autre considération. Même dans le monde de la finance, « les acteurs suivent des heuristiques simples pour gagner le plus d’argent possible, notamment en copiant le comportement des autres ». De cette façon, si certains modèles peuvent fournir des prédictions fiables dans certaines situations, rien ne garantit qu’ils puissent être extrapolés dans d’autres contextes.