Midler, C., Jullien, B., et Lung, Y., Innover à l’envers – Repenser la stratégie et la conception dans un monde frugal, Paris, ditions Dunod, 2017, 224 p.

Midler, C., Jullien, B., et Lung, Y., Innover à l’envers – Repenser la stratégie et la conception dans un monde frugal, Paris, ditions Dunod, 2017, 224 p.

Voici l'histoire à sccès d'un projet automobile à faible coût - la Kwid de Renault - lancé à la conquête du marché indien. Les chercheurs Christophe Midler, Bernard Jullien et Yannick Lung en relatent le processus de création sans omettre les heurts de visions au sein du groupe Renault. Une étude de cas parfaite.

L’ingénierie frugale

Au départ, l’Alliance Renault-Nissan avait pour ambition de vendre un million de voitures aux consommateurs indiens en pleine ascension sociale. Toutefois, les prix relativement élevés de sa gamme de voitures restreignaient sa part du marché indien. En 2010, elle entame donc la conception d’un nouveau modèle à moindre coût. On se lance alors dans un processus d’innovation « par le bas » selon le principe de l’ingénierie frugale, un modèle minimaliste à l’opposé de l’innovation haut de gamme et de sa série d’améliorations. « L’innovation, c’est généralement la sophistication des produits, l’incorporation de technologies apportant des performances plus pointues mais aussi des surcoûts » notent les auteurs. L’ingénierie frugale prend à rebours ce modèle classique et coûteux en optant pour « le juste nécessaire ». Prix de vente de la Kwid : 3 500 €, soit environ 5 300 $ CA !

L’innovation fractale

Autre inversion : ne plus partir des standards occidentaux. L’innovation sera « fractale », c’est-à-dire créée et conçue par et pour le pays émergent. La démarche est double : établir les caractéristiques du produit en fonction des usages de consommation de la population et privilégier l’approvisionnement en pièces automobiles auprès des fournisseurs locaux. Ce processus d’innovation rompt avec les règles habituelles des grands laboratoires de recherche et développement, de quoi susciter quelques heurts entre les sièges sociaux et l’équipe locale responsable du projet.

Par exemple, cette équipe s’appuie sur l’expérience de la circulation en Inde pour mettre en avant certaines fonctionnalités (klaxon et embrayage) au détriment des rétroviseurs extérieurs, généralement rabattus pour permettre aux véhicules de mieux se faufiler. Le siège social s’indigne :

« Dégrader cette prestation revenait à dégrader l’image de la marque. » Autre anecdote révélatrice de ces tensions : l’équipe de conception fait tester une voiture de marque concurrente, l’Alto de Nissan, par le centre d’essai de Renault, où on lui fait subir des tests de confort-comportement-freinage. Conclusion : elle est jugée « invendable ». Pourtant, l’Alto est la voiture la plus vendue en Inde !

De nouvelles règles

Cette conception inédite des composants de la Kwid entraîne d’autres questionnements. Jusqu’où transgresser les normes de fabrication et que sait-on de la genèse de ces normes? « Prenez la hauteur des glissières de siège : pourquoi la norme était-elle celle-là ? Pouvait-on la changer pour économiser? On a recherché ce qui avait présidé à sa définition. [...] On a finalement découvert qu’à l’origine, la contrainte du cahier des charges était : “On ne doit pas pouvoir glisser un briquet Bic” ! », explique un acteur clé.

Pour les auteurs, la Kwid a jusqu’à un certain point été conçue et construite contre une partie de la haute direction et des corps de métier des sièges sociaux : on a plutôt opté pour le recours et le soutien aux acteurs locaux. Les auteurs qualifient cette situation d’« ambidextrie contextuelle », jouant à la fois sur l’ambivalence des logiques, mobilisant toutes les ressources et les compétences humaines, mêlant conflictualité et solidarité. Au bout du compte, un pari gagnant !

Article publié dans l'édition été 2018 de Gestion