Négocier comme un agent du FBI
2024-09-01
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2024-09-05
Négocier comme un agent du FBI
Leadership , Stratégie
Andrew McCabe a travaillé pendant plus de vingt ans au FBI, dont il a été directeur adjoint de 2016 à 2018 et directeur par intérim en 2017. Il a mené de nombreuses négociations avec des suspects et avec d’autres départements du gouvernement américain.
15 avril 2013. Une bombe explose près de la ligne d’arrivée du marathon de Boston, tuant trois personnes et en blessant des centaines. Le FBI identifie rapidement deux suspects : les frères Tsarnaev. Une vaste chasse à l’homme débute. L’enjeu est énorme. Le FBI ne peut se permettre de laisser s’échapper deux terroristes après une telle attaque, d’autant que ceux-ci continuent de sévir.
Le 18 avril, ils tuent un policier bostonien et font exploser des bombes artisanales. Un échange de tirs s’ensuit, causant la mort d’un autre agent et de l’un des deux suspects. Mais le second court toujours. Andrew McCabe dirige alors le département de contre-terrorisme du FBI. Il n’aime pas du tout la manière dont l’équipe locale mène l’enquête au départ et décide d’intervenir.
«Dans une telle crise, vous n’avez pas le loisir de laisser les choses suivre leur cours, souligne-t-il. Il y a des morts et des blessés, et vous ne savez pas ce que le suspect a en tête. Vous devez obtenir des résultats. Vous mettez donc plus rapidement la pression que dans d’autres types de négociations.»
Dans ce cas précis, Andrew McCabe a envoyé des agents du siège social sur place, en plus de faire remplacer celui qui dirigeait l’enquête et de transmettre ses attentes très clairement lors d’une vidéoconférence corsée. Le dernier suspect a finalement été arrêté le 19 avril.
Connaître les enjeux
Les négociations ne se déroulent pas toutes dans un contexte aussi chaotique et certaines exigent des habiletés bien différentes. Tout au long de sa carrière, Andrew McCabe a été confronté à des situations très variées. Son expérience va de la lutte contre le crime organisé russe à New York à la gestion de crises en contre-terrorisme jusqu’aux discussions, souvent tendues, avec les intervenants d’autres départements comme la CIA, la Sécurité intérieure (DHS) ou le département d’État.
Bien négocier exige que l’on maîtrise l’art de s’adapter à différentes situations, mais surtout aux attentes de l’autre partie. «On n’entame pas une négociation en croyant obtenir tout ce qu’on veut, souligne-t-il. Pour passer un accord, on doit donc savoir exactement ce dont on a besoin et ce qu’on peut laisser aller.»
Un bon négociateur doit demeurer conscient du fait que la partie adverse aussi a des exigences. «Vous devez donner à l’autre ce dont il a besoin pour conclure une entente, ajoute Andrew McCabe. Tout le monde doit quitter la table avec quelque chose de plus.»
Pour réussir un tel exercice, la préparation est cruciale. C’est notamment le cas lors de négociations de politiques publiques avec des agences gouvernementales, comme le département de la Justice, la Maison-Blanche ou le DHS.
«J’aime être très bien préparé, explique Andrew McCabe. Je veux tout savoir, tout lire et surtout parler aux gens qui connaissent le mieux les enjeux, peu importe leur rang dans l’organisation. C’est cela qui permet de bien négocier et de réagir rapidement lorsque l’autre partie vous lance une proposition inattendue.»
Créer des rapports personnels
Selon Andrew McCabe, la capacité de bien négocier dépasse toutefois la compétence technique et la préparation, et repose surtout sur l’art d’influencer les autres et de susciter la confiance. Les habiletés relationnelles servent de fils conducteurs, tissant une trame entre les acteurs impliqués, et ce, à tous les échelons du pouvoir.
À ce titre, l’ex-agent décrit une situation qu’on a vue à de nombreuses reprises dans des films et des séries télévisées : un suspect est arrêté par le FBI, et il doit comparaître devant un juge au plus tard dans 24 heures. Pendant ce court laps de temps, l’agent du FBI s’efforce de l’amener à collaborer en donnant des renseignements, voire en devenant un informateur.
«Vous tentez essentiellement de convaincre quelqu’un de trahir son gang, des membres du crime organisé, son pays ou même, dans certains cas, sa famille, rappelle-t-il. Pour réussir, vous devez établir rapidement une relation de confiance et démontrer votre crédibilité.»
En effet, vous proposez à ces personnes de mettre leur vie et parfois celle de leurs proches entre vos mains. Sans confiance ni crédibilité, vous n’arriverez à rien. À ce titre, faire preuve d’authenticité compte pour beaucoup. Andrew McCabe se désole de voir des agents tenter de parler et de se comporter comme des criminels lors de ces échanges, dans l’espoir que cela les aidera à convaincre le suspect.
«Je suis un homme blanc d’âge moyen qui travaille pour le FBI, illustre l’ex-agent. Je ne suis pas là pour les convaincre que je suis aussi dur qu’eux ou que j’ai tué autant de personnes qu’eux. Je suis là pour leur montrer que je sais ce qu’ils ont fait, que j’ai des preuves incriminantes et que je représente leur meilleure option pour éviter une longue peine de prison.»
Dans ce type de négociation, on doit établir un rapport qui ne repose pas sur l’intimidation. La plupart des criminels endurcis qui se retrouvent dans ce genre de situation ne sont pas très impressionnés par les menaces d’un agent. On doit plutôt leur montrer tous les avantages qu’ils peuvent tirer d’une collaboration avec le FBI. On revient au même principe : on entreprend une négociation avec la volonté d’obtenir ce dont on a besoin, mais en acceptant que l’autre partie en tire elle aussi un avantage.
Ouvrir des canaux de collaboration
Établir de bons rapports interpersonnels constitue aussi un atout lors de négociations avec d’autres départements du gouvernement américain. Les relations entre le FBI et le DHS, par exemple, sont notoirement tendues.
Le FBI est le service de police du gouvernement fédéral et relève du département de la Justice. Le DHS ressemble davantage à un ministère de l’Intérieur et son directeur se rapporte au président des États-Unis. Cependant, leurs activités se chevauchent dans plusieurs domaines, comme la lutte au terrorisme ou la cybersécurité.
Les occasions de frictions et de conflits sont donc nombreuses. Les relations personnelles jouent alors un rôle crucial pour surmonter les difficultés et ne pas perdre de vue les objectifs communs. Andrew McCabe raconte qu’à l’époque où il était directeur adjoint du FBI, il allait manger une fois par mois avec Alejandro Mayorkas, qui était le numéro deux du DHS1.
«Nous sommes devenus amis, parce que nous savions que nos équipes s’affronteraient et qu’ultimement, nous devrions négocier des solutions, explique-t-il. Pour des leaders, il est important d’agir ainsi, car les gens sur le terrain adoptent souvent des positions plus tranchées dans le but de protéger la mission de leur organisation. Les dirigeants ont le pouvoir de faire des compromis, et les compromis conduisent souvent à une collaboration productive.»
Opter pour une arme nucléaire
Cependant, la collaboration n’est pas toujours possible, car parfois, les négociations n’aboutissent pas. C’est ce qui s’est produit lors d’un affrontement entre le FBI et le département d’État américain. Le FBI, responsable du contre-espionnage, déplorait qu’un pays hostile aux États-Unis affecte fréquemment des agents de renseignement à des postes diplomatiques sur le sol américain. Mais le département d’État ne voyait là qu’un aspect parmi d’autres des relations entretenues avec ce pays.
«Dans cette négociation, nous avions une seule carte à jouer : nous objecter à l’entrée au pays d’individus proposés par le gouvernement étranger, raconte Andrew McCabe. Dans un tel cas, ces personnes ne pourraient pas venir occuper leurs postes.»
Une telle décision créerait un incident diplomatique qui retomberait dans la cour du département d’État. Le FBI n’avait jamais usé de cette prérogative, considérée comme une arme radicale dans les relations avec le département d’État. Le FBI se retrouvait donc dans une situation difficile : entamer une négociation dans laquelle il n’avait qu’un seul levier de pouvoir, mais d’une très grande portée.
Après de nombreuses discussions infructueuses, Andrew McCabe faisait face à un dilemme : il souhaitait préserver ses relations avec le département d’État et éviter un incident diplomatique, mais il ne voulait pas perdre la confiance de sa division de contre-espionnage ni la voir se décourager.
Il a alors décidé d’utiliser la fameuse arme radicale. «Cela a fonctionné, mais cela a causé beaucoup de dommages, admet-il. Cette décision a vraiment abîmé les relations entre le FBI et le département d’État. La division de contre-espionnage, elle, s’est montrée très reconnaissante et je crois qu’en fin de compte, nous avons fait ce qu’il fallait.»
Ce n’est pas du tout le genre de négociations qu’il préfère. «Je privilégie la collaboration, mais dans ce cas précis, j’estimais que la menace posée par ces agents étrangers surpassait le risque de blesser des ego ou de me mettre des gens à dos temporairement.» Dans un contexte de négociation, il faut savoir trancher.
Ces expériences de négociations avec des criminels ou avec des personnes haut placées au sein du gouvernement américain peuvent sembler étrangères à notre quotidien. Pourtant, Andrew McCabe rappelle que les négociations dans le monde des affaires ont aussi de lourdes conséquences.
«Ce ne sont pas des questions de vie ou de mort, mais la manière dont vous concluez une négociation peut avoir un impact énorme sur votre entreprise, vos clients, vos parts de marché, etc.», souligne-t-il. Dans de telles situations, savoir négocier comme un agent du FBI peut être d’une grande utilité.
Article publié dans l’édition Automne 2024 de Gestion
Note
1 - Il a été nommé directeur du DHS, et donc, ministre de la Sécurité intérieure, en février 2021.
Leadership , Stratégie